dimanche 10 avril 2011

Très émouvante interview d'un enfant de disparus qui rejetait ses véritables parents [Actu]

A la mémoire de Marcelo Villegas, qui aurait aimé lire une telle interview...

Une de ce matin

On ne le connaissait jusqu'à présent, depuis septembre 2010, que comme "le petit-enfant n° 102", c'est-à-dire la 102ème personne à avoir été enlevée en bas âge à sa famille après l'arrestation arbitraire et la disparition de ses parents, María Graciela Tauro et Jorge Daniel Rochistein, disparus en juillet 1977.

Au moment où il a été identifié, il travaillait dans l'Armée de l'Air. C'est le tout premier de ces personnes recherchées qui ait embrassé la carrière militaire alors que la marine et l'aviation ont été les principales sources de recrutement de bourreaux et de complices de la Dictature. Pendant 10 ans, il s'était opposé à ce qu'on pratique sur lui des tests ADN, un peu comme le font aujourd'hui les enfants Noble Herrera, fils et fille adoptifs de la patronne du groupe Clarín. Comme la justice le fait actuellement vis-à-vis d'eux, sa demeure a été fouillée, on lui a confisqué des vêtements sans résultat d'abord (comme avec les enfants Noble). Il a même été arrêté dans la rue et conduit au commissariat pour y être contraint à remettre certains des vêtements qu'il portait aux techniciens de la police scientifique, etc.

Lorsque son identification a été révélée à la presse en septembre, l'association Abuelas de Plaza de Mayo a signalé qu'il refusait d'accepter sa nouvelle identité et sa vraie famille et avait protégé son anonymat (voir mon article du 21 septembre 2010 à ce sujet). Il y a quelques jours, le même homme a pris contact avec la rédaction de Página/12 en demandant à être interviewé : il voulait remercier Abuelas de son accueil, du respect que ces militantes lui ont porté, de l'aide que cela fut pour lui pour reconstruire complètement sa vie sur ce secret de sa naissance.

Avant, il pensait que l'objectif de Abuelas était la revanche et la vengeance et maintenant il sait que ça n'a rien à voir. Auprès de Abuelas, il a trouvé du soutien et de la chaleur humaine. Il continue à porter son nom d'adoption, il s'appelle Ezequiel Vázquez Sarmiento, mais il a changé pas mal de ses opinions politiques...

Le père adoptif, qui s'était approprié cet enfant qui n'était pas le sien, est lui-même un aviateur militaire. Il est en fuite depuis 2003 (l'année d'arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner qui relança la machine judiciaire contre les crimes de la Dictature). Le fils, lui, vit toujours à Buenos Aires avec sa mère adoptive qui n'est pas inquiétée pour le moment par la justice (sans doute parce qu'il est prouvé qu'elle ne savait rien), sa femme, ses deux filles, sa grand-mère maternelle et une tante biologiques. C'est la Ministre de la Défense, Nilda Garré (nommée en décembre dernier à la Sécurité, ou à l'Intérieur pour utiliser des catégories européennes), qui avait annoncé au jeune homme sa véritable identité un jour dans son bureau du Ministère où elle l'avait convoqué, plutôt qu'un juge comme c'est le cas pour les civils. Par la suite, le jeune homme nous apprend que la Présidente elle-même est intervenue dans le difficile chemin psychologique qui a suivi cette révélation terrible. Il y a environ trois semaines, Cristina Fernández a en effet reçu une délégation de Abuelas pour marquer une distinction remise à l'ONG par l'UNESCO : il a accepté de faire partie de la délégation avec d'autres enfants identifiés parce qu'on n'a pas tous les jours l'occasion d'avoir une audience présidentielle et il a été stupéfait de voir cette femme, écrasée par les responsabilités, les soucis et son récent veuvage, s'intéresser à lui d'être humain à être humain, avec respect, sans démagogie (voir également l'hommage qu'un enfant identifié a rendu en novembre dernier au défunt président Néstor Kirchner, dans mon article du 19 novembre 2010).

Voici ce qu'il dit de la première audience, celle qu'il a eue avec son ministre de tutelle :

“Fue un diálogo muy ameno, ella me quería adelantar y contar el resultado del ADN, pero conteniéndome y respetando mi postura. Me dijo que conocía mi caso y estuvimos hablando un montón, hasta de temas familiares. Fue la primera persona con la que tuve una charla así”.
Ezequiel Vázquez (Página/12)

Ce fut un dialogue plein d'aménité, elle voulait me donner la primeur de l'information et me présenter le résultat de test ADN, mais en me soutenant et en respectant ma position. Elle m'a dit qu'elle connaissait mon dossier et nous avons beaucoup parlé, et même d'affaires de famille. C'est la première personne avec qui j'aie eu une telle conversation.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Cinq jours après la conférence de presse de Abuelas, le jeune homme prenait contact avec sa grand-mère maternelle et sa tante et partait les rencontrer, là où elles vivaient, à Mar del Plata :

“Bajé del avión y en el aeropuerto me esperaba mi tía, la reconocí porque era la única mujer que estaba llorando”.
Ezequiel Vázquez (Página/12)

Je suis descendu de l'avion et dans l'aéroport, la tante m'attendait. Je l'ai reconnue parce que c'était la seule femme qui était en pleurs.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Puis ce fut le voyage de la tante et de la grand-mère à Buenos Aires pour connaître la famille d'Ezéquiel, et en particulier la mère adoptive, que le jeune homme continue à désigner comme le font tous les Argentins comme "mi mama" ou "mi vieja", un terme très affectueux difficile à traduire en français ou l'argot "ma vieille" est très peu respectueux.

“Apenas las saludó, mi mamá se puso a llorar y mi tía y mi abuela biológica la abrazaron, la consolaron. Eso para mí fue muy fuerte. Ellas no tenían rencor ni bronca.”
Ezequiel Vázquez (Página/12)

Elle les avait à peine saluées que ma mère s'est mise à pleurer et ma tante et ma grand-mère biologique l'ont prise dans leurs bras et l'ont consolée. Cela a été très fort pour moi. Elles n'avaient pas de rancoeur ni de rage.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Qué les dijiste a tus hijas?
–Son chicas. La más grande tiene ahora seis años. Cuando en noviembre fuimos a festejar mi cumpleaños a Mar del Plata, estaban mis primas, sus hijas. Mi hija más grande me dice “ahora tengo más primas”. Yo sólo les dije: “Ella es la abuela Nely, ella es la tía Pato”, creo que es difícil de entender. Aunque ellas lo tomaron como algo natural.
–¿Cómo te enteraste de que no eras hijo biológico de quienes pensabas que eran tus padres?
–Me enteré en 2001. Hablando con mi mamá, antes de que me llegara la notificación policial. Yo tenía 24 años, estudiaba Economía. Tengo toda la carrera cursada en El Salvador, pero al final dije no, esto es una mentira...
–Ah... y estudiaste Derecho, que es algo serio
–(Se ríe.) Bueno, eso dejémoslo para otro momento. Ella me contó que yo no era hijo biológico de ella. Yo le dije “quiero que me cuentes hasta acá”. Ahora seguiremos en la causa judicial.
–¿Por qué no quisiste saber detalles?
–Me contó que ella tampoco sabía de dónde era yo, que con el paso del tiempo se lo planteaba más. Tampoco tuve la necesidad de seguir indagando porque mi principal fuente de preocupación era que no le pasara nada a ella.
–A ella.
–Sí, a ella. En realidad a los dos, pero a ella en primer lugar.
Página/12

- Qu'est-ce que tu as dit à tes filles ?
- Elles sont petites. La plus grande a maintenant 6 ans. Quand en novembre on est allés fêter mon anniversaire à Mar del Plata, il y avait là mes cousines, leurs filles. Ma fille aînée me dit : maintenant, j'ai des cousines en plus. Moi, je leur ai seulement dit : Voici Grand-Mère Nely et voici Tata Pato. Je crois que c'est difficile à comprendre. Encore qu'elles, elles prennent tout ça d'une manière très naturelle.
- Comment t'es-tu rendu compte que tu n'étais pas le fils biologique de ceux dont tu pensais qu'ils étaient tes parents ?
- Je m'en suis rendu compte en 2001. En parlant avec ma maman, avant que n'arrive la convocation de la police. J'avais alors 24 ans et je faisais des études d'économie. J'ai fait toutes mes études à [l'Université] du Saint Sauveur [l'université des jésuites à Buenos Aires. NDT] mais à la fin, je me suis dit non, ce n'est pas vrai, ça...
- Ah ! Et tu as fait des études de droit [aussi] ? C'est un truc sérieux, non ?
- (Il rit) Bon, ça, on en parlera une autre fois. Elle m'a dit que je n'étais son fils biologique à elle. Je lui ai dit : "je ne veux pas en savoir plus". Maintenant, on va reprendre là où en en était avec le dossier judiciaire.
- Pourquoi tu n'as pas voulu connaître les détails ?
- Elle m'a dit qu'elle non plus ne savait pas vraiment qui j'étais et qu'au cours du temps elle se posait de plus en plus de questions. Et puis je n'avais pas non plus besoin d'aller chercher plus loin parce que mon principal souci, c'était qu'il ne lui arrive rien de mal à elle.
- A elle ?
- A elle. Bon, aux deux en fait, mais en premier lieu à elle.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Cómo convivís con el hecho de que quien considerás tu papá está prófugo?
–En su momento se toman decisiones..., yo no lo considero responsable. Yo trabajé en la Fuerza Aérea y conozco la responsabilidad de un cabo principal y más en esa época. Para mí es doloroso. Pero ya con el mote de militar y con la gorra en la cabeza se sabía que mucha alternativa no había.
–¿No creés que se debería presentar y hacerse cargo?
–Por un tema de preservación de él, yo no tengo contacto. Es más doloroso verlo detenido que no verlo.
Página/12

- Comment vis-tu avec le fait que celui que tu considères comme ton père est en fuit ?
- A chaque décision son moment... Je ne le considère pas comme responsable. J'ai travaillé à l'Armée de l'Air, alors je sais de que c'est que la responsabilité d'un caporal chef et plus à cette époque-là. Pour moi, c'est douloureux. Mais bon, avec la coupe militaire et la casquette sur la tête, on savait qu'il n'y avait pas beaucoup de choix.
- Tu ne crois pas qu'il devrait se montrer et prendre ses responsabilités ?
- Pour une question de sécurité pour lui, moi je n'ai pas de contact [avec lui]. C'est plus dur de la voir détenu que de ne pas le voir.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–Haber sabido la verdad de la forma en que haya sido, ¿fue un bien para vos?
–Recién ahora me planteo el hecho de sumar. Lo veo como experiencia de vida. Si no se hubiese judicializado el tema supongo que lo hubiese querido saber antes..., pero hoy por hoy, sí, hoy tengo la suerte de que tanto mi vieja como mi familia biológica son personas maravillosas y por el tema judicial por ahí me perdí de diez años, pero ya está. Para mí es fuerte que me hayan buscado y la forma en que lo hicieron sin querer hacerme daño.
Página/12

- Avoir appris la vérité comme tu l'as apprise, cela a été un bien pour toi ?
- C'est seulement maintenant que je me dis qu'il faudrait faire les comptes. Je vois ça comme une expérience de vie. Si l'affaire n'avait pas été judiciairisée, je suppose que j'aurais voulu l'apprendre avant... mais au jour d'aujourd'hui, oui, j'ai la chance que autant ma maman que ma famille biologique soient des personnes merveilleuses et pour ce qui est du dossier judiciaire, de ce côté-là j'ai perdu dix ans et bon, maintenant c'est là. Pour moi, c'est très important qu'on m'ait recherché et la façon dont ça s'est fait, en voulant ne pas me faire de mal.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Par la suite, la journaliste essaye de le faire parler des aspects politiques de ce crime systématique que fut et que demeure le vol des enfants. Comme vous allez le voir, elle va se heurter à un mur... Ezequiel restera enfermé dans la dénégation.

–¿Qué sabés de tus papás?
–Mi abuela me mostró fotos de cuando Graciela era chica y bebé. Mis tres hijas son fotocopias y si las ponés al lado de una foto de ella, no sabés cuál es cuál. Del lado paterno no tengo parientes cercanos, hay un primo que vive en Estados Unidos y se contactó conmigo. Se preocuparon por mí, pero es un vínculo más lejano.
–Cuando eras chico, ¿sabías que había desaparecidos?
–No. Imaginate que yo tengo 33 años. Fui chico en los ’80, ’90. Acá hubo un quiebre después del 2003, del resurgimiento de los derechos humanos.
–Bueno, pero pasaron cosas antes. Cuando fueron los 20 años del golpe, en 1996, hubo una movilización muy importante, por ejemplo.
–Los noventa fueron despolitizados. La militancia que hay hoy no existía.

- Que sais-tu de tes parents ?
- Ma grand-mère m'a montré des photos de l'époque où Graciela était petite et bébé. Mes trois filles lui ressemblent comme deux gouttes d'eau et si tu les mets à côté d'une photo d'elle, tu ne sais pas qui est qui. Du côté paternel, je n'ai pas de proche parent. J'ai un cousin qui vit aux Etats-Unis et il a pris contact avec moi. On s'intéresse à moi mais c'est une relation plus lointaine.
- Quand tu étais petit, tu savais qu'il y avait des disparu ?
- Non. J'ai trente-trois ans, imagine-toi. J'étais petit dans les années 80 et 90. Ici, la rupture s'est faite après 2003, quand les droits de l'homme ont ressurgi (1).
- Bon, mais il s'est passé beaucoup de choses avant. Quand on a commémoré les 20 ans du coup d'Etat, il y a eu une mobilisation très importante, par exemple...
- Les années 90 étaient dépolitisées. La militance qu'il y a maintenant n'existait pas. (2)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour aller plus loin :
lire l'article de une de Página/12 de ce dimanche matin.
Lire l'article de ce matin sur l'identification de la petite-fille n° 103 qui a été annoncée cette semaine (et sur laquelle je n'ai pas eu le temps de faire un article dans Barrio de Tango).

(1) Si les droits de l'homme ont ressurgi, comme il le dit lui-même en faisant allusion aux actions de Néstor Kirchner sans le nommer, c'est bien qu'ils avaient déjà existé. Notamment dans les années 80, lorsque Raúl Alfonsín, avocat de profession et président du retour à la démocratie, a lancé la première série des procès, dont les résultats ont ensuite été mis à terre par les lois d'amnistie mise en place par Carlos Menem dans les années 90. Je trouve que le contenu de la réponse du jeune homme, en forte contradiction avec la réalité politique des années auxquelles il se réfère, est incroyablement révélatrice et du déni dans lequel il se maintenait coûte que coûte à cette époque-là et du dilemme cornélien qui est le sien à présent. Il n'a pas fini d'évoluer, visiblement...
(2) C'est loin d'être totalement exact, même si l'heure était plus aux bénéfices sonnants et trébuchants et aux boursicotages qu'à l'engagement politique. Abuelas travaillait autant qu'aujourd'hui et Madres de Plaza de Mayo aussi. En revanche, comme il n'y avait pas le même appui politique au plus haut niveau, comme il n'y avait plus de procès, on en parlait moins dans la presse et à la télévision, parce qu'il y avait moins de faits d'actualité concrets à se mettre sous la dent, la plume, le micro ou la caméra. Sa réponse montre plus, me semble-t-il, la difficulté du cheminement personnel qui fut le sien qu'une mauvaise foi de sa part. Il est au contraire d'une étonnante franchise. Ces questionnements identitaires vécus par les enfants adoptés de manière frauduleuse travaillent puissamment les artistes argentins actuels qui sont, comme tous les artistes, les médiums de questions qui traversent la société. C'est pourquoi j'ai intégré trois letras (textes de chanson) sur ce sujet dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango (Tarabuste Editions) : Soy de Marcela Bublik (musique de Raúl Garello), une letra écrite en 2004 pour un concours organisé par Abuelas de Plaza de Mayo, Pompeya no olvida de Alejandro Szwarcman (musique de Javier González) et Elogio de la Duda, une valse de Raimundo Rosales (musique de Fernando Tato Finocchi). Demain, au cours du premier café littéraire du lundi après-midi à l'Espace Tango Negro (à Paris), je ferai écouter l'un ou l'autre de ces morceaux, en signe de solidarité humaine, par delà les océans, avec cet homme qui a eu le courage de faire un tel témoignage public.