La chanteuse allemande Ute Lemper rend sa visite annuelle à Buenos Aires et chante ce soir au Teatro Gran Rex, sur Avenida Corrientes. Son récital mêle Kurt Weill et Piazzolla-Ferrer à Jacques Brel et Edith Piaf, et chaque chanson est interprétée dans sa langue originale... Le spectacle s'intitule Last Tango in Paris (dernier tango à Paris) et se veut une évocation (et c'est réussi) de la liberté subversive de l'art et de la musique populaires face à et contre la barbarie dont le nazisme des années 1930 est ici l'épouvantable emblème, une évocation que cette artiste a puisée dans son analyse politique de l'histoire de son pays et dans sa propre rebellion, dans les années 1970, contre l'éducation catholique et bien pensante qu'elle a reçue dans un cercle familial qu'elle jugeait (et juge toujours) étroit, étouffant et hypocrite.
Le concert de ce soir donne lieu à plusieurs articles dans la presse argentine, avec deux interviews comme c'était déjà le cas il y a un an lorsque la chanteuse s'est lancée dans ce projet ambitieux (voir mon article du 5 octobre 2010 à ce sujet).
Extraits des propos rapportés par Clarín :
Sólo habrá algunos tangos de Piazzolla. Me da gran placer cantarlos alrededor del mundo y me da mucho miedo cantarlos en la Argentina, porque es su tesoro nacional y no quiero meterme en el territorio de nadie. Lo que hago es traer a Piazzolla a mi mundo: me encuentro con él en un punto medio entre la Argentina y Europa.
Ute Lemper, citée par Clarín
Il n'y aura que quelques tangos de Piazzolla. J'ai beaucoup de plaisir à les chanter tout autour du monde et ça me fait très peur de les chanter en Argentine, parce que c'est votre trésor national et je ne veux pas aller sur les territoires de autres. Ce que je fais, c'est apporter Piazzolla dans mon monde à moi : je suis avec lui quelque part entre l'Argentine et l'Europe.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Es cierto que el español no es mi hogar, como el alemán, el inglés o el francés, porque no viví en un país hispanoparlante. Pero ahora lo entiendo muy bien, así que ustedes ya no pueden tener secretos para mí. No lo canto fonéticamente sino desde el alma, con comprensión de cada palabra y metáfora. Es un idioma lleno de poesía. Amo cantar en español.
Ute Lemper, citée par Clarín
C'est vrai que l'espagnol n'est pas mon chez-moi, comme l'allemand, l'anglais ou le français, parce que je n'ai pas vécu dans un pays hispanophone. Mais maintenant je le comprends très bien, ce qui fait que vous ne pouvez plus avoir de secret pour moi. Je ne chante pas [l'espagnol] de manière phonétique mais de l'intérieur, en pesant chaque mot et chaque métaphore. C'est une langue pleine de poésie (1). J'aime chanter en espagnol.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Si vous allez écouter Ute Lemper ce soir au Gran Rex, attention aux mesures de sécurité que vous risquez de rencontrer sur place. Cette nuit, les forces de police ont déjoué un attentat à la bombe qui visait le public de l'ancien président colombien Uribe, qui devait donner une conférence dans cette salle mythique de Buenos Aires. Alors, bien entendu, la police est un peu nerveuse dans le secteur...
Pour aller plus loin :
lire l'article de Clarín
Ajout du 25 mai 2012 : lire la critique du spectacle dans Página/12 ce matin.
(1) C'est sûr qu'à chanter des textes de Horacio Ferrer, ce n'est pas la poésie qui manque, ni les métaphores les plus saugrenues, les plus inattendues, les plus inventives. Voir les textes de ce poète qui me fait l'honneur d'apprécier mes traductions, telles qu'elles sont parues dans deux anthologies, Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, ed. du Jasmin, et Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, Tarabuste Editions ainsi que dans le cahier de 15 pages que je lui ai consacrées pour ses 75 ans, avec d'autres textes, dans le n° 20 de la revue Triages (Tarabuste), en juin 2009 (toujours disponible chez l'éditeur, lien avec sa boutique dans la Colonne de droite). Je me suis arrangée pour présenter des textes différents dans chaque publication, soit en tout plus d'une trentaine de documents, en vers, en vers libres et en prose.