Le
12 juin dernier, je vous présentais un reportage très tendancieux de TVE sur la mort du procureur Alberto Nisman, présenté une
nouvelle fois avec la désinformation distillée par Clarín et, à
un moindre degré, La Nación, une série de mensonges montée pour
détériorer l'image internationale du gouvernement argentin et
singulièrement celle de la Présidente Cristina Kirchner.
En gros titre : "Cristina à la première personne" |
Ce
matin, c'est The New Yorker qui s'est joint à ce sinistre chœur
pour déconsidérer une femme qui a le tort d'être une femme et de
mener une politique incompatible avec l'ordre financier régnant,
notamment depuis les Etats-Unis d'Amérique.
Heureusement,
Cristina Kirchner n'est pas née de la dernière pluie. Elle a pris
ses précautions et les devants.
Lorsque, le 11 mars dernier, elle a
accordé une interview au journaliste du New-Yorker, Dexter Filkins,
elle l'a fait enregistrer et filmer, dans la résidence
présidentielle de Olivos, où elle vit et travaille, surtout l'été.
Et elle a surpris tout son monde hier dans l'après-midi en publiant,
sur son site Internet personnel, l'intégralité de cette interview
d'une heure et cinquante minutes, où elle répond en espagnol et
avec de longs développements politiques aux questions sournoises et
en anglais de son interlocuteur. Par la suite, aujourd'hui, le même
document a été mis en ligne, sans doute par erreur ou par excès de
zèle, sur le site de la Casa Rosada avant d'en être retiré
quelques heures plus tard : on ne trouve sur le site de la
Présidence que les deux liens vers le site personnel de Cristina,
l'un pour la version en espagnol de l'interview (avec sous-titrage
des questions) et l'autre pour la version en anglais (avec
sous-titrage des réponses), et dans un cas comme dans l'autre la
vidéo, en haute définition, porte le logo du site Web personnel et
non pas le logo de la Casa Rosada (l'entretien est aussi traduit en
langage des signes). Il semblerait que comme à son habitude,
Cristina a voulu marquer la différence entre une intervention
officielle et une interview accordée en tant que responsable
politique, à un moment où elle était attaquée, et qui ne
s'adressait pas à la Nation, comme c'est le cas des discours
officiels retransmis par les médias publics (radio et télévision).
Je vois dans ce refus du mélange des genres un signe de respect des
institutions.
Pour
Dexter Filkins, il s'agissait, dit-il, de faire un reportage sur la
mort du procureur Alberto Nisman, retrouvé sans vie dans la nuit du
18 janvier, baignant dans son sang dans sa salle de bain d'un
appartement où personne d'autre n'avait pénétré depuis la veille
au soir. Je vous en ai parlé à plusieurs reprises ici jusqu'à ce
qu'il soit clairement établi que le scandale n'avait pour but que de
déstabiliser un gouvernement qui ne plaît pas à tout le monde mais
qui n'en a pas moins été démocratiquement désigné par des
élections régulières.
Au
début de l'entretien, on le voit parler à Cristina avec une espèce
de fausse révérence, avec un ton quelque peu supérieur qu'on
emploierait pour s'adresser à une étudiante très occupée en
période d'examen. Toutefois, la mandataire parvient à conserver son
calme et sa maîtrise, dont elle ne se départit qu'un bref moment,
au bout d'une heure et quarante-deux minutes. La mauvaise foi de son
interlocuteur, son arrogance fielleuse la poussent alors presque hors
de ses gonds mais quatre minutes après, elle a repris le dessus et
elle renverse la situation. Elle le prend à son jeu, le pousse dans
les objections de ses retranchements chafouins et le contraint à
reconnaître que tout ce montage autour de sa soi-disant implication
dans le crime ne profite qu'à l'opposition, ce qu'il reconnaît du
bout des lèvres, d'une voix presque inaudible. On le voit très
mécontent de devoir supporter l'équipe de tournage et les deux
caméras. Son attitude tourne parfois à la franche discourtoisie. Il
lui arrive de se montrer impatient, voire exaspéré lorsque Cristina
lui expose ses vues et lui explique ses décisions. On voit très
nettement à plusieurs reprises qu'il ne l'écoute même pas. Quelle étrange attitude pour un journaliste qui obtient
d'interviewer un chef d'Etat et ne supporte pas que celui-ci
lui parle des grands enjeux politiques de son pays et de la stratégie
suivie pour établir et renforcer un état de droit. Surtout si ce
journaliste est citoyen de cette grande démocratie que sont les
Etats-Unis !
A
peu près toutes les thématiques de la politique des Kirchner, mari
et femme, sont abordées et longuement expliquées par Cristina, qui
expose les choses dans l'ordre, sans note, avec une grande
connaissance des dossiers : procès contre les criminels de la
Dictature, souvenir de Néstor Kirchner, décédé en octobre 2010,
relation avec l'Iran en rapport avec l'attentat contre la AMIA,
affaire Nisman et accusations portées contre elle, dette nationale
et querelle avec les fonds spéculatifs soutenus par la justice
new-yorkaise depuis plus d'un an, réformes économiques avec nationalisation de
plusieurs outils structurels (régime des retraites, compagnie
aérienne, industrie pétrolière, chemins de fer...), relation
avec les Etats-Unis et les pays de la région, réforme des services
secrets argentins et changement de portage des écoutes judiciaires
aujourd'hui à la charge non plus du gouvernement et des services
secrets mais d'un département de la Justice...
Plus
rien de tout cela ne figure dans l'article publié en ligne ce matin
à New York dans le numéro daté du 20 juillet 2015 (sic) de la
revue :
- l'affaire Nisman est racontée avec de perpétuels allers-retours dans le temps qui font perdre leurs repères aux lecteurs,
- les deux chefs d'Etat successifs sont tous les deux désignés par le même patronyme très rarement accompagné d'un prénom, tant et si bien qu'on ne sait pas quand Filkins parle de Néstor Kirchner (président de 2003 à 2007) et quand il parle de Cristina Fernández de Kirchner (présidente depuis 2007),
- l'interview avec la présidente est réduite à quelques propos sur Nisman, et encore sont-ils rapportés comme a priori dénués de fiabilité,
- le journaliste insiste sur des détails sans signification politique comme l'aspect de sa robe, le style de son maquillage, la description de la pièce où a lieu le rendez-vous, le nombre d'assistants présents...,
- le récit est truffé de contresens culturels. Ainsi lorsque la Présidente demande qu'une coiffeuse s'occupe de Filkins, il s'offusque alors que c'est plutôt gentil de sa part. Elle veut qu'il soit à son avantage (l'allure que l'on a à l'écran, c'est très important en Argentine, surtout quand on s'y connaît un peu en communication et c'est le métier d'un journaliste comme d'une avocate, or elle est avocate de formation). Lorsqu'elle demande à sa coiffeuse si tout va bien et que cette personne lui répond "Divina!", il y voit une flagornerie éhontée alors que divino, divina en Argentine, c'est un compliment élémentaire qu'on peut traduire en français par "super", "impec", "très bien" ou même "génial", ce qui ne doit bien entendu pas être pris au pied de la lettre. La coiffeuse fait donc le commentaire qu'on lâche dans son métier à quelqu'un que l'on apprécie lorsqu'on a fini son travail et qu'on va se retirer. Et tout est du même tonneau.
Voilà comment Filkins résume la manière dont Néstor Kirchner a
fait abolir la ley de obediencia debida (loi sur l'obéissance due,
c'est-à-dire celle qui exemptait de poursuite judiciaire les militaires bourreaux sous prétexte qu'ils n'avaient fait
qu'obéir à des ordres de leurs supérieurs) et a relancé le
processus de jugement des criminels de la Dictature :
The
military regime collapsed in 1983, following Argentina’s
humiliating defeat in the Falklands
War, but for decades the country’s civilian leaders largely
refrained from investigating the crimes of the past. Each week, the
mothers of people who had been disappeared gathered in front of the
Presidential palace in silent protest. After Néstor Kirchner was
elected, in 2003, he walked into the Naval Military College and
demanded that portraits of the military leaders in the lobby be
removed. On another occasion, standing before an assembly of
officers, he announced, “I want to make it clear, as President of
this nation, I am not afraid of you.” Some of the generals walked
out. In 2005, Kirchner supported the repeal of two amnesty laws, and
he instructed prosecutors to begin investigating.
Néstor
and Cristina were young, colorful, and smart; former law-school
sweethearts, they prompted comparison to Bill and Hillary Clinton. In
2007, Néstor announced that he would stand aside to allow Cristina,
then a senator, to run for President. After taking office, Cristina
presided over the convictions of hundreds of officers for murder and
torture. “What Néstor began, Cristina continued,” Raúl
Zaffaroni, a former justice of the supreme court, told me.
(Dexter
Filkins, The New-Yorker)
Le
régime militaire est tombé en 1983, après l'humiliante défaite de
la guerre des Falklands, mais pendant des dizaines d'années (1), les
responsables civils du pays (2) empêchèrent les enquêtes sur les
crimes du passé. Chaque semaine, les mères des disparus se
rassemblaient en face du palais présidentiel pour une manifestation
silencieuse (3). Après son élection en 2003, Néstor Kirchner se
rendit à l'Ecole Navale (4) et ordonna de retirer du couloir les
portraits des chefs militaires. A un autre moment, devant une réunion
d'officiers, il annonça : "Que ce soit bien clair, en tant que
Président de la Nation, je n'ai pas peur de vous". Certains des
généraux quittèrent les lieux (5). En 2005, Kirchner soutint (6)
la révocation de deux lois d'amnistie et il donna des consignes aux procureurs pour qu'ils lancent les instructions.
Néstor
et Cristina étaient jeunes, brillants et intelligents. Autrefois
amoureux sur les bancs de la faculté de droit (7), on les compara
très vite à Bill et Hillary Clinton (8). Après sa prise de
fonction, Cristina régna sur la condamnation de centaines
d'officiers pour meurtres et torture (9). "Ce que Néstor a commencé,
Cristina l'a poursuivi", m'a dit Raúl Zaffaroni, ancien juge à la
Cour suprême (10).
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Et
voilà comment il raconte la mésaventure arrivée à la frégate La Libertad.
Cela
aussi, ça vaut son pesant d'encre et de papier.
In
2012, an Argentine naval vessel was seized at a Ghanaian port on one
creditor’s
request; the ship was released by a court order.
(Dexter
Filkins, The New-Yorker)
En
2012, un vaisseau argentin a été saisi dans un port du Ghana à la
requête d'un créancier. Le navire a retrouvé sa liberté sur
l'ordre d'un tribunal.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Or le tribunal dont il parle n'est autre que la Cour Internationale de La Haye, pas un quelconque tribunal par conséquent et surtout pas un tribunal ghanéen. Car il a fallu que l'Argentine recoure à un tribunal institué par l'ONU, ni plus ni moins, pour retrouver la frégate saisie. Et le bâtiment en question n'était pas non plus n'importe quel navire, c'était le navire-école de la Marine nationale. C'est-à-dire que des institutions privées s'étaient attaquées aux intérêts vitaux d'un pays souverain. Pour ce journaliste, plus rien de tout cela n'existe. Un simple fait divers maritime !
Je vous invite donc à visionner l'interview, dont la transcription est disponible en intégralité, dans le texte et en traduction anglaise, sur le site personnel de Cristina Fernández de Kirchner (11) puis à lire l'article, en anglais, sur le site du New Yorker. Ensuite comparez les deux.
Je vous invite donc à visionner l'interview, dont la transcription est disponible en intégralité, dans le texte et en traduction anglaise, sur le site personnel de Cristina Fernández de Kirchner (11) puis à lire l'article, en anglais, sur le site du New Yorker. Ensuite comparez les deux.
Edifiant et très inquiétant pour l'avenir de la démocratie lorsque
ceux qui détiennent les clés de l'information trompent ainsi le
public qui leur accorde pourtant sa confiance.
Et
pour approfondir :
lire
l'article de Página/12 ce matin
lire
l'article de Clarín ce matin avant l'aurore
lire
l'article de Clarín après la parution en ligne de celui du
New-Yorker
lire
l'article de La Nación sur l'interview
lire
l'article de La Nación sur Dexter Filkins
lire
la dépêche de Télam
lire
l'article de La República, le quotidien uruguayen.
La
Prensa, à Buenos Aires, a réparti le contenu de l'interview sur
trois articles et un entrefilet :
Article n° 1 (sur l'attentat contre l'AMIA)
Article n° 2 (sur le réquisitoire de Nisman contre Cristina)
Article n° 3 (sur le modèle argentin promu par le gouvernement Kirchner)
Entrefilet (sur la publication de l'interview par Cristina sur son site).
Voir
le contenu complet du numéro de The New-Yorker daté du 20 juillet.
Pour
repasser les détails de l'affaire Nisman, cliquez sur le mot-clé
dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
Ajout du 14 juillet 2015 :
Lire l'article de La Prensa sur l'article publié par The New Yorker.
A noter que la différence entre le contenu de l'interview accordée par Cristina et la caricature de diva capricieuse et imbécile donnée d'elle à l'étranger, une image fausse qui porte atteinte à l'ensemble du pays, présenté comme une république bananière qu'il n'est pas, ne choque nullement la rédaction, prête à donner le Bon Dieu sans confession à la revue des Etats-Unis puisque tout se qui se publie là-bas est réputé fiable de ce seul fait !
Il faut continuer à dire que ce très long article du New Yorker est un tissu de mensonges et d'approximations anti-déontologiques et que cette revue manipule l'opinion publique internationale pour nuire aux intérêts d'un pays qui tâche de se relever.
Ajout du 14 juillet 2015 :
Lire l'article de La Prensa sur l'article publié par The New Yorker.
A noter que la différence entre le contenu de l'interview accordée par Cristina et la caricature de diva capricieuse et imbécile donnée d'elle à l'étranger, une image fausse qui porte atteinte à l'ensemble du pays, présenté comme une république bananière qu'il n'est pas, ne choque nullement la rédaction, prête à donner le Bon Dieu sans confession à la revue des Etats-Unis puisque tout se qui se publie là-bas est réputé fiable de ce seul fait !
Il faut continuer à dire que ce très long article du New Yorker est un tissu de mensonges et d'approximations anti-déontologiques et que cette revue manipule l'opinion publique internationale pour nuire aux intérêts d'un pays qui tâche de se relever.
(1)
Contresens culturel : en Argentine, dire que quelque chose a
duré des décadas, cela ne veut pas dire que ça ait duré des
décennies mais une éternité. C'est-à-dire tout simplement que ça
a duré trop longtemps au goût du locuteur. L'impunité a duré tout
juste une dizaine d'années, de 1985 (lorsque Raúl Alfonsín a mis
un terme aux procès pour que l'Etat reprendre un fonctionnement
normal) jusqu'en 2005, date de leur reprise, sous l'impulsion de
Néstor Kirchner. En attendant, dans les années 1990, Carlos Menen
avait fait voter les lois d'amnistie qui empêchèrent un temps toute
espèce de procès, comme c'est toujours le cas dans la plupart des
pays d'Amérique du Sud, notamment en Uruguay et au Brésil.
(2)
De qui parle-t-on ici ? Comme je le disais dans la note n° 1,
de Carlos Menem, celui-là même qui était président au moment de
l'attentat contre la AMIA et qui est accusé par une association de
victimes d'avoir couvert les poseurs de bombes. Un journaliste digne
de ce nom fait-il honnêtement son métier en occultant cette
information ?
(3)
Il oublie juste de préciser qu'elles avaient commencé ce type de
manifestation sous la Dictature, ce qui lui donne tout de même une
autre signification.
(4)
Il doit s'agir de l'ESMA, aujourd'hui désaffectée et devenu un
vaste campus consacré au lien entre la culture et les droits de
l'Homme. Je peux me tromper mais il me semble que cette scène n'a
pas eu lieu à l'ESMA mais dans la galerie des portraits
présidentiels à la Casa Rosada, dont il a fait retirer tous les
portraits des chefs d'Etat de la Junte.
(5)
De l'anecdote, encore de l'anecdote, toujours de l'anecdote. Comment
a réagi sa majorité, son opposition, l'opinion publique, les ONG
des droits de l'Homme ? Le lecteur de The New-Yorker n'en saura
rien.
(6)
Il n'a pas "soutenu" cette abolition. Il en a pris l'initiative.
(7)
N'aurait-il pas été plus simple et plus neutre de dire qu'ils
s'étaient connus pendant leurs études et qu'ils s'étaient trouvés,
comme elle le dit dans l'interview sans faire des phrases ni du
sentiment, parce qu'ils partageaient les mêmes convictions
politiques et militaient dans le même mouvement... Mais non, il faut
verser dans le romanesque de pacotille !
(8)
Première nouvelle ! En Argentine, on les a plutôt rapprochés
d'autres référents, Perón et Evita par exemple...
(9)
Quelle affreuse bonne femme, non ? Avoir fait jeter en prison
ces pauvres officiers qui avaient tué et torturé des opposants,
quelle horreur ! Allez donc écouter comme il lui en parle au
début de l'interview en la félicitant d'un processus de
démocratisation et de justice qui n'a pas d'équivalent dans le
monde où ces procès se sont tenus en dehors des territoires
nationaux qui ont été le théâtre des crimes poursuivis. Ce qui
était à l'honneur de l'Argentine dans le salon de la résidence de
Olivos devient cette bouillie infecte dans l'article écrit en
anglais !
(10)
Et hop, autre tour de passe-passe ! Où est mentionnée sa
récente élection à la Cour Inter-américaine des Droits de
l'Homme ? Vous vous souvenez des procès que lui faisait
l'opposition au sujet d'un livre où il aurait soutenu la dictature ?
Comme par hasard, depuis qu'il a été élu à la Cour
Inter-américaine, plus personne n'en parle. Ce qui prouve bien qu'on
a sorti ce truc que dans le but de démolir sa candidature et comme
ça n'a pas marché, on a remis l'affaire au magasin des accessoires.
(11)
Il est possible que ce gros travail de transcription et de traduction
comme celui du tournage et de montage, ainsi que la musique du
générique, soient l'œuvre du personnel de la Casa Rosada. Mais il
est tout aussi possible que ce soit celui de militants, probablement
de La Campora, la jeunesse kirchnériste présidée par le fils du
couple Kirchner. Les conditions du tournage sont assez claires :
dans le générique, de début et de fin, on voit installer en
accéléré le matériel depuis une caméra de sécurité située au
plafond. Et pendant l'entretien, on voit à deux reprises Cristina
ajuster son micro qui lui échappe. Rien de tout cela n'a été
coupé.