Voilà longtemps que je ne vous
avais pas rapporté ces petits chromos que le poète Luis
Alposta, qui m'a fait l'honneur et l'amitié de signer la
postface de Barrio de Tango (Editions du Jasmin), publie jeudi après
jeudi sur son blog sur les idiosyncrasies de Buenos Aires. Ce grand
praticien et analyste du lunfardo nous a livré il y quatre
jours ce petit bijou linguistico-lexical :
Como en el rapto de las Sabinas, el
lunfardo entró en el territorio del diccionario para alzarse
con un par de palabras, a las que, paradójicamente, las hizo
suyas después de haberles masculinizado el artículo. Se
trata de unas pocas voces que fueron sacadas del “barrio norte”
del diccionario de la Real Academia para ser llevadas al suburbio.
Es así como la rana, con el
significado de astuto, avispado, sagaz y vivaracho, pasó a ser
el rana; la gallina el gallina, con la acepción de cobarde,
pusilánime, miedoso; y la chinche el chinche, designando así
al de mal carácter, al cabrero, al que se enoja o irrita
fácilmente.
Cuando se trata de alguien a quien
consideramos listo, vivo, rápido y despabilado, o que se
muestra dispuesto a prestar compañía y hacerle pata al
otro, decimos que es un pierna.
El careta, y ya no la careta, es el
individuo desvergonzado, caradura, atrevido, descarado, fachatosta o
cara de piedra.
Y así algunas otras por el
estilo: la púa y el púa (astuto, avispado); la chaucha
y el chaucha (tonto); la tuerca y el tuerca (aficionado al
automovilismo); la campana y el campana, que es el que vigila
mientras otro roba y, por último, la papa y el papa frita
(tonto, ingenuo).
Palabras que, como las cautivas en
tiempos de los malones, ya no podrán regresar a sus páginas
de origen. Con sus cambios de significado y de género, sus
antiguas vecinas ya no las reconocerían y de hacerlo, serían
rechazadas, discriminadas, mal vistas.
Luis Alposta
Comme dans le rapt des Sabines, le
lunfardo est entré dans le territoire du dictionnaire pour
s'élever avec deux ou trois mots qu'il a, paradoxalement,
faits siens après en avoir masculinisé l'article. Il
s'agit d'une poignée de termes qu'on a sortis du Quartier Nord
(1) du dictionnaire de l'Académie Royale (2) pour se les
emporter dans les faubourgs.
C'est ainsi que la grenouille (rana),
dans le sens d'astucieux, intelligent, sagace et malin, est devenu le
grenouille, la poule le poule (3), dans l'acception de lâche,
pusillamine, peureux et la punaise (4) le punaise, qui désigne
l'homme au mauvais caractère, la personne soupe-au-lait, qui
se met en colère ou s'irrite facilement.
Quand il s'agit de quelqu'un que nous
considérons comme diligent, vif, rapide et dégourdi, ou
qui se montre disposé à vous accompagner et donner un
coup de main à autrui, nous disons qu'il est un jambe.
Le masque (5), et non le masque [sic],
c'est l'individu effronté, culotté, insolent, qui ne
doute de rien, qui ne manque pas de souffle et n'a pas froid aux yeux
(6).
Et ainsi de suite quelques autres du
même genre : la púa (la pique) et le pique (astucieux,
malin), la gousse et le gousse (l'imbécile), l'écrou
(la vis) et l'écrou (5) (passionné de voitures), la
cloche et le cloche, qui est celui qui surveille pendant qu'un autre
commet un vol et, pour finir, la pomme de terre et le pomme-frite
(imbécile, naïf).
Mots (7) qui, comme les captives au
temps des attaques indiennes (8), ne pourront plus retourner dans
leurs pages d'origine (9). Avec leurs changements de signification et
de genre, leurs voisins d'autrefois ne les reconnaîtraient plus
et si ils le faisaient, ils seraient rejetés, discriminés,
mal vus (10).
(Traduction Denise Anne Clavilier)
(1) Barrio Norte désigne à
Buenos Aires une partie du quartier San Nicolás et joue comme
homonyme de quartier chic. On dit à Buenos Aires Barrio Norte
comme on dit à Paris Neuilly ou le 16ème,
une partie pour le tout, les beaux quartiers.
(2)
En espagnol, le dictionnaire de la Real Academia est l'équivalent
de son homologue de l'Académie Française dans la langue
de Molière. La référence absolue. Aujourd'hui,
ce dictionnaire s'est largement ouvert aux variantes lexicales
latino-américaines et il est travaillé en coopération
avec les Académies fondées dans les pays issus de
l'ancien empire colonial. Vous avez accès à ce
dictionnaire directement à travers du lien permanent installé
dans la rubrique Cambalache (casi ordenado) de la Colonne de droite
(partie basse).
(3)
En français, poule mouillée.
(4)
L'insecte, pas la pointe. En Espagne, chinchar, c'est taquiner ou casser les pieds. Etre chincha, c'est donc être taquin ou casse-pied (sans plus). C'est donc beaucoup
plus léger qu'en lunfardo.
(5)
Et voilà les malheurs de la traduction. Cela ne marche pas en
français.
(6)
Luis Alposta joue sur les mots en rapprochant careta (diminutif de
cara, visage) et l'expression cara de piedra, littéralement "face de pierre".
(7)
Luis emploie un terme féminin (palabra) et donc toute la
métaphore de la captive peut être filée jusqu'au
bout.
(8)
Un thème très important à Buenos Aires depuis sa
seconde fondation, en 1580. Thématique à moitié
imaginaire : celui de fillettes ou d'adolescentes blanches, issues de
la communauté des colons ibériques, que les Indiens
Pampas, qui vivaient dans l'actuelle région de Buenos Aires,
enlevaient lors des razzias qu'ils effectuaient par surprise contre
la ville dans l'espoir de faire partir ces étrangers qui
venaient voler leur territoire ancestral. Le thème de la
captive a donné lieu à plusieurs tangos et à de
très nombreuses légendes qui tissent l'inconscient et
la mémoire populaire, en remontant en deça de la grande
immigration de 1880-1930, quand les malones avaient cessé
d'être. Aujourd'hui, un malón, c'est surtout une
déferlante de supporters de foot surexcités par
l'issue, heureuse ou malheureuse d'un match, et qui, pris de boisson,
d'enthousiasme ou de rage, peuvent tout casser dans les alentours du
stade et parfois dans un rayon très large.
(9)
Autre jeu sinon de mot du moins de sonorité. Pago : pays,
campagne, village et página : page. Luis Alposta, avec ses
origines clairement italiennes, est pétri de l'histoire de
Buenos Aires, il préside le Cercle d'études historiques
de son quartier, Villa Urquiza, ce pour quoi il m'a proposée
en août 2010 comme Visitante Ilustre de Villa Urquiza (j'ajoute
aujourd'hui le raccourci dans la Colonne de droite, sous le raccourci
vers ma nomination à la Academia Nacional del Tango). Et vous
voyez ici comment il jongle avec les thématiques et les
époques : la cautiva, c'est la période coloniale (et la
période révolutionnaire jusqu'à la fin de Rosas
mais à une échelle bien moindre) et le retour dans les
pages d'origine, c'est bien entendu l'autre thématique, celle
des immigrés qui ne retournèrent presque jamais dans
l'Europe qu'ils avaient quittée pour aller faire fortune en
Amérique. A noter que dans ses mémoires, le général
Miller, l'un des plus proches collaborateurs de San Martín,
raconte, en 1827, l'histoire d'un garçonnet, enlevé par
des Indiens, et qui était revenu à Buenos Aires à
l'âge adulte pour faire quelque transaction pour son clan et
qui, à la surprise de tous les Blancs, était retourné
rejoindre les siens, préférant sans l'ombre d'une
hésitation la vie dite sauvage au confort supposé de la
ville coloniale.
(10)
Ce que Luis aborde ici est le thème très évident
pour qui se rend fréquemment en Argentine : la langue qui s'y
parle est en train de se détacher définitivement de
l'espagnol péninsulaire et il est probable qu'avant la fin du
siècle il faudra des traducteurs pour que les deux peuples se
comprennent, comme entre l'Espagne et l'Italie (un peu moins donc
qu'entre la France et l'Italie ou l'Espagne, mais tout de même).