dimanche 5 mai 2013

Les mots travestis, une singularité du lunfardo [Jactance et Pinta]


Voilà longtemps que je ne vous avais pas rapporté ces petits chromos que le poète Luis Alposta, qui m'a fait l'honneur et l'amitié de signer la postface de Barrio de Tango (Editions du Jasmin), publie jeudi après jeudi sur son blog sur les idiosyncrasies de Buenos Aires. Ce grand praticien et analyste du lunfardo nous a livré il y quatre jours ce petit bijou linguistico-lexical :

Como en el rapto de las Sabinas, el lunfardo entró en el territorio del diccionario para alzarse con un par de palabras, a las que, paradójicamente, las hizo suyas después de haberles masculinizado el artículo. Se trata de unas pocas voces que fueron sacadas del “barrio norte” del diccionario de la Real Academia para ser llevadas al suburbio.
Es así como la rana, con el significado de astuto, avispado, sagaz y vivaracho, pasó a ser el rana; la gallina el gallina, con la acepción de cobarde, pusilánime, miedoso; y la chinche el chinche, designando así al de mal carácter, al cabrero, al que se enoja o irrita fácilmente.
Cuando se trata de alguien a quien consideramos listo, vivo, rápido y despabilado, o que se muestra dispuesto a prestar compañía y hacerle pata al otro, decimos que es un pierna.
El careta, y ya no la careta, es el individuo desvergonzado, caradura, atrevido, descarado, fachatosta o cara de piedra.
Y así algunas otras por el estilo: la púa y el púa (astuto, avispado); la chaucha y el chaucha (tonto); la tuerca y el tuerca (aficionado al automovilismo); la campana y el campana, que es el que vigila mientras otro roba y, por último, la papa y el papa frita (tonto, ingenuo).
Palabras que, como las cautivas en tiempos de los malones, ya no podrán regresar a sus páginas de origen. Con sus cambios de significado y de género, sus antiguas vecinas ya no las reconocerían y de hacerlo, serían rechazadas, discriminadas, mal vistas.
Luis Alposta

Comme dans le rapt des Sabines, le lunfardo est entré dans le territoire du dictionnaire pour s'élever avec deux ou trois mots qu'il a, paradoxalement, faits siens après en avoir masculinisé l'article. Il s'agit d'une poignée de termes qu'on a sortis du Quartier Nord (1) du dictionnaire de l'Académie Royale (2) pour se les emporter dans les faubourgs.
C'est ainsi que la grenouille (rana), dans le sens d'astucieux, intelligent, sagace et malin, est devenu le grenouille, la poule le poule (3), dans l'acception de lâche, pusillamine, peureux et la punaise (4) le punaise, qui désigne l'homme au mauvais caractère, la personne soupe-au-lait, qui se met en colère ou s'irrite facilement.
Quand il s'agit de quelqu'un que nous considérons comme diligent, vif, rapide et dégourdi, ou qui se montre disposé à vous accompagner et donner un coup de main à autrui, nous disons qu'il est un jambe.
Le masque (5), et non le masque [sic], c'est l'individu effronté, culotté, insolent, qui ne doute de rien, qui ne manque pas de souffle et n'a pas froid aux yeux (6).
Et ainsi de suite quelques autres du même genre : la púa (la pique) et le pique (astucieux, malin), la gousse et le gousse (l'imbécile), l'écrou (la vis) et l'écrou (5) (passionné de voitures), la cloche et le cloche, qui est celui qui surveille pendant qu'un autre commet un vol et, pour finir, la pomme de terre et le pomme-frite (imbécile, naïf).
Mots (7) qui, comme les captives au temps des attaques indiennes (8), ne pourront plus retourner dans leurs pages d'origine (9). Avec leurs changements de signification et de genre, leurs voisins d'autrefois ne les reconnaîtraient plus et si ils le faisaient, ils seraient rejetés, discriminés, mal vus (10).
(Traduction Denise Anne Clavilier)



(1) Barrio Norte désigne à Buenos Aires une partie du quartier San Nicolás et joue comme homonyme de quartier chic. On dit à Buenos Aires Barrio Norte comme on dit à Paris Neuilly ou le 16ème, une partie pour le tout, les beaux quartiers.
(2) En espagnol, le dictionnaire de la Real Academia est l'équivalent de son homologue de l'Académie Française dans la langue de Molière. La référence absolue. Aujourd'hui, ce dictionnaire s'est largement ouvert aux variantes lexicales latino-américaines et il est travaillé en coopération avec les Académies fondées dans les pays issus de l'ancien empire colonial. Vous avez accès à ce dictionnaire directement à travers du lien permanent installé dans la rubrique Cambalache (casi ordenado) de la Colonne de droite (partie basse).
(3) En français, poule mouillée.
(4) L'insecte, pas la pointe. En Espagne, chinchar, c'est taquiner ou casser les pieds. Etre chincha, c'est  donc être taquin ou casse-pied (sans plus). C'est donc beaucoup plus léger qu'en lunfardo.
(5) Et voilà les malheurs de la traduction. Cela ne marche pas en français.
(6) Luis Alposta joue sur les mots en rapprochant careta (diminutif de cara, visage) et l'expression cara de piedra, littéralement "face de pierre".
(7) Luis emploie un terme féminin (palabra) et donc toute la métaphore de la captive peut être filée jusqu'au bout.
(8) Un thème très important à Buenos Aires depuis sa seconde fondation, en 1580. Thématique à moitié imaginaire : celui de fillettes ou d'adolescentes blanches, issues de la communauté des colons ibériques, que les Indiens Pampas, qui vivaient dans l'actuelle région de Buenos Aires, enlevaient lors des razzias qu'ils effectuaient par surprise contre la ville dans l'espoir de faire partir ces étrangers qui venaient voler leur territoire ancestral. Le thème de la captive a donné lieu à plusieurs tangos et à de très nombreuses légendes qui tissent l'inconscient et la mémoire populaire, en remontant en deça de la grande immigration de 1880-1930, quand les malones avaient cessé d'être. Aujourd'hui, un malón, c'est surtout une déferlante de supporters de foot surexcités par l'issue, heureuse ou malheureuse d'un match, et qui, pris de boisson, d'enthousiasme ou de rage, peuvent tout casser dans les alentours du stade et parfois dans un rayon très large.
(9) Autre jeu sinon de mot du moins de sonorité. Pago : pays, campagne, village et página : page. Luis Alposta, avec ses origines clairement italiennes, est pétri de l'histoire de Buenos Aires, il préside le Cercle d'études historiques de son quartier, Villa Urquiza, ce pour quoi il m'a proposée en août 2010 comme Visitante Ilustre de Villa Urquiza (j'ajoute aujourd'hui le raccourci dans la Colonne de droite, sous le raccourci vers ma nomination à la Academia Nacional del Tango). Et vous voyez ici comment il jongle avec les thématiques et les époques : la cautiva, c'est la période coloniale (et la période révolutionnaire jusqu'à la fin de Rosas mais à une échelle bien moindre) et le retour dans les pages d'origine, c'est bien entendu l'autre thématique, celle des immigrés qui ne retournèrent presque jamais dans l'Europe qu'ils avaient quittée pour aller faire fortune en Amérique. A noter que dans ses mémoires, le général Miller, l'un des plus proches collaborateurs de San Martín, raconte, en 1827, l'histoire d'un garçonnet, enlevé par des Indiens, et qui était revenu à Buenos Aires à l'âge adulte pour faire quelque transaction pour son clan et qui, à la surprise de tous les Blancs, était retourné rejoindre les siens, préférant sans l'ombre d'une hésitation la vie dite sauvage au confort supposé de la ville coloniale.
(10) Ce que Luis aborde ici est le thème très évident pour qui se rend fréquemment en Argentine : la langue qui s'y parle est en train de se détacher définitivement de l'espagnol péninsulaire et il est probable qu'avant la fin du siècle il faudra des traducteurs pour que les deux peuples se comprennent, comme entre l'Espagne et l'Italie (un peu moins donc qu'entre la France et l'Italie ou l'Espagne, mais tout de même).