Jeu de mots en une pour ne pas changer et un impressionnant graphique en arrière-fond |
Hier,
la Présidente, flanquée du ministre du Travail, Carlos Tomada, du
ministre de l'Economie, Axel Kiciloff, d'un représentant de la
COPAL, principale fédération patronale hors secteur rural (le seul
à avoir pris la parole au nom de tous les délégués présents) et
des deux représentants des syndicats ouvriers, CTA et CGT, et pour
la première fois en présence du délégué de l'OIT, a annoncé
l'augmentation du salaire minimum argentin qui passera en deux fois,
au 1er
août puis au 1er
janvier 2016, à 6.060 $/mois (soit 600 € environ), soit 28,5% en
tout, réparti en 18,5 le mois prochain et 10 au début de l'année
prochaine. L'indexation (movilidad) en deux tranches est la pratique
ordinaire en la matière. A ce jour, ce salaire minimum (Salario
Mínimo, Vital y Móvil) était de 4.716 $ ARG.
Il
s'agit du plus haut plancher salarial d'Amérique du Sud. Il est vrai
aussi que cette première place est à relativiser au vu de l'ample
partie du marché du travail qui échappe encore et toujours et sur
tout le continent, aux dispositions sociales que la loi et parfois
les constitutions prévoient. Environ 30% de l'activité dans les
secteurs secondaire et tertiaire (1) appartient encore à l'économie
clandestine en Argentine aujourd'hui, malgré les progrès
indéniables obtenus par l'Etat depuis huit à neuf ans dans les
contrôles sociaux et fiscaux sur tout le territoire.
Dans
son communiqué officiel, la Casa Rosada rappelle qu'avant l'élection
de Néstor Kirchner, le salaire minimum n'était que de 200 $ (à
évaluer à partir d'une inflation de 25% l'an environ et en tenant
compte que Néstor Kirchner a été élu au pire moment de la crise
économique déclenchée par la faillite du pays à Noël 2001). Cela
correspond à une augmentation de 2.258 % en douze ans, ce qui,
rapporté au taux d'inflation annuelle, correspond tout de même à
une hausse très sensible pour le pouvoir d'achat des bénéficiaires,
et ceux-ci existent bel et bien, même s'ils ne sont pas aussi
nombreux qu'ils le seraient dans un Etat structuré de plus vieille
tradition.
A
l'issue de cette dernière négociation tripartite annuelle
(gouvernement, syndicats, patronat), le premier à prendre la parole
après le Ministre du Travail est le représentant patronal et dans
son discours, celui-ci reconnaît ouvertement la difficulté que son
organisation a rencontrée pour accepter la mesure du fait de la
crise qui touche certains secteurs de l'économie. Mais satisfait du
fonctionnement de l'instance, il soutient le projet de fondation d'un
Conseil économique et social qui manque encore, affirme-t-il, à
l'outillage économique de l'Etat. Il faut avoir entendu cela dans la
bouche d'un grand patron argentin ! Quelle évolution... Le
patronat argentin, en tant que tel, n'a en effet jamais participé
aux débats du catholicisme social qui a marqué, face au socialisme
montant, une bonne partie de son équivalent européen, du moins dans
les pays catholiques, à la fin de la révolution industrielle, et
qui, au XIXème
siècle, s'est traduit par des politiques paternalistes, dans des
entreprises comme Michelin, pour prendre l'exemple d'une compagnie
industrielle qui perdure (2), dispositions totalement dépassées de
nos jours mais qui n'en ont pas moins fourni un modèle pour
l'Etat-Providence. Sans doute dans cette louange de l'esprit de
dialogue qui règne depuis 12 ans dans cette institution paritaire,
est-il permis de reconnaître un nouvel indice de la démocratisation
progressive de la société en Argentine...
L'ensemble
de cette dernière réunion est marqué par la fin de la période
kirchneriste, puisque Cristina quitte nécessairement ses fonctions
en décembre (3). C'est d'autant plus frappant que les discours ne
sont pas lus mais prononcés librement sur le moment (ce qui ne veut
pas dire qu'ils n'ont pas été préparés à l'avance mais que ces
hommes sont suffisamment sûrs de leurs positions pour ne pas
ressentir le besoin de s'en tenir à des propos convenus d'avance
avec leurs mandants).
Fin de la réunion. Photo Présidence de la Nation argentine |
Prenant
la parole la dernière, elle aussi sans notes, sauf à la toute fin,
improvisant son discours comme d'habitude, la Présidente Cristina
Fernández de Kirchner a souligné que pas une seule fois en douze
ans d'existence de cette instance tripartite constitutionnelle, le
Gouvernement n'a eu besoin de recourir à son droit discrétionnaire
de fixer unilatéralement le taux d'indexation puisque les
participants paritaires, syndicats et fédération patronale, sont
toujours parvenus à trouver un terrain d'entente quelles que soient
les difficultés qui se dressaient entre eux et le retard que prenait
leur décision (comme c'est le cas cette fois-ci, l'indexation étant
annoncée en juin, pour une entrée en vigueur au 1er
juillet, parfois avec valeur rétroactive si la date du 30 juin est
dépassée, et non pas en août).
Dans
un pays où la politique sociale est traditionnellement conflictuelle
(on est loin de la cogestion à l'allemande ou du consensus à la
belge), ce n'est pas une petite victoire et il faut la mettre au
compte non pas du Gouvernement en tant que tel mais à celui de tout
le pays au cours de cette période que les kirchneristes appellent la
Década Ganada (la décennie des acquis) (4).
Dressant
un bilan économique de sa présidence, Cristina a rappelé combien
elle avait toujours voulu soutenir l'économie et la protéger des
fluctuations de la conjoncture internationale en développant
prioritairement le marché intérieur et la demande, en faisant
progresser le pouvoir d'achat de tous les Argentins. Bref, exactement
l'inverse de ce qu'a exigé le FMI dans tous les pays d'Amérique du
Sud où il est intervenu (et de ce que vient d'exiger l'Europe de la
Grèce... contre l'avis du FMI). Cristina attribue les difficultés
actuelles que traverse l'économie argentine à la crise qui touche
l'Europe et, à un moindre degré, la Chine (grand partenaire des
pays d'Amérique du Sud et de l'Europe) (5). Enfin, entre autres
déclarations faites au cours de cette réunion, elle a souligné
avec insistance le lien entre la répartition de la richesse et la
démocratie pour justifier sa politique de demande et son rejet de la
politique de l'offre. Ce que tant et tant d'économistes dits
orthodoxes à l'extérieur des frontières, du côté de la pensée
dominante mondialisée, lui reprochent en flétrissant son action
comme populiste, repris en cela à l'unisson par les opposants et
surtout par la presse et les médias d'opposition (6).
La
chef d'Etat a achevé son intervention sur un double hommage, d'abord
à l'œuvre fondatrice en la matière, celle du couple Perón ("un
señor y una señora", dit-elle sans avoir besoin de préciser
davantage). En effet, c'est Perón, soutenu par la militance de sa
femme, qui a créé les congés payés, le 13ème
mois, le droit syndical, la représentation institutionnelle et
légale des salariés, l'arrêt-maladie indemnisé, le système de
retraite par répartition, etc. (7). Ensuite à la société
argentine qui démontre en ce moment, pour la première fois de son
histoire, sa capacité à surmonter, constitutionnellement,
démocratiquement et pacifiquement, la plus grave crise
économico-politique qu'elle ait jamais affrontée, celle de 2001 qui
avait mis le pays à genoux, à la manière de la Grèce aujourd'hui
(exception faite, et elle reste importante, de l'intégration de la
République hellénique dans une zone monétaire qui la dépasse).
Dernière
remarque de ma part : tout le monde l'écoute. On ne voit pas
autour de la table les participants regarder les mouches, bailler aux
corneilles, consulter leur smartphone ou soupirer d'ennui comme l'a
fait si ostensiblement le journaliste du New Yorker lorsque Cristina l'a reçu à la résidence de Olivos !
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situé sous le titre de chaque entrée de ce blog.
Pour
aller plus loin :
lire
l'article de Página/12 qui en fait sa une
Clarín
se contente d'un entrefilet minimaliste.
Lire
aussi le communiqué officiel de la Casa Rosada
(Les trente-huit minutes de cette réunion du CSMVM est disponible, en visionnage
en ligne et en téléchargement gratuit en basse résolution, en
format flv, sur la partie droite de la page).
(1)
Dans le secteur agricole et dans l'emploi domestique, la situation
est bien pire.
(2)
Vaste mouvement de réflexion qui en France commence dès la
Monarchie de Juillet et qui a participé à fonder la doctrine
sociale de l'Eglise. En revanche, le patronat protestant, dominé par
le modèle anglo-saxon, n'a été que très rarement atteint par ce
courant de réflexion. Le patronat argentin, descendant des
conquistadors esclavagistes, ne s'est que fort peu senti interpellé
par la doctrine sociale de l'Eglise et le paternalisme européen.
(3)
Pour l'heure, il semble que son successeur devrait poursuivre dans la
même voie, si les sondeurs ne se trompent pas et si c'est bien
Daniel Scioli qui est élu en octobre.
(4)
La Década ganada devient ainsi le pendant honorable d'une bien
sinistre période de l'histoire argentine, la Década Infame (la
décennie ignoble), quand régnait sur le pays un despotiste
anticonstitutionnel, militariste et para-faciste, inauguré par le
premier coup d'Etat (6 septembre 1930) perpétré contre un
gouvernement social (UCR), démocratiquement élu et réélu depuis
1916. Inutile de dire que l'opposition, elle, y voit une Decada
perdida. Mais ça, c'est le jeu de la démocratie. Tant que le jeu de
mots occupe la place du pustch...
(5)
Au nombre des échanges importants : investissements européens,
surtout espagnols, dans l'industrie, la grande distribution et de
plus en plus dans l'agriculture (l'italien Benetton gère des
concessions territoriales où il fait élever des moutons et autres
animaux à laine, pour citer l'exemple le plus connu) et débouchés
en Europe pour de nombreuses matières premières agricoles et pour
les hydrocarbures, et pour une grande variété de services
externalisés, invisibles aux yeux du citoyen lambda. On peut y
trouver de la gestion comptable ou informatique, des plateformes
d'assistance téléphonique, de la création pour le multimedia et le
film d'animation, la location des sites naturels pour des tournages
cinématographiques et télévisuels, etc.
(6)
Il faut bien remarquer que, quoi qu'en dise la diva du petit écran,
Mirtha Legrand, qui n'a rien d'une politologue distinguée (c'est une
sorte de Michel Drucker féminin, sur-maquillé et hargneux), la
plupart des grandes décisions économiques prises par Cristina, à
l'exception notable de l'indexation des taxes à l'exportation du
soja et du blé qui inaugura ce blog le 19 juillet 2008, ont été
votées dans un consensus remarquable dans les deux Chambres tout au
long des huit ans qu'ont duré ses deux mandats successifs (ou au
pire, grâce à l'absentéisme des plus sectaires des parlementaires,
lorsqu'ils ne voulaient pas voter pour sans pouvoir voter contre,
pour ne pas se faire écharper par leurs électeurs) :
renationalisation d'Aerolineas Argentinas, de YPF, des chemins de fer, indexations successives des minimums sociaux, rétablissement du
système de retraite par répartition comme système de base,
universalisation des allocations familiales sous plafond de ressources indépendamment de la situation professionnelle des
parents, sans parler du succès des programmes négociés par le
Gouvernement, les différents Planes Canje (prime à la casse et au
renouvellement d'équipements, de l'électroménager aux véhicules privés) ou de l'accord Precios Ciudados dans les grandes surfaces.
Même les nouveaux indices nationaux, pour la définition desquels
l'institut de statistiques, l'INDEC, a été aidé par l'expertise du FMI, ne semblent pas pris en défaut par l'opposition qui ne les
critique plus alors que l'on est en pleine campagne électorale.
(7)
L'action de Perón, ministre puis président, de 1943 à 1955, a été
un condensé de ce qui s'est fait en France d'une part sous le Second
Empire, d'autre part la première année du Front Populaire.