vendredi 19 novembre 2010

L'hommage d'un petit-fils identifié à Néstor Kirchner [Actu]

Le 9 novembre dernier, Página/12 publiait un hommage de Horacio Pietragalla Corti à Néstor Kirchner, l'ancien président de la République décédé à Calafate le 27 octobre dernier.

Horacio Piertagalla Corti est l'un des petits-enfants identifiés par la Justice saisie par l'association Abuelas de Plaza de Mayo (grands-mères de la Place de Mai) qui recherche les enfants volés à leur famille en bas âge par la Dictature et remis, sous une fausse identité, à des familles affidées au régime en adoption plénière. Voilà ce qu'il disait, en hommage au Président qui a relancé les actions en justice contre les criminels de la Dictature après la loi d'amnistie qui avait été adoptée quelques années après le retour de la démocratie pour permettre au pays de se renouer avec une vie administrative et institutionnelle aussi normale que possible. Voilà ce qu'il racontait en version bilingue comme d'habitude :

Un momento histórico
Tuve la fortuna de poder recuperar mi identidad gracias a las Abuelas de Plaza de Mayo el 3 de abril de 2003, un mes y medio antes de que asumiera Néstor Kirchner como presidente. Al poco tiempo, Kirchner nos recibió a un grupo de nietos en la Casa Rosada. Recuerdo que apenas ingresamos al despacho de Presidencia, acompañados por el doctor Eduardo Luis Duhalde (quien conoció mucho a mi padre), le dice: “Este es Horacio Pietragalla, el hijo del Chacho”. Néstor me miró y me dijo: “Vi sólo una vez a tu papá, pero recuerdo que acompañé a un muy amigo mío, a quien yo respetaba mucho políticamente (no recuerdo su nombre, pero me lo dijo), de La Plata a Constitución a una reunión con él. Me habló tan bien de tu viejo que yo automáticamente lo admiré”. Relató esta anécdota feliz de poder contarme algo que pudiera tomar para reconstruir esa gran ausencia.
Horacio Pietragalla Corti, Página/12

Un moment historique
J'ai eu la chance de pouvoir retrouver mon identité grâce aux Grands-Mères de la Place de Mai le 3 avril 2003, un mois et demi après la prise de fonction de Néstor Kirchner comme Présidente. Peu de temps après, Kirchner a reçu un groupe de petits-enfants dont je faisais partie à la Casa Rosada. Je me rappelle qu'à peine nous étions entrés dans le bureau présidentiel, accompagnés par le Dr. Eduardo Luis Duhalde (qui avait bien connu mon père) qu'il lui dit : "Voici Horacio Pietragalla, le fils de Chacho". Néstor m'a regardé et il m'a dit : "Je n'ai vu ton père (1) qu'une fois mais je me souviens que j'accompagnais un très bon ami à moi, que je respectais beaucoup su le plan politique (je ne me souviens plus de son nom mais il me l'a dit), de La Plata à Constitution (2) pour une réunion avec lui. Il m'avait parlé tellement bien de ton père (1) que je l'ai automatiquement admiré". Il avait rapporté cette anecdote tout heureux de pouvoir me raconter quelque chose que je pourrai prendre pour remplir cette grande absence.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Siguió la reunión, nos sentamos a una mesa grande y comenzamos a presentarnos. Cuando llegó mi turno fueron tantas las ganas de vomitar todas mis contradicciones que dije algo así: “Mis padres del corazón (los que al día de hoy considero apropiadores) me criaron con amor y están detenidos porque son ama de casa y carpintero, pero en cambio el juez que lleva mi causa, Marquevich, está por ser destituido por detener a Ernestina Herrera de Noble porque es la dueña de Clarín”. Néstor miró a un costado, donde estaba Eduardo Luis Duhalde, como si ésa fuera una situación bastante incómoda, me miró de vuelta y respondió contundentemente: “Nuestros compañeros jamás los abandonaron y las personas que los criaron tienen que rendir cuentas ante la Justicia. Sabemos que hoy la Justicia no es para todos igual, pero eso es lo que tenemos que cambiar”. Me quedé mudo y desconcertado ante su respuesta, pero me relajé a medida que pasaba la reunión. Quiero que sepan que igual no le creí nada.
Horacio Pietragalla Corti, Página/12

La rencontre a continué, nous nous sommes assis autour d'une grande table et nous avons commencé à nous présenter. Quand est arrivé mon tour, j'avais tellement envie de vomir toutes mes contradictions que j'ai dit quelque chose du genre : Mes parents de coeur (ceux qu'aujourd'hui je considère comme des kidnappeurs d'enfants) (3) m'ont élevé avec amour et ils sont écroués parce qu'ils sont une mère de famille et un charpentier mais de son côté, le juge qui instruit mon affaire, Marquevich, est sur le point d'être destituer pour avoir mis en prison Ernestina Herrera de Noble, parce qu'elle est la patronne de Clarín (4) . Néstor a regardé du côté où était Eduardo Luis Duhalde, comme si c'était une situation plutôt délicate, il m'a à nouveau regardé et il m'a répondu fermement : "Nos camarades ne vous ont jamais abandonnés et les personnes qui vous ont élevés ont à rendre des comptes devant la Justice. Nous savons qu'aujourd'hui la Justice n'est pas égale pour tous mais ça, c'est qu'il faut que nous changions". Je suis resté muet et déconcerté devant sa réponse, mais je me suis détendu au fur et à mesure que se déroulait la rencontre. Et je vous prie de me croire : je n'avais aucune confiance dans ce qu'il disait.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Después, qué más contar, leyes que reconocieron los delitos hacia los hijos de desaparecidos, anulación de las leyes de Obediencia Debida y Punto Final, recuperación de la ESMA y otros centros clandestinos de detención, todo esto acompañado por los cambios en la Corte Suprema... Pero yo no confiaba que esto se estaba realizando por convicción. Cito parte del recordatorio a mi mamá, publicado en Página/12 el 5 de agosto de 2006: “Hoy muchos los recuerdan, pero se olvidan de los desaparecidos de hoy”. Hacía referencia a los excluidos.
Horacio Pietragalla Corti, Página/12

Après, que raconter d'autre, des lois qui ont reconnu les crimes (5) envers les fils de disparus, l'annulation des lois d'Obéissance Due et Point Final (6), la prise de contrôle civile de l'ESMA et d'autres centres clandestins de détention, tout cela est accompagné par les changement à la Cour Suprême... Mais moi je n'avais pas confiance dans le fait que tout ça était fait par conviction. Je cite une partie du texte de souvenir pour ma mère, publié dans Página/12 le 5 août 2006 : Aujourd'hui, beaucoup se souviennent de vous mais on oublie les disparus d'aujourd'hui. Il faisait référence aux exclus.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Sin embargo, la ley de medios, la nacionalización de las AFJP, la Asignación Universal por Hijo, la jubilación para los que no pudieron aportar, entre otras medidas, y las políticas de integración latinoamericana demostraron que lo que hace este gobierno no es “cooptación” de las políticas de derechos humanos.
Horacio Pietragalla Corti, Página/12

Pourtant, la loi sur les médias, la nationalisation des AFJP (7), l'allocation universelle par enfant (8), la retraite pour ceux qui n'ont pas pu cotiser, entre autres mesures, et les politiques d'intégration latino-américaine ont démontré que ce que fait ce gouvernement n'est pas de la "cooptation" des politiques de droits de l'homme.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Más allá de recordar y dignificar la memoria de nuestros padres, hoy también son homenajeados cuando se les devuelve la dignidad a los más postergados. Y hoy me duele que Néstor se haya ido sin saber si Felipe y Marcela son hijos de sus compañeros. Muchos creyeron que esto era una guerra entre el ex presidente y el Grupo Clarín, pero otros muchos entendimos que esto era simplemente la búsqueda de verdad y justicia. Nuestras Madres y Abuelas de Plaza de Mayo fueron recibidas siempre y acompañaron a Néstor hasta el último día de su vida: otra vez nos demuestran que su margen de error es mínimo.

Siento, sin dudas, que presencié un momento histórico de nuestra patria. Gracias Néstor por dejarnos ser parte de tu entorno. Fuerza Cristina, acá estamos acompañándote.
Horacio Pietragalla Corti, Página/12

Au-delà du souvenir et des honneurs rendus à la mémoire de nos parents, aujourd'hui on leur rend aussi hommage quand on rend leur dignité aux plus délaissés. Et aujourd'hui j'ai du chagrin que Néstor s'en soit allé sans savoir que Felipe et Marcela (4) sont les enfants de ses camarades. Beaucoup ont cru que c'était une guerre entre l'ancien président et le Groupe Clarín, mais nous sommes nombreux, les autres, à avoir compris que c'était simplement la quête de la vérité et de la justice. Nos Mères et Grands-Mères de la Place de Mai ont toujours été bien reçues et ont accompagné Néstor jusqu'au dernier jour de sa vie : encore une fois, elles nous démontrent que leur marge d'erreur est minime.

Je sens, de manière certaine, que j'ai assisté à un moment historique de notre patrie. Merci Néstor de nous avoir laissé faire partie de ton entourage. Courage, Cristina, nous voici pour t'accompagner. (9)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Hier, un hommage politique et artistique était rendu à Néstor Kirchner au ND Ateneo à Buenos Aires, à l'initiative de Frente para la Victoria, l'alliance électorale dominée par le parti péroniste, dont Néstor Kirchner était le premier personnage. La chanteuse de tango Adriana Varela et l'auteur-compositeur-interprète de folklore Teresa Parodi ont participé à cette soirée devant une salle comble.

Pour aller plus loin :
aller directement aux déclarations de Horacio Pietragalla Corti dans Página/12 du 9 novembre 2010
lire l'article de ce matin sur l'hommage politico-culturel dans Página/12 du 19 novembre 2010

(1) Je traduis par le même terme, "père", deux vocables différents : papá et viejo. C'est qu'en Argentine on va très volontiers utiliser en public des termes très affectueux que dans le même contexte on n'utilisera pas en français en Europe.
(2) Constitución est ici une des grandes gares de Buenos Aires et non pas le quartier du centre-ville. La Plata, capitale de la Province de Buenos Aires à 80 km au sud de Buenos Aires et grande ville universitaire, a été l'un des grands centres de constestation de la Dictature par les jeunes militants intellectuels, dont beaucoup y ont fait leurs études. La Plata a aussi, du même coup, était le lieu de très nombreuses arrestations et de tout aussi nombreuses exécutions sommaires.
(3) Horacio Pietragalla utilise le terme apropiador, c'est le terme par lequel la Justice désigne les parents adoptifs d'enfants volés complices du rapt. Ne sont pas apropiadores les parents adoptifs de bonne foi, nettement moins nombreux que les premiers.
(4) Il fait ici allusion aux graves soupçons qui pèsent sur cette personne qui a adopté deux bébés, d'identité inconnue, en 1977, Felipe et Marcela, dont il est question plus bas, et à une période de prison préventive qui a marqué une procédure qui tire en longueur parce que les avocats de la dame et de ses enfants adoptifs utilisent tous les recours procéduraux pour retarder l'examen génétique qui permettra de savoir si les deux jeunes gens sont ou non des enfants de disparus. Plus loin, Horacio Pietragalla manifeste qu'il n'a même plus le moindre doute sur cette identité d'enfants volés. Rappelons néanmoins qu'encore aujourd'hui, les test ADN n'ont toujours pas pu être effecutés. C'est donc l'attitude des intéressés, leur refus obstiné de collaborer avec la Justice et la mauvaise foi de leurs déclarations ou de celles de leurs avocats, qui ont fini par convaincre tout le monde qu'ils sont enfants de disparus. Ernestina Noble de Herrera est la veuve du vieux Herrera, qui était le propriétaitre familial du groupe de presse Clarín, l'un des plus puissants groupes de presse en Argentine, fortement soupçonné d'avoir profité de la Dictature pour renforcer son empire économique. Cliquez sur le mot-clé Clarín dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus pour accéder à l'ensemble des articles concernant ce quotidien et l'affaire louche à laquelle il est mêlé sans que la rédaction puisse être tenue pour responsable en aucune façon. N'oubliez pas non plus que Página/12 est le concurrent direct de Clarín.
(5) Delitos : traduit ici par "crime". La qualification des actes contraires à la loi est linguistiquement différent en Argentine et en France, Belgique et Suisse. Ce vocabulaire est donc rempli de faux amis. En Argentine, el crimen, c'est "le meurtre" et non pas "le crime". Ainsi el crimen del médico, c'est "le meurtre du médecin" (le médecin est la victime), et non "le crime du médecin" (où le médecin est le coupable). Delito désigne tous les actes contraires à la loi, qu'il y ait violence ou non. En français, on désigne généralement comme "délits" les actes sans violence ou sans violence majeure (cambriolage, vol à l'arrachée, refus de priorité sur la route) et comme "crimes" les actes commis avec violence (vol avec arme, viol, homicide).
(6) C'est le nom de la loi d'amnistie des crimes de la Dictature. La loi a prévu de ne pas poursuivre (point final) les personnes qui auraient commis ces crimes parce qu'elles en avaient reçu l'ordre de supérieur hiérarchique. Ce qui est contraire à la jurisprudence internationale en matière de crimes contre l'humanité depuis Nüremberg. La Déclaration des droits de l'homme prévoit expressement que nul ne peut obéir à des ordres si ces ordres enfreignent les principes de la déclaration elle-même. Or l'Argentine est signataire de la Déclaration universelle des droits de l'homme et le gouvernement de l'Argentine entre 1976 et 1983 était tenu par les obligations nées de cet engagement du pays devant l'Assemblée Générale de l'ONU. La loi a été abrogée sous Néstor Kichner parce qu'elle violait donc cet engagement solennel de l'Argentine, membre des Nations Unies.
(7) Horacio Pietragala fait ici allusion à la suppression de certains régimes de retraite de base par capitalisation décidée par la Présidente Cristina Kirchner (et non pas par son mari). Il confond volontairement les deux parce qu'il lui a sans doute fallu beaucoup de temps pour faire retour sur lui-même et rejeter les idées politiques dans lesquelles il a été élevé par ses parents adoptifs, qu'il aimait encore beaucoup en 2003. Or un mandat présidentiel ne dure que 4 ans en Argentine, c'est sans doute trop peu pour le cheminement psychologique que ces personnes ont à faire une fois qu'elles connaissent leur véritable histoire. Sur la fin des AFPJ, voir mes articles de 2008-2009 sur le sujet dans ce blog.
(8) Il s'agit là d'une mesure sociale prise l'année dernière et qui semble en effet avoir porté ses fruits, en permettant à de nombreux parents indigents d'envoyer leurs enfants à l'école au lieu de les envoyer mendier sur les artères passantes et dans le métro. Voir à ce sujet mon article du 15 septembre 2010 intitulé Choses vues à Buenos Aires et mon article du 26 novembre 2009 sur la création de cette nouvelle allocation familiale.
(9) Les histoires vécues par ces jeunes gens découvrant adultes et dans des circonstances dramatiques leur véritable identité et le sort de leurs parents authentiques ont inspiré de nombreux tangos et autres chansons. Deux d'entre ces tangos seront présentés dans ma prochaine anthologie, à paraître dans les semaines qui viennent et en tout cas avant la fin de l'année aux Editions Tarabuste. Ce sera le numéro thématique 2010 de la revue Triages (Triages, ed. Tarabuste, rue du Fort, 36170 Saint-Benoît-du-Sault, France).