Marcelino Fontán, anthropologue universitaire argentin, confie aujourd'hui, fête nationale argentine, ses réflexions sur le passé génocidaire du pays, où il voit une trahison des idéaux des grands acteurs de la Revolución de Mayo, Moreno, Castelli et Monteagudo.
Mariano Moreno
(le seul portrait dont on soit sûr qu'il ait été fait de son vivant)
Ces trois hommes furent des partisans de l'égalité entre les blancs et les indigènes, dans une idéologie libérale radicale, tandis qu'une oligarchie de possédants blancs, une fois obtenue l'indépendance du pays et la libre capacité de commercer à grande échelle avec la Grande-Bretagne, voire avec la France et les Etats-Unis, reprirent les vieux réflexes racistes des temps coloniaux pour mieux préserver leurs privilèges socio-économiques et leur pouvoir dans cette société. Ce qui se manifesta en 1879-1880 par la Campagne du Désert, menée par le Général Argentino Roca, qui fut aussi le premier président de cette sinistre période de 36 ans qu'on appelle la Generación del 80 (la génération de 1880), une période de corruption et de despotisme à la tête de l'Etat fédéral (et pas seulement de l'Etat fédéral, mais aussi de nombreuses Provinces et d'encore plus nombreuses communes), avec une classe dominante qui confondait ses intérêts particuliers et familiaux avec ceux du pays. Il explique comment les tenants de l'oligarchie de la deuxième partie du 19ème siècle ont travesti le message des acteurs de la Révolution, notamment celui de Belgrano et de Moreno, celui de Monteagudo ayant plus facilement pu être jeté dans l'oubli eu égard au fait que l'homme a fait une partie de sa carrière au Chili puis au Pérou sur les pas de San Martín (1).
Dans son interview, Marcelino Fontán relève le caractère systématique de la destruction des Indiens mapuches lors de la Campagne du Désert, en soulignant la proximité des méthodes avec les pratiques suivies par la Junte militaire de 1976-1983 pour faire disparaître ses opposants (torture, enlèvements, massacres, destruction d'identités personnelles) et il montre comment, à partir de cette prise en main du pouvoir par l'oligarchie affairiste et pro-britannique, l'histoire de l'Argentine s'est développée dans une cohérence perverse des idéologies et des pratiques anti-démocratiques, contre l'identité même du pays et des forces de libération qui le travaillent depuis l'époque coloniale. Et Fontán ose même dire que la celèbre geste épique du Martín Fierro, qui est à la littérature argentine ce que Don Quichotte est à la littérature espagnole ou la Chanson de Roland à la littérature française, participe de ce mépris de l'indigène, de cette européanisation rampante voulue par l'oligarchie, de cette négation de la réalité anthropologique du pays...
Une interview éclairante pour un jour de fête nationale. Et comme par hasard, ou plutôt comme d'habitude, dans les colonnes de ce quotidien différent qu'est Página/12.
Pour aller plus loin :
(pour vous aider à lire l'interview en espagnol, vous pouvez vous appuyer sur le traducteur en ligne Reverso, dont le lien est disponible dans la partie basse de la Colonne de droite).
(1) La même dénaturation idéologique de ses positions politiques a été opérée sur la personne de José de San Martín lui-même, dès avant la Generación del 80, par les généraux et hommes politiques Sarmiento puis Mitre, qui se sont arrangés pour le réduire à un militaire brillant sans véritable discours révolutionnaire et pour faire tout ce qui était en leur pouvoir pour le discréditer tout en lui dressant des statues. Un travail d'orfèvre dans le genre. Sur lui aussi, l'ambigüité est aujourd'hui totale, au point que les historiens peuvent difficilement accomplir un travail de recherche et de critique historique serein, pris qu'ils sont toujours dans le gigantesque contentieux des prolongements de la Révolution de Mai, surtout maintenant que l'instauration de la démocratie délivre de la censure non seulement la presse mais aussi la recherche, toute la recherche en sciences humaines.