dimanche 5 mai 2013

Manzi, la vida en orsai, au Teatro La Comedia [à l'affiche]


Bizarrement, ce visage présente une plus grande ressemblance
avec Horacio Ferrer qu'avec Homero Manzi


Manzi, la vida en orsai (Manzi, la vie partie dans le décor), est une comédie musicale, avec trois musiciens en scène, proposée par le Teatro La Comedia, Rodríguez Peña 1062, depuis vendredi dernier, 3 mai 2013, anniversaire de la mort du grand poète Homero Manzi (1907-1951) (1).

L'idée est née lorsque la metteur en scène, Betty Gambartes, a appris que le comédien Jorge Suárez savait chanter. Elle lui a donc donné le rôle du poète et associé à la chanteuse Julia Calvo, pour être sa partenaire dans cette biographie revue et corrigée d'un séducteur impénitent. Jeune homme, Manzi traînait tous les cœurs après lui, il en a fait des chansons plus tard (dont Barrio de Tango, Esquinas porteñas, Manoblanca, Mi taza de café, Milonga sentimental, Milonga triste...).Marié, il s'est perdu dans un amour adultère avec la chanteuse Nelly Omar et sa vie s'est achevée dans un drame déchirant d'amours contradictoires dont Nelly Omar reste encore blessée (si on l'écoute en parler aujourd'hui à plus de cent ans). C'est elle qui lui a inspiré ce chef d'œuvre qu'est Malena (2). Manzi, la vida en orsai, repasse cette histoire d'amour ainsi que les deux fortes amitiés que le poète eut avec Aníbal Troilo, son presque frère (le compositeur de Barrio de Tango et de Sur), et le poète-compositeur Cátulo Castillo, son ami d'adolescence, qui lui succéda à la présidence de la Sadaic (la société des auteurs et compositeurs argentins).

Représentations les vendredis à 21h, le samedi à 20h et 22h30 et le dimanche à 20h. Página/12 ajoute qu'il y aura aussi des représentations le jeudi à 21h (vérifier auprès du théâtre dont depuis hier je ne parviens pas à ouvrir le site Internet).
Prix des places à partir de 170 $.

Hier, Página/12 publiait une interview des artistes du spectacle. Elle me donne envie d'aller voir le spectacle, sans être tout à fait sûre toutefois de sa qualité. Je trouve le ton des artistes parfois un peu suffisant, mais ça ne veut rien dire car les Argentins peuvent jouer sur une certaine prétention à prendre au 28e degré. C'est donc difficile à percevoir à travers une interview écrite et sans pouvoir visionner aucun extrait du spectacle.
Extraits.

“Manzi nos regaló una identidad. En su preocupación de la búsqueda de lo argentino, configuró una idiosincrasia, una forma de pensar y de sentir. Manzi vive en una búsqueda del pasado, en rememorar lo perdido, y nos regala un espacio donde cada uno puede encontrar su propio arrabal, su propia luna, su propio patio. Es uno de los poetas más grandes de la canción ciudadana, que logra evocar en cada uno de nosotros un espacio propio. En sus letras nos pinta ese lugar en el que nos reconocemos y del que podemos apropiarnos para evocar nuestros propios sueños”, reflexiona la directora en diálogo con Página/12.
Betty Gambartes, citée par Página/12

Manzi nous a offert une identité (3). Dans son souci de chercher ce qui est proprement argentin, il a formé une façon de sentir particulière, une manière de penser et de ressentir les choses. Manzi vit dans une quête du passé, en remémorant ce qui est perdu, et nous offre un espace où chacun peut trouver son propre faubourg, sa propre lune, son propre patio (4). C'est l'un des plus grands poètes de la chanson citadine, qui réussit à évoquer en chacun de nous un espace personnel. Dans ses textes, il nous dépeint ce lieu-là dans lequel nous nous reconnaissons et que nous pouvons nous approprier pour évoquer nos propres rêves, commente la metteur en scène en parlant à Página/12.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Qué aspectos de Manzi ilumina la obra?
Jorge Suárez: –Por un lado, el romance oculto con Nelly Omar, un romance prohibido, tortuoso, porque estaban los dos casados cuando se conocieron. Ella se separó y él no. El no pudo dejar a su mujer: ése es uno de los grandes nudos de la obra. Mantuvo con Nelly una relación de siete años hasta que él se enfermó de cáncer y ella lo visitaba por las noches en el hospital. Manzi amaba a Nelly, no a su mujer, y toda la biografía indica que le escribió varios tangos: “Malena”, “Ninguna”, “Solamente ella”, “Fuimos”. Por otro lado, su vida política: Homero estuvo muy inserto en la raíz del radicalismo. En un momento de la obra él dice: “Estuve luchando veinte años para que el radicalismo haga lo que ahora está haciendo Perón”. Y finalmente lo expulsaron del radicalismo. El ansiaba una cultura popular, para todos, una cultura con identidad propia, con los ojos hacia adentro y no mirando siempre para afuera. Y lo que sobrevuela en el espectáculo es su mundo poético.
Página/12

- Quels aspects de Manzi éclairent la pièce ?
Jorge Suárez : d'un côté, l'histoire d'amour caché avec Nelly Omar, une histoire interdite, tortueuse, parce qu'ils étaient mariés tous les deux lorsqu'ils se sont connus. Elle a quitté son mari, lui est resté avec sa femme. Lui n'a pas pu quitter sa femme : c'est là un des grands nœuds de la pièce. Il a maintenu avec Nelly une relation de sept ans jusqu'au moment où il a eu ce cancer et elle lui rendait visite nuitamment à l'hôpital (5). Manzi aimait Nelly, pas sa femme (6) et toute la biographie indique qu'il a écrit pour elle plusieurs tangos : Malena, Ninguna, Solamente ella, Fuimos (7). D'un autre côté, sa vie politique : Homero a été très intégré dans la racine du radicalisme. A un moment, dans la pièce, il dit : J'ai lutté vingt ans pour que le radicalisme fasse ce que Perón est en train de faire. Et pour finir, il s'est fait exclure du radicalisme (8). Il aspirait à une culture populaire,pour tous, une culture qui ait une identité à soi, avec le regard vers l'intérieur et qui ne regarderait pas toujours vers l'étranger (9). Et ce qui surnage dans le spectacle, c'est son univers poétique.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Qué tratamiento le dan a lo musical?
Betty Gambartes: –El teatro musical, tal como lo entendemos, da muchísimo trabajo porque cada situación tiene un episodio musical. Los tangos no están tratados como canciones, sino como parte del relato. Esto requiere de parte de los actores una forma de cantar muy particular al interpretar desde el personaje y desde la situación. Es lo que le pasa a Julia: muchos de los tangos los ha cantado siempre, pero acá lo hace desde otro lugar, desde su composición de Nelly Omar. Y además, cuando los personajes no cantan, también hay música en escena con el trío. Es un entramado de música que sostiene siempre la acción y que es como un pulso que cae milimétricamente.
Julia Calvo: –Para este espectáculo tuve que salirme del eje que conocía. “Milonga del 900”, “Gota de lluvia”, “Fuimos”, “Parece mentira” o “Tal vez será su voz” son tangos que conozco muchísimo, pero aquí empezamos a encararlos desde las escenas, desde lo dramático, desde lo que estamos contando. Y apareció otra forma: soy yo componiendo un personaje que canta en ciertos momentos. Siento que estoy haciendo algo totalmente nuevo con los mismos tangos que canté siempre.
Página/12

- Comment avez-vous traité la comédie musicale ?
Betty Gambartes : Le théâtre musical comme nous l'entendons, c'est beaucoup de travail parce que chaque situation a son épisode musical. Les tangos ne sont pas traités comme des chansons mais comme une partie du récit (10). Cela demande de la part des acteurs une façon de chanter très particulière en les interprétant dans la peau du personnage et dans la situation. C'est ce qui se passe pour Julia : beaucoup des tangos, elle les a toujours chantés, mais ici elle le fait dans un autre contexte, avec la composition qu'elle fait de Nelly Omar. Qui plus est, quand les personnages ne chantent pas, il y a encore la musique sur la scène avec le trio. C'est une trame de musique qui soutient toujours l'action et qui est comme un battement de pouls qui tombe d'une manière millimétrique.
Julia Calvo : Pour ce spectacle, il a fallu que je sorte de l'axe que je connaissais. Milonga del 900, Gota de lluvia, Fuimos, Parece mentira ou Tal vez será su voz (11) sont des tangos que je connais très bien mais ici, nous les envisageons d'emblée à l'intérieur des scènes, dans le fil dramatique, avec ce que nous sommes en train de raconter. Et une autre forme est apparue : c'est moi qui suis en train de composer un personnage qui chante à certains moments. Je sens que je suis en train de faire quelque chose de complètement nouveau avec les mêmes tangos que je chante depuis toujours.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

[...]

J. S.: –Creo que es un espectáculo para sentarse a disfrutarlo y dejar que venga despacito. Es la primera vez que canto en escena y al comienzo estaba muerto de miedo. Pero me siento muy acompañado por el equipo, volví a tomar clases de canto y me juego a cantar desde el corazón. De hecho, que Manzi cante es obviamente una licencia que nos tomamos porque él no cantaba. El logra evocar en nosotros nuestras propias experiencias, nuestros propios recuerdos. Es un autor sutil que no pinta el Buenos Aires de la queja, sino en todo caso el dolor de vivir.
Página/12

J.S. : Je crois que c'est un spectacle où il faut s'asseoir, le savourer et laisser venir doucement. C'est la première fois que je chante en scène et au départ, j'étais mort de peur. Mais je me sens bien entouré par l'équipe, j'ai repris des cours de chant et je me suis jeté à l'eau en chantant avec le cœur. De fait, que Manzi chante est évidemment une licence que nous prenons parce que lui ne chantait pas. Il réussit à évoquer en nous nos propres expériences, nos propres souvenirs. C'est un auteur subtil qui dépeint sinon le Buenos Aires de la complainte, en tout cas la douleur de vivre (12).
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour aller plus loin :
Lire l'interview complète de Página/12
Visiter le site Internet du théâtre (pourvu qu'il marche !)



(1) On doit à Homero Manzi de grands classiques du tango, au premier rang desquels Barrio de Tango, Sur, Malena, Milonga sentimental, pour ne citer que ceux-là qui font partie des 23 letras de lui que j'ai traduites dans Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins (Editions du Jasmin).
(2) "Malena canta el tango como ninguna. Malena tiene voz de bandoneón..."
(3) En effet, ce fut une des idées phares de Homero Manzi que de travailler à la mise en forme de cette identité culturelle argentine. D'autres grands artistes ont participé à cette quête très consciente qui nous rappelle par bien des traits la politique culturelle d'un Louis XIV en France : des gens comme le peintre Benito Quinquela Martín, l'écrivain-penseur Jorge Luis Borges, l'intellectuelle Victoria Ocampo, le journaliste et essayiste Raúl Scalabrini Ortiz entre autres.
(4) La lune, la nuit, le faubourg, le patio, la remise et le parc à bestiaux sont des grands topos littéraires dans l'œuvre de Homero Manzi.
(5) De qui tiennent-ils cette information ? D'une des quelques interviews de Nelly Omar sans doute car ils nient l'amour entre les époux. L'autre source est la biographie du poète écrite par l'historien Horacio Salas, où cette relation se montre beaucoup plus complexe (et techniquement très bien documentée) mais qu'ils ne semblent pas avoir consultée.
(6) Pour autant qu'on le sache, ceci est faux. Manzi aimait sa femme (même si Nelly Omar a eu quelques paroles qui pourraient laisser imaginer le contraire) et c'est même là le cœur du drame qu'a vécu Manzi. S'il n'avait pas aimé sa femme, il l'aurait sans doute quittée. Or il l'aimait au point d'avoir adoptée ces deux filles, nées d'une union précédente (probablement illégitime, sans quoi les fillettes n'auraient pas pris le nom du mari de leur mère, elles auraient conservé celui de leur défunt père). Nelly Omar elle-même est restée muette sur son histoire secrète avec lui jusqu'en 1994, date du décès de Doña Casilda Iñiguez.
(7) traduit dans Barrio de Tango, ouvrage cité, p 214.
(8) Raccourci historique qui laisse bien apparaître l'approximation dans les connaissances historiques des gens du commun en Argentine... Le radicalisme en question est en fait la Unión Cívica Radical (UCR), le plus vieux parti moderne de l'Argentine, fondée en 1891 par Leandro Alem et son neveu, Hipólito Yrigoyen. Inutile de vous dire que Homero Manzi, né en 1907, n'y est pour rien. L'exclusion de Manzi de l'UCR a eu lieu sous le gouvernement du GOU (1943-1946) parce qu'il soutenait Perón, qui proposait une politique nationale active et avait pris l'initiative contre les gouvernements de la Década Infame des années 1930. Manzi travaillait à faire une forme d'union sacrée entre le courant péroniste et les radicaux. A sa mort, en 1951, les députés et sénateurs radicaux refusèrent de se joindre à la minute de silence de leurs assemblées respectives. Ils furent les seuls à ne pas se joindre au deuil général que cette disparition suscita non seulement à Buenos Aires mais plus largement dans le pays. On le leur reproche encore aujourd'hui.
(9) Eternelle dialectique argentine entre une culture autochtone, qui vient du peuple, et la culture des élites qui est, encore à ce jour, une copie de la culture européenne, avec depuis cinquante ans une bonne dose d'imitation des Etats-Unis (la côte Est surtout). Par définition, cette culture copie ne pourra jamais devenir une culture nationale. Toutefois, beaucoup de militants de la culture populaire nationale éprouvent beaucoup de difficultés à la défendre face aux étrangers et s'étonnent que nous puissions nous y intéresser, nous dont il croit que la culture est supérieure à la leur (ce qui est aberrant : il n'y a pas de hiérarchie entre les cultures nationales). Cet écartèlement, le général José de San Martín (1778-1850) l'avait lui-même très bien identifiée et il l'a combattu sur place pendant tout le temps qu'il a vécu en Amérique et il a continué, sous d'autres formes, lorsqu'il est venu vivre en Europe (d'abord à Londres, puis à Bruxelles et enfin à Paris).
(10) En général, ce genre d'utilisation des chansons est assez périlleux. Cela apparaît souvent comme une bonne idée sur le papier mais sur scène par la suite, cela sonne faux, forcé et artificiel. Les chansons individuelles sont des œuvres qui ont en elles-mêmes leur propre conclusion, elles ne sont pas conçues comme des airs d'opéra, d'opérette ou de comédie musicale. Quand je lis ça, je vois s'allumer un feu clignotant à l'orange.
(11) Grave erreur historique : ce tango (publié en version bilingue dans Barrio de Tango, ouvrage cité) s'intitule Tal será mi alcohol (Si ça se trouve, c'est la bouteille), un titre interdit pendant la terrible censure des années 1943-1949, qu'une partie du magistère catholique et différents courants de droite avaient obtenue du GOU (groupe d'officiers unis) qui, après le putsch du 6 juin 1943, avait mis en place un gouvernement de quasi-union nationale pour éviter l'entrée en guerre de l'Argentine sous la pression de plus en plus forte des Etats-Unis et, un peu moins, du Royaume-Uni (investisseur industriel et partenaire commercial historique de l'Argentine). En 1949, trois ans après son élection triomphale (46% des voix au premier tour), Perón s'était politiquement assez affermi pour lever cette censure au risque de se brouiller avec le courant conservateur catholique. Ce tango, qui parle d'un homme qui s'enivre régulièrement pour oublier le deuil de son amour, dût changer de titre pendant la censure sous prétexte de ne pas encourager l'alcoolisme qui faisait des ravages dans les couches populaires. Pour la même raison, il était interdit de parler de prostitution, d'adultère, de jeux (qui étaient alors tous clandestins), de drogue, de suicide, etc... L'enseignement de l'histoire étant très défectueux en Argentine, comme je l'ai souligné dans ce blog à plusieurs occasions au fil de l'actualité, un nombre considérable d'Argentins ignorent aujourd'hui encore l'ampleur, parfois même l'existence, de cette censure et donnent pour authentiques des textes adultérés sous la contrainte et des titres frelatés. C'est le cas ici.
(12) C'est un peu étrange de faire de Homero Manzi une sorte de romantique attardé. Cette interprétation sentimentaliste me paraît assez éloignée du poète que j'ai traduit et du portrait de l'homme que m'en a fait son fils, le Maestro Acho Manzi.