L'hymne avec le texte, sur quelques vues de paysages argentins
A quelques jours près, la date n'est pas tout à fait sûre mais le lieu, en revanche, l'est. C'est bien dans la belle maison de María (Mariquita) Sánchez que ça s'est passé, il y a deux cents ans, aujourd'hui, demain ou après-demain, peu importe.
Pour
la première fois, on jouait sans doute sur un
pianoforte (ou peut-être un clavecin, bien qu'on ait conservé le pianoforte de la dame) ce qu'on appela tout d'abord la Marcha
Patriótica, puis Canción Patriótica de las
Provincias Unidas et enfin Himno Nacional Argentino.
Entête de la Gazette de Buenos Aires, édition du lendemain |
Mariquita
Sánchez était une jeune femme de la meilleure société
de Buenos Aires. Son mari, le señor Thompson, était le
capitaine du port. Des années plus tard,
veuve, elle allait épouser en secondes noces un Français, sans doute à
Paris, et repartir dans sa ville natale puisqu'il venait d'y être nommé
consul par le Roi des Français, Louis-Philippe. Dans
la correspondance de San Martín, on constate que ce dernier a beaucoup
fréquenté le ménage pendant que lui-même
résidait à Paris et il est resté en contact
épistolaire avec eux après leur départ pour la
Buenos Aires de Juan Manuel de Rosas.
Le
11 mai 1813, ou le 13 ou le 14, il est plus que probable que le
colonel des Grenadiers à Cheval qu'il était alors, tout
auréolé de la gloire de son éclatante victoire
contre les coloniaux à San Lorenzo (voir mon article du 3 février dernier sur le sujet), était à cette
tertulia historique, avec sa jeune épouse, Remedios de
Escalada (voir mon article du 19 septembre 2012), une bonne partie de
la famille de celle-ci comme tous les patriciens patriotes présents
alors dans la capitale. Carlos María de Alvear devait en être qui présidait
encore pour deux mois l'Assemblée de l'An XIII (Asamblea del
Año XIII) dont, le 31 janvier dernier, on fêtait le
bicentenaire de la réunion.
C'était
en effet à la demande de cette toute première assemblée
législative élue sur le territoire du Río de la
Plata que la chanson avait été composée dans le
cadre d'un concours lancé en mars de la même année.
C'est au compositeur espagnol Blas Perera (le fait mérite
d'être relevé car on ignore souvent que les
Péninsulaires ont pris part à la révolution en
Amérique), et au poète Vicente López y Planes
que l'on doit ce monument immatériel du patrimoine argentin.
Vicente López y Planes, un avocat qui était maintenant
membre de l'Assemblée, avait écrit son texte un an
auparavant, à la demande du Cabildo de Buenos Aires lui-même
chargé par le Triumvirat encore au pouvoir de faire composer
une marche de la Patrie qui devait être chantée dans
toutes sortes d'occasions publiques pour affermir les cœurs des
révolutionnaires, au théâtre et dans les écoles.
En effet, l'heure était grave, l'Espagne était tombée
aux mains de Napoléon, dont on craignait qu'il ne vienne
s'emparer de ces terres, et la ville de Montevideo fomentait la
contre-révolution et ravageait le littoral le long du fleuve
Paraná.
Un superbe arrangement folklorisant
une initiative du Ministère de l'Education Nationale argentin, pour le bicentenaire
Depuis ce jour inaugural du 11 mai 1813, texte et partition ont connu bien des remaniements. Aujourd'hui, l'hymne national argentin ne comporte plus qu'un couplet et son refrain et obéit à un décret entré en vigueur en 1944 (gouvernement du GOU). Le texte original était beaucoup plus long : neuf couplets et un refrain de quatre vers que le temps n'a pas modifié (pour le texte actuel, reportez-vous à mon article du 1er février 2013).
Sean
eternos los laureles
que
supimos conseguir:
coronados
de gloria vivamos,
o
juremos con gloria morir.
Qu'ils
soient éternels, les lauriers
que
nous sûmes obtenir :
couronnés
de gloire, vivons
ou
jurons de mourir avec gloire.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
¡Oíd,
mortales!, el grito sagrado:
¡libertad!,
¡libertad!, ¡libertad!
Oíd
el ruido de rotas cadenas
ved
en trono a la noble igualdad.
Se
levanta a la faz de la Tierra
una
nueva y gloriosa Nación
coronada
su sien de laureles
y a
sus plantas rendido un león.
Oyez
mortels la clameur sacrée :
Liberté
! Liberté ! Liberté !
Oyez
le bruit des chaînes rompues
Voyez
le trône offert à la noble égalité.
Se
lève à la face de la Terre
une
nouvelle et glorieuse Nation
la
tempe couronnée de lauriers
et à
ses pieds un lion vaincu.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
De
los nuevos campeones los rostros
Marte
mismo parece animar
la
grandeza se anida en sus pechos
a su
marcha todo hacen temblar.
Se
conmueven del Inca las tumbas
y en
sus huesos revive el ardor
lo
que ve renovando a sus hijos
de
la Patria el antiguo esplendor.
Des
nouveaux champions les visages
Mars
lui-même semble animer
la
grandeur fait son nid en leur sein
en
leur marche, ils font tout trembler.
Les
tombes de l'Inca (1) s'émeuvent
et
dans leurs os revit l'ardeur
ce
qui voit rénover pour ses fils
de
la Patrie l'antique splendeur.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Pero
sierras y muros se sienten
retumbar
con horrible fragor
todo
el país se conturba por gritos
de
venganza, de guerra y furor.
En
los fieros tiranos la envidia
escupió
su pestífera hiel.
Su
estandarte sangriento levantan
provocando
a la lid más cruel.
Mais montagnes et murs se sentent
retentir
d'un terrible fracas
tout
le pays est secoué de clameurs
de
vengeance, de guerre et de fureur.
Sur
les féroces tyrans l'envie
a
craché son fiel pestiféré.
Ils
lèvent leur étendard sanglant (2)
appelant
au plus cruel combat.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
¿No los veis sobre México
y Quito
arrojarse con saña tenaz,
y cuál lloran bañados en
sangre
Potosí, Cochabamba y La Paz?
¿No los veis sobre el triste
Caracas
luto y llanto y muerte esparcir?
¿No los veis devorando cual
fieras
todo pueblo que logran rendir?
Ne les voyez-vous pas sur Mexico et
Quito
se jeter avec une haine acharnée
et comme pleurent, baignant dans leur
sang,
Potosí, Cochabamba et La Paz ?
(3)
Ne les voyez-vous pas sur le triste
Caracas (4)
le deuil, les larmes et la mort
répandre ?
Ne les voyez-vous pas dévorant
comme des fauves
tout peuple qu'ils ont pu vaincre ?
(Traduction Denise Anne Clavilier)
A vosotros se atreve, argentinos
el orgullo del vil invasor.
Vuestros campos ya pisa contando
tantas glorias hollar vencedor.
Mas los bravos que unidos juraron
su feliz libertad sostener,
a estos tigres sedientos de sangre
fuertes pechos sabrán oponer.
Contre vous, Argentins (5), s'aventure
l'orgueil du vil envahisseur.
Il foule déjà vos champs
comptant
marcher vainqueur sur tant de gloires.
Mais les braves qui unis jurèrent
de soutenir leur heureuse liberté
à ces tigres assoiffés de
sang
des cœurs forts sauront opposer.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
El valiente argentino a las armas
corre ardiendo con brío y valor,
el clarín de la guerra, cual
trueno,
en los campos del Sud resonó.
Buenos Aires se pone a la frente
de los pueblos de la ínclita
Unión,
y con brazos robustos desgarran
al ibérico altivo león.
Le vaillant Argentin aux armes
court, résolu et brûlant de
courage,
le buccin (6) guerrier, tel un
tonnerre,
a résonné dans les champs
du Sud.
Buenos Aires se met à la tête
des peuples de l'Union illustre
et de ses bras robustes elle déchire
le hautain lion ibérique.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
San José, San Lorenzo, Suipacha.
Ambas Piedras, Salta y Tucumán,
la colonia y las mismas murallas
del tirano en la Banda Oriental,
son letreros eternos que dicen:
aquí el brazo argentino triunfó,
aquí el fiero opresor de la
Patria
su cerviz orgullosa dobló.
San José, San Lorenzo, Suipacha.
Ambas Piedras, Salta y Tucumán
(7)
La colonie et les murailles mêmes
du tyran de la Bande Orientale (8)
sont des enseignes éternelles
qui disent :
Ici, le bras argentin triompha
ici, le féroce oppresseur de la
Patrie
son nuque orgueilleuse inclina.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
La victoria al guerrero argentino
con sus alas brillantes cubrió,
y azorado a su vista el tirano
con infamia a la fuga se dio;
sus banderas, sus armas se rinden
por trofeos a la Libertad,
y sobre alas de gloria alza el Pueblo
trono digno a su gran Majestad.
La victoire de ses ailes brillantes
le guerrier argentin couvrit
et terrifié à sa vue le
tyran
prit la fuite en infâme.
Ses drapeaux, ses armes se rendent
en trophées pour la Liberté
et sur les ailes de la gloire le Peuple
élève
un trône qui sied à sa
grande Majesté.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Desde un polo hasta el otro resuena
de la fama el sonoro clarín,
y de América el nombre enseñando
les repite: ¡Mortales, oíd!
Ya su trono dignísimo abrieron
las Provincias Unidas del Sud!
Y los libres del mundo responden:
¡Al gran Pueblo Argentino, salud!
D'un pôle à l'autre,
résonne
de la renommée le sonore buccin
et de l'Amérique montrant le nom
il leur répète : Mortels
oyez !
Et son trône très digne
inaugurent
les Provinces Unies du Sud !
Et les hommes libres du monde répondent
:
Au grand peuple argentin, salut !
(Traduction Denise Anne Clavilier) (9)
La version rock arrangée et chantée par Charly García,, en public en 2013
(ajouts du 15 mars 2014)
(ajouts du 15 mars 2014)
(1) Trois ans plus tard, lors de la
réunion de la Constituante, qu'on appelle aussi le Congrès
de Tucumán, une partie des révolutionnaires
indépendantistes, parmi lesquels Manuel Belgrano et José
de San Martín, plaidaient pour l'instauration d'une monarchie
constitutionnelle et parlementaire à l'anglaise, dont le
modèle avait désormais conquis toute l'Europe fidèle
aux idéaux de 1789 (en 1815-1816, la Grande-Bretagne
apparaissait comme le seul pays qui avait été capable
de conserver ses institutions pendant toute la période
révolutionnaire sans avoir jamais eu besoin de réprimer
une seule émeute intérieure), et ils voulaient placer
sur ce trône un descendant du dernier Inca, dont la famille
s'était vu octroyer un haut rang nobiliaire dans l'empire
colonial. Le courant rivadavien, proche du modèle anglo-saxon
des Etats-Unis et d'une certaine Angleterre, attaché à
une conception passablement raciste de la société, fit
habilement échouer ce projet , soutenu par les deux généraux
les plus prestigieux de la Révolution et qui avait la faveur
d'une partie importante des classes sociales modestes, les plus
nombreuses. Hélas pour elles, elles n'étaient pas
représentées en tant que telles au Congrès (élu
par un corps électoral composé des seuls propriétaires
fonciers). Si on en croit le degré d'élaboration
de ce texte, l'idée soutenue par Belgrano et San Martín
venait d'assez loin dans la genèse révolutionnaire
sud-américaine qui s'est conçue très tôt
comme l'opposé de l'œuvre destructrice et aliénante
des conquistadors. L'Assemblée de l'An XIII venait d'ailleurs
d'abolir le servage des Indiens et de proclamer l'extinction de
l'esclavage (mais non pas son abolition immédiate,
économiquement impossible alors).
(2) J'ai lu ça quelque part. La
Marseillaise avait déjà fait le tour de l'Occident !
Regardez la suite du texte. Il est émouvant pour un Français.
(3) Villes et régions du
Haut-Pérou d'alors et aujourd'hui en Bolivie. Le Haut-Pérou
avait été versé dans l'escarcelle du tout
nouveau Vice-Royaume du Río de la Plata lorsque le roi Carlos
III en avait décidé la fondation pour donner à
la nouvelle région quelques ressources minières et
intellectuelles dont le reste de son territoire était fort
dépourvu. Les combats étaient rudes alors dans ce qu'on
appelait le Nord. Les armées patriotes étaient placées
sous les ordres de Manuel Belgrano, qui remportait des victoires
comme celle de Salta dont on vient de célébrer les deux
cents ans mais cette série de succès allait bientôt
prendre fin, obligeant les autorités à envoyer San
Martín à Tucumán pour y rétablir la
situation militaire.
(4) Bolívar n'a pas connu que
des succès militaires, loin de là.
(5) Ce gentilé a précédé
de très nombreuses années le choix définitif du
nom du pays qui va peu à peu se fixer dans les années
1840 dans le langage de tous les jours, y compris en Europe où
on le voit s'imposer progressivement dans la presse contre l'antique
Buenos Aires, puis dans la dénomination officielle en 1853
seulement lorsque la Constitution parlera de République
Argentine.
(6) C'est moi qui prends la liberté
de traduire clarín par buccin et non par clairon comme on s'y
attend. Il me semble que le terme de buccin, qui se réfère
à l'armée de la Rome antique, est préférable,
le terme de clairon en français traînant derrière
lui des relents d'antimilitarisme et de blagues de bidasse au
registre mal assorti avec celui de ces vers historiques.
(7) López y Planes a dû
modifier son texte initial. Il cite ici des victoires
révolutionnaires très récentes, San Lorenzo (3
février) et Salta (20 février). Pauvre San Martín
qui a horreur qu'on lui tresse des lauriers et qui doit se mettre ça
entre les deux oreilles ! Comment fait-il quand plus tard, notamment
à Santiago, dans les jours qui ont suivi sa victoire de
Chacabuco, il a lui-même chanté ce texte en conclusion
d'une grande soirée patriotique à laquelle ont assisté
tous ses officiers et une foule de patriotes chiliens ?
(8) Actuel Uruguay, où les
contre-révolutionnaires s'étaient regroupés
autour d'un nouveau vice-roi qui n'est donc pas même reconnu
comme le dernier vice-roi par les livres d'histoire.
(9) A l'occasion de ce bicentenaire, le
jeudi 16 mai 2013 à 20h, à la Maison de l'Argentine à
la Cité Internationale Universitaire de Paris (M° Cité
Universitaire), le musicologue Esteban Buch, installé en France, animera une table-ronde
en langue espagnole avec trois résidents de la Maison autour
de son ouvrage sur l'histoire musicale de cet hymne, depuis sa
création jusqu'à la version de Charly García,
que j'ai moi-même découverte en août dernier :
elle ouvrait la soirée des 75 ans de Radio Nacional à
laquelle la directrice de cette institution m'avait fait l'honneur de
m'inviter. A dresser les cheveux sur la tête mais l'auditoire
n'a tout de même pas osé se lancer dans le play-back
sur un enregistrement (une version trop difficile à reproduire
pour le grand public sans doute). L'entrée à la Maison
de l'Argentine sera libre et gratuite (attention : il n'y aura pas de
traduction simultanée).