Estela de Carlotto, mes lecteurs habituels le savent, est la présidente de l'ONG Abuelas de Plaza de Mayo (Grands-Mères de la Place de Mai), qui recherchent les enfants enlévés en bas-âge à leur famille légitime après l'arrestation et la disparition de leurs parents, militants des droits de l'homme ou de l'indépendance politique nationale. Dimanche, le quotidien de gauche, très pro-droits de l'homme, Página/12, publiait une interview étonnante et particulièrement émouvante d'un de ces enfants qui ont découvert leur réelle identité et l'histoire tragique de leur naissance et de leur enlèvement une fois devenus adultes (voir mon article du 10 avril 2011).
Hier, Estela de Carlotto témoignait donc à la barre du tribunal de Comodoro Py où sont jugés les décideurs de la politique systématique de destruction des familles des opposants à la Dictature (voir mon article du 1er mars 2011 au sujet de l'ouverture de ce très long procès, dont les accusés sont plusieurs anciens chefs d'Etat, dont le putchiste Jorge Rafael Videla, et de hauts responsables des centres de détention clandestins où les prisonniers furent torturés et exécutés).
Estela de Carlotto a elle-même perdu sa fille Laura, qu'elle avait vue pour la dernière fois en août 1977, un an et demi après le putch qui institua la dictature, dont on vient de commémorer le 35ème anniversaire, le 24 mars dernier. L'histoire de la Présidente de Abuelas est particulièrement horrible. Laura était enceinte au moment de son arrestation, dont sa mère eut connaissance grâce à une lettre anonyme le 31 décembre 1977. En octobre 1978, elle et son mari, lui-même victime quelques temps auparavant d'une séquestration illégale, furent convoqués dans un commissariat sans que la raison leur en soit donnée. Ils espéraient retrouver leur fille en vie et faire connaissance avec son enfant, dont une co-détenue les avait informés de la naissance.
Au commissariat, les attendait la pire des épreuves. On leur présenta le corps sans vie de leur fille, le ventre horriblement mutilé de sorte qu'avaient disparu toutes les traces de la grossesse. A côté d'elle gisait un autre cadavre, celui d'un jeune homme inconnu, anonyme. A tel point qu'au cimetière, le couple entendit le fossoyeur se plaindre du trop grand nombre de cadavres anonymes qu'il était obligé d'enterrer sous l'intitulé NN (la manière ordinaire de la Dictature de retirer leur identité jusqu'aux morts).
Le combat de cette femme s'ancre dans une expérience particulièrement traumatisante. On n'en admire que plus le sourire toujours sur les lèvres de cette dame et la dignité de cette couronne rayonnante de cheveux blancs.
L'article de ce matin sur Página/12 reprend l'essentiel de son témoignage et retrace sa difficile enquête pour reconstituer les derniers mois de la vie de la sa fille.
L'enfant de Laura est l'un des 34 mineurs disparus dont les hommes, dans le box, sont accusés d'avoir délibérément et systématiquement organisé le vol en vue de l'adoption frauduleuse par des sbires du régime. Grâce à une co-détenue de Laura, sa mère sait à quelle date est né son petit-fils et qu'il s'agit d'un garçon qui a pu vivre 5 heures avec sa maman, avant qu'on l'arrache à la jeune accouchée. Lorsqu'elle avait appris ces faits, Estela de Carlotto avait engagé une action en justice, dit de l'habeas corpus (1), qui avait abouti à une réponse officielle deux jours après l'enterrement : cette notification judiciaire informait le couple que sa fille ne se trouvait pas en prison et que les autorités ignoraient où elle se trouvait.
Un peu plus tard, dans sa recherche éperdue de son petit-fils, Estela de Carlotto pensa que l'enfant pouvait être certaine petite-fille qui avait été recueillie dans un orphelinat. Elle s'y rendit pour comprendre que tel ne pouvait pas être le cas.
Dans son témoignage, elle a raconté le début de l'ONG qu'elle préside aujourd'hui, les réunions clandestines d'une poignée de jeunes grands-mères à La Plata puis à la confitería Las Violetas, dans le quartier de Almagro, à Buenos Aires, sous des faux prétextes de prétendues célébrations festives, des conversations téléphoniques codées en cas d'écoute clandestine.
Parecen humanos, pero no lo son, a-t-elle asséné devant les accusés dont le procès est aussi celui du système qu'ils avaient monté pour extirper à la racine toute éducation prenant en considération la question des droits de l'homme et de la démocratie.
Ils ont l'air humain mais ils ne le sont pas.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
D'un autre côté, le Ministère public argentin vient d'émettre un mandat d'amener contre trois membres de l'équipage d'un des vols de la mort du Plan Condor, cet avion de 1977 dont furent jetés dans le Río de la Plata l'une des fondatrices de l'ONG Madres de Plaza de Mayo (Mères dela Place de Mai, qui recherchent les disparus adultes) et la religieuse française Léonie Duquet. Le 24 mars dernier, pour le 35ème anniversaire du putsch de 1977, les autorités judiciaires avaient annoncé qu'elles avaient pu mettre enfin des noms sur ces équipages au service des basses oeuvres de la Dictature (lire mon article du 24 mars 2011 à ce propos).
Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 sur le témoignage de la Présidente d'Abuelas
lire l'article de une de Página/12 sur le mandat d'amener de l'équipage du vol de la mort
(1) L'Argentine libérale et européanisante des années 1852-1816 a obstinément voulu devenir l'Angleterre de l'Amérique du Sud. Au point d'en singer la tradition judiciaire à l'intérieur d'un fonctionnement institutionnel et politique pourtant fort peu démocratique dans ces années-là et c'est peu de le dire. Puis à nouveau dans les années 1930-1940 puis enfin après la chute de Perón, en septembre 1955, jusqu'à la chute de la Dictature, en 1983. Entre 1916 et 1930 puis entre 1956 et 1955, la vie politique argentine a suivi un cours, sinon inbuditablement démocratique, en tout cas formellement constitutionnel, ce qui était déjà une étape certaine sur le chemin d'un fonctionnement légal de l'Etat.