vendredi 15 janvier 2010

TP (1) de grammaire et de sémantique argentines pour la plage (celle Mar del Plata) [Jactance & Pinta]

En guise d’exercice rébarbatif, je veux en fait vous présenter le dessin humoristique à la une du Página/12 d’aujourd’hui, par lequel Daniel Paz commentent, avec son style percutant habituel, la nouvelle dégradation des relations entre la Présidente et le Vice Président d’Argentine. Avant-hier, je vous racontais comment la situation s’était encore envenimée à la suite du gel par décision de justice de fonds publics argentins déposés en dollars US aux Etats-Unis, alors que la dernière décision en date de la Présidente, celle de limoger le Gouverneur de la Banque centrale, le Banco de la Nación, garant de la stabilité de la devise nationale, soulève une montagne de protestations (lire mon article à ce sujet).

Ainsi donc, comme vous vous en souvenez, au lendemain de la décision du juge nord-américain, le Vice Président s’est vu accusé par la Présidente d’intriguer pour obtenir sa destitution. Elle avance en effet qu’il veut devenir Président (à sa place) sans attendre 2011 et la fin de leur mandat actuel (2).

Le Vice Président, Julio Cobos, lui a répondu, par voie de presse, que telles n’étaient pas ses intentions et qu’il comptait bien remplir sa charge en toute loyauté et qu’il irait jusqu’au bout de son mandat de vice-président de la République et de président du Sénat (en Argentine, les deux postes sont liées comme aux Etats-Unis, en Uruguay et dans beaucoup de pays d’Amérique Latine dont la constitution s’inspire souvent de celle des Etats-Unis, le pays qui a déclenché la décolonisation de tout le continent, depuis Washington jusqu’à Buenos Aires et Montevideo, le Canada faisant exception à la règle puisqu’il est resté jusqu’à ce jour fidèle au modèle institutionnel de Londres).

Malgré les déclarations tranchées de part et d’autre, la situation politique et les alliances en présence restent assez peu déchiffrables pour le citoyen lambda comme pour l’observateur de la vie politique. Personne ne sait vraiment ce que ces deux-là sont en train de manigancer chacun de son côté, les esprits s’échauffent et les politologues se perdent en conjectures.

Ce qui a inspiré ce dessin en apparence très simple mais qui jongle, l’air de rien, avec plusieurs ambiguïtés grammaticales et sémantiques :


Le conseiller : Cobos dit que le mandat, il veut en voir le bout.
La Présidente (qu’on reconnaît très bien à sa coupe de cheveux et à ses lèvres pulpeuses) : le sien à lui ou le mien ?
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Solution de l’exercice :

En Argentine (en Espagne aussi et dans toute l’Amérique Latine également), la formule de courtoisie n’est pas la 2nde personne du pluriel comme en français ou en vieil anglais mais la 3ème personne du singulier (3) comme en italien, en allemand ou en néerlandais...
Ici, l’adjectif possessif su a donc un double sens : "son" (mandat) et "votre" (mandat). Cette ambiguïté n’est pas transposable en français. Pour départager les deux sens, l’Argentin est obligé de recourir à une périphrase pour éviter le recours à l’adjectif possessif. Et dans la situation présente, le journaliste a choisi d’employer deux homonymes parfaits : l’article défini el (que nous traduisons nous par "celui") et le pronom personnel de 3ème personne du singulier masculine él (il, lui) : el [mandato] de él (littéralement le [mandat] de lui).
Ajoutez que le verbe terminar a lui aussi un double sens : "aller jusqu’au terme" de quelque chose ou "mettre fin à" quelque chose.
Ce qui donne trois significations, la possibilité que Cobos veuille démissionner n’étant pas écartée, loin de là (dans le contexte politique présent, cette solution-là serait pain béni pour la Présidente).

Et tout cela en 13 mots, pas un de plus...
Alors, à votre avis : ¿el de él ou el suyo? (4)

(1) TP : travaux pratiques, expression universitaire et lycéenne (en France le lycée recouvre les trois années précédant le baccalauréat).
(2) Le mandat présidentiel dure 4 ans en Argentine et si l’élu ne peut plus exercer ses fonctions avant l’expiration de son mandat, pour quelque raison que ce soit, c’est le Vice président qui lui succède ipso facto, comme aux Etats-Unis, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un scrutin anticipé, contrairement à ce qui se passe dans le même cas en France pour le chef de l’Etat et en Belgique pour le Premier Ministre.
(3) En français, cette construction existe mais elle ne s’applique que dans des cas très particuliers : lorsqu’un domestique s’adresse à son maître (Madame est servie. La voiture de Monsieur est avancée) ou lorsqu’une personne de rang subalterne s’adresse à une personne qui a droit à un prédicat honorifique : Majesté (roi, empereur), Sainteté (chef religieux), Altesse (prince), Eminence (cardinal), Excellence (ambassadeur, chef d’Etat républicain, membres d’un gouvernement étranger). Les prédicats Grâce (duc ou certains dignitaires religieux) et Seigneurie (baron, marquis...) sont tombés en désuétude en France. On ne les emploie plus guère que dans des contextes très solennels et officiels ou très mondains pour désigner des aristocrates, la plupart du temps étrangers, britanniques notamment... Tous ces prédicats appellent un verbe à la 3ème personne et non pas à la 2ème personne du pluriel comme on le constate souvent au cours d’interviews menées par des journalistes ignorants des convenances (si ce n’était que des convenances !) ou dans des oeuvres de fiction mal documentées. On n’écrit pas (on ne dit pas non plus) : Veuillez agréer, Votre Majesté. On écrit Daigne Votre Majesté agréer etc. En Belgique, les membres de la Cour et les dignitaires officiels s’adressent aux membres de la Famille royale sans prédicat et entièrement à la 3ème personne : La Reine pense-t-elle que... Le Roi accepterait-il de... Si la Princesse souhaite...
(4) Littéralement : celui de lui ou le sien ? Bien sûr, qui voudrait s’exprimer clairement devrait écrire : [el] de él o [el] de ella (le sien à lui ou le sien à elle).