C'est sans doute un pas de géant qui vient d'être accompli en Argentine sur le chemin de l'établissement d'une véritable démocratie dans ce pays à l'histoire si douloureuse, si chaotique, si traumatisée... Le président de La Rural, Hugo Biolcatti, sonné par les résultats catastrophiques et inattendus de son camp aux élections primaires de dimanche dernier (voir mon article du 15 août dernier à ce sujet), vient de reconnaître publiquement, dans une conférence de presse, qu'il n'a jamais hésité à faire des déclarations mensongères pour soutenir et défendre les intérêts corporatistes et de classe du secteur agraire, en noircissant à dessein le tableau social et économique pour discréditer la politique du gouvernement élu...
Si les primaires de dimanche n'avaient dû produire qu'un seul fruit, cet aveu du plus puissant et du plus prestigieux représentant des forces patronales d'Argentine est le plus beau et le plus inattendu, le plus improbable pour le progrès du pays sur le chemin d'une démocratie pacifiée et propre. Le seul qu'il fallait qu'elles donnent. C'est avec une émotion personnelle très profonde, que je ne vous cacherai pas, que j'en ai pris connaissance tout à l'heure en lisant la une de Página/12, le seul quotidien à s'en faire l'écho comme si souvent (1). Depuis quelques jours, je rencontre beaucoup d'amis et d'inconnus, de divers bords, et je peux constater le grand désir de démocratie et de politique propre qu'ils nourrissent pour voir enfin l'intérêt collectif du pays servi par les politiques au pouvoir. C'est l'intensité de leur attente et leur prise de conscience progressive de la responsabilité individuelle de chaque citoyen dans le progrès collectif qui me font percevoir à quel point la déclaration de ce monsieur est capitale (on peut dire "monsieur", maintenant). Pour la première fois, depuis plusieurs années que je viens ici passer une partie de l'hiver austral, c'est la première fois que j'entends des Argentins assumer une part de responsabilité civique dans l'état du pays. Jusqu'à présent, je n'avais entendu qu'un discours qui victimisait, non sans raison, le pays et son peuple souverain... Serait-ce une prise de conscience consécutive à la mort de Néstor Kirchner ? Rien d'impossible... (voir mes articles sur cet homme politique disparu fin octobre dans un grand déploiement d'émotion populaire).
Cet article va néanmoins passer inaperçu d'une immense partie de l'opinion publique, y compris parmi ces gens à la conscience politique très éveillée que je ne cesse de croiser depuis une semaine (Página/12 n'est lu que par une petite minorité d'intellectuels). Il est toutefois très probable que les déclarations à l'emporte-pièce du patron de la Rural auront des répercussions capitales dans les quatre prochaines années que va sans aucun doute occuper le second mandat de la Présidente sortante, Cristina Fernández de Kirchner. Comme le non de Julio Cobos qui, en juillet 2008, a redistribué une bonne partie des cartes et contribué, selon toute apparence, à précipiter la décadence du plus vieux parti politique d'Argentine, l'UCR, dont il est vraisemblable qu'il a désormais fait son temps (voir à ce sujet mon article du 19 juillet 2008).
Un peu d'histoire pour mettre cette fracassante déclaration politique en perspective :
La Sociedad Rural a été fondée en 1866. C'est la plus vieille, la plus prestigieuse, la plus puissante des organisations patronales argentines, l'une des plus cyniques aussi comme cela apparaît au grand jour aujourd'hui. Elle est apparue en pleine époque mitriste, lorsqu'avec la parution de son Historia de la Revolución de Mayo, en 1860, Bartolomé Mitre formalisait le rêve utopique (et stupéfiant) de l'oligarchie de faire de ce pays un pays d'Europe, totalement décontextualisé de son environnement géographique et détaché de son histoire coloniale, quelque chose comme une Angleterre victorienne de l'Amérique du Sud, un pays puissant, impérialiste, capitaliste, industrialisé, mais conservant son apparence de pays rural (la production de cuir valait encore en cette deuxième moitié du 19ème siècle plus que les puits de pétrole, que l'on n'allait pas tarder à découvrir et à exploiter en Patagonie...)
La Sociedad Rural a soutenu tous les gouvernements de droite de l'Argentine jusqu'à ce jour. Or la droite argentine n'a pas toujours respecté les principes démocratiques dont elle se réclame depuis 1810, à l'ombre d'un San Martín politiquement canonisé et transformé en image pieuse à tout faire. La Rural a ainsi soutenu tous les gouvernements de la Generación del Ochenta (1880-1916), de la Década Infame (1930-1943), de la Revolución Libertadora et des gouvernements pro-Etats-Unis qui ont suivi (de 1955 à 1974) puis enfin de la "dernière Dictature" comme l'appellent les Argentins (1976-1983). Cela ne laisse pas beaucoup de temps pour souffler, n'est-ce pas ? (2)
Si vous prenez en compte de surcroît que tous ces gouvernements ont institutionnalisé la corruption et le népotisme dont souffre encore l'Argentine, plus de 25 ans après la chute de la Dictature, vous pourrez vous faire une (toute) petite idée du pouvoir de nuisance de cette organisation que ne contient pratiquement aucun contre-pouvoir, ni Code du Travail, ni journaux d'opposition, ni secteur industriel pour équilibrer la production et la balance des paiements, ni magistrature indépendante (digne de ce nom en tout cas, jusqu'en 2003 et plus), ni syndicat ouvrier en mesure d'agir. Qu'est-ce que vous voulez qu'un syndicat fasse si le patron ne paye pas ses salariés et qu'en plus il les congédie dès qu'ils font seulement mine de se syndicaliser sans que le juge bouge le petit doigt, vu qu'il est aussi le gendre du patron ?
Et c'est cet homme, qui représente les plus grosses entreprises agraires, les plus vieilles latifundias, les plus puissantes sociétés du campo (le secteur agraire), qui possèdent les entrepôts de viande, de blé, les champs de soja, les usines de tourteau de soja que mangent nos bovins, porcins et ovins européens, les troupeaux, les sociétés d'exportation de produits agricoles (qui font la pluie et le beau temps sur le cours mondial du blé, du maïs, du lait en poudre et de ce satané soja qui en train de ficher en l'air tout le fragile équilibre social et écologique des campagnes argentines), c'est cet homme-là qui vient de reconnaître publiquement qu'il a fait des diagnostics mensongers sur la situation de son secteur, que celui-ci se porte comme un charme (ça, on avait vu mais ça fait du bien de l'entendre de sa bouche !), que la politique de Cristina de Kirchner ne conduit donc pas le pays droit dans le mur comme il n'a pourtant pas cessé de le proclamer partout depuis 4 ans et plus (il disait déjà ça sous la présidence de Néstor Kirchner).
Il faut dire que dimanche dernier, la Rural a perdu tous ses fiefs politiques (qui votaient en bons petits soldats dans le sens qu'elle indiquait), sauf pour une Province, qui est restée dans l'opposition. L'énorme victoire de Cristina Fernández de Kirchner a été une gifle magistrale et pas seulement pour Pino Solanas. Mais pour toute l'opposition, de droite comme de gauche. Le PRO s'est pris une veste de première, après avoir gagné haut-la-main les élections locales à Buenos Aires. Les différents courants sociaux-démocrates aussi. La vieille UCR a revécu quelque chose comme l'élection de 1946, où Perón l'avait renvoyée à ses chères études en emportant 56% des voix au premier tour...
C'est donc un vrai séïsme politique que vient de vivre l'Argentine et cette déclaration peut sans doute être interprétée comme l'une de ses répliques les plus sérieuses. Dans ses propos, qui révèlent la surprise et l'incompréhension du leader agraire devant ce qui vient de se passer, avec une formule qui montre la profondeur du mépris dans lequel il tient les vedettes du petit écran (3), il a reconnu aussi, entre les lignes, que la Rural ne peut plus dicter, comme elle l'a fait pendant 150 ans, leur vote aux habitants des campagnes, devenus dimanche des citoyens exerçant avec autonomie leurs droits civiques. 99 ans après l'instauration du droit de vote universel, obligatoire, à bulletin secret, établi par la loi Saenz Peña pour en finir avec le voto cantado (avant 1912, le droit de vote était censitaire et s'exerçait à haute voix)... Il aura donc fallu un siècle pour que la Rural constate -et peut-être accepte- que la souveraineté populaire n'est pas un vain mot. La même révolution culturelle et sociologique a atteint l'Europe à la fin du 19ème siècle, lorsque le "château" a cessé de régner sur les urnes. C'est donc une victoire à fêter au champagne, à l'heure du Printemps Arabe, non ?
Quelles conséquences à venir ? Bien malin qui le devinerait à cette heure.
Ce matin, toutes les organisations politiques tiraient à boulets rouges sur Hugo Biolcatti, huant le mensonge ainsi avoué, malgré ce qui a peut-être été l'acte le plus courageux de sa vie politique. Après tout, il aurait très bien pu conserver secrets ses mensonges et ses turpitudes...
Va-t-il devoir démissionner, rejeté qu'il pourrait être par la majorité des adhérents de la Rural, qui ne sont pas à proprement parler ni des philanthropes ni des tendres ?
Va-t-il devoir se rétracter, dans les jours qui viennent, avec un communiqué prétendant que les journalistes n'ont rien compris à ses propos ?
Sera-t-il le leader d'une conversion démocratique de son organisation ?
Wait and see comme on dit outre-Manche. (4)
En tout cas, le Président de la Rural vient d'avouer qu'il tenait la réélection de Cristina Fernández pour certaine. Il y a dix jours, cette seule perspective relevait de la politique fiction.
Pour aller plus loin :
Visiter le site Internet de la Sociedad Rural
(1) Les lecteurs réguliers de Barrio de Tango auront compris depuis longtemps que le paysage de la presse argentine est très différent de ce qui existe dans nos vieilles démocraties européennes. Les quotidiens sont pour beaucoup de purs outils de manipulation de l'opinion publique et servent des intérêts presque ouvertement partisans. Cela peut exister aussi en Europe... jusqu'à ce que le scandale éclate et éclabousse tout le monde, comme c'est en train de se produire en Grande-Bretagne avec le groupe Murdoch et en France avec le groupe Lagardère, à partir de la pratique de trop (écoutes téléphoniques en Angleterre, vidéo immature en France)...
(2) Sur cette succession d'événements historiques, reportez-vous à mon article intitulé Vademecum historique, dont vous trouverez le lien dans la Colonne de droite, en partie médiane, dans la rubrique Petites chronologies.
(3) Comme une espèce de lapsus incroyable. Car s'il y a bien une classe sociale qui a fait des chaînes de télévision argentine des machines à décerveler les gens, c'est bien l'oligarchie... S'en prendre, comme l'a fait Biolcatti, aux téléspectateurs qui "regardent les émissions de Tinelli et votent pour Cristina [...] parce que la seule chose qui compte pour eux, c'est de s'acheter un écran plasma" montre à quel point la Rural utilise le pan et circenses télévisuel tout en méprisant profondément ces spectacles... La télévision de leurs voeux devrait détourner l'électeur de voter Cristina !
(4) J'aurais aimé illustrer cet article avec la une que fait aujourd'hui Página/12. La configuration avec laquelle je travaille ne me le permet pas. Ce n'est que partie remise...