Le
ministre des finances et les directeurs de plusieurs services
budgétaires et monétaires du pays, dont le Trésor
Public (AFIP) et la Banque Centrale émettrice de la devise
nationale (BCRA), viennent d'annoncer une vaste opération de
récupération des fonds privés investis en
devises étrangères (essentiellement en dollars US) et
déposés sur des comptes à l'étranger. Une
des nombreuses plaies de l'économie argentine, par ailleurs
sinistrée aussi par le travail au noir. Depuis un an environ,
il est interdit de détenir des dollars en dehors des
nécessités de déplacements à l'étranger
(puisque le peso n'est pas convertible et ne peut donc pas sortir des
frontières). Or il est de tradition en Argentine de placer son
argent en dollars pour sécuriser ses économies et
limiter les méfaits d'une inflation galopante (environ 25%
l'an). Officiellement, plus personne n'a, sur le sol national, de
compte courant ni de produit d'épargne valorisé en dollars. Mais
beaucoup d'Argentins se constituent des réserves personnelles
de cette devise, en général en liquide et sous le matelas, en achetant sur le marché au noir ou en retirant des sommes avec leur carte bancaire lorsqu'ils sont à l'étranger.
Le marché officieux du dollar est devenu la gangrène du
pays, le cours clandestin (ce que les Argentins appellent le dollar
blue) atteignant jusqu'à 10 $, le double du change légal.
Il
se trouve qu'historiquement, l'Argentine est en soi un pays qui
possède une longue tradition de contrebande financière.
Non seulement pour des événements récents,
notamment la bancarisation obligatoire de toutes les transactions
suivie du krach bancaire qui, en 2001, a absorbé les économies
des particuliers. Mais aussi parce que le cours du peso a toujours
été des plus instables depuis l'indépendance du
pays en 1810-1816. Et enfin parce que depuis la fondation de Buenos
Aires, la région qui allait construire ce qui est aujourd'hui
l'Argentine ne vivait que de trafic : trafic d'esclaves tout d'abord,
trafic de tabac, de métaux précieux écoulés
dans que les taxes soient acquittées au Trésor Royal,
lequel fermait les yeux parce que l'empire espagnol avait besoin de
tenir cette zone qui faisait barrage à l'avancée du
Brésil. C'est même une première tentative de
faire rentrer dans la légalité l'activité
économique de la région qui a décidé le
roi Carlos III à scinder en deux le vice-royaume du Pérou
pour en tirer un Vice-Royaume du Río de la Plata, qui incluait
le Haut-Pérou, aujourd'hui la Bolivie avec les mines d'argent
du Potosí, en 1776, l'année même où George
Washington détachait les Etats-Unis d'Amérique de la Couronne britannique.
Aujourd'hui,
le gouvernement argentin annonce donc l'émission de deux séries
d'instruments financiers destinés à financer de
programmes de développement dans le domaine de l'énergie
(l'alimentation de tout le territoire en gaz et en électricité
et la valorisation de la manne pétrolière sont des
priorités vitales pour le pays) et de la construction
immobilière (autre priorité, celle de viabiliser
l'habitat de cette population qui s'entasse aujourd'hui dans ce qu'on
appelle les villas miserias, les bidonvilles argentins). Ces titres
d'Etat ne pourront être acquis qu'avec des devises étrangères,
qu'il faudra donc sortir de sous le matelas ou rapatrier des
Etats-Unis, du Canada, de Suisse, du Liechtenstein ou de Singapour.
Pendant trois mois, les fonds ainsi rapatriés ou convertis
bénéficieront d'une amnistie fiscale, dès lors
que le Congrès aura voté ces mesures qui ne sont pour
l'heure que des projets.
Ce
qui nous apparaît, à nous Européens, comme une
idée logique et plutôt une bonne idée pour le
développement social et économique d'un pays, nous qui
vivons l'évasion fiscale et l'ouverture de comptes non
déclarés à l'étranger comme une plaie
financière pour nos pays, est loin d'apparaître comme
telle en Argentine : l'exil bancaire et le placement en devises
étrangères y sont compris comme des mesures de survie
financière et même de saine gestion de trésorerie
pour voir venir et envisager des investissements à long terme.
Ce qui fait de toute politique économique un peu ambitieuse,
comme c'est le cas pour celle-ci, un casse-tête chinois de
qualité supérieure : peu nombreux sont les Argentins,
en tout cas parmi ceux qui disposent de la capacité financière
d'y concourir, qui feront l'effort de donner acte à ce
gouvernement de sa bonne foi et de lui confier ainsi tout ou partie
de leurs économies pour l'intérêt général.
Et les commentaires de lecteurs-internautes qu'on lit dans Clarín
à la suite de ses articles sur ce sujet font froid dans le
dos. Je me souviens personnellement d'avoir eu des discussions
difficiles avec certains de mes amis, hostiles à ce
gouvernement, et qui voient systématiquement dans ces
décisions politiques une arnaque en puissance. Et on marche
sur la tête. Le manque de confiance encourage la fraude qui
elle-même fait échouer la politique du Gouvernement, qui
est donc taxé d'incompétence et d'inefficacité
quand ce n'est pas directement de corruption lui-même. Un vrai
cercle vicieux et ça fait deux cents ans et plus que ça
dure... Et pourtant politiquement ce Gouvernement définit bien
les bons plans !
En gros titre : "Du matelas à la brique" |
Pour
aller plus loin :
Lire
l'analyse politique de Página/12 (sur la mesure, ses effets
espérés et les craintes qu'elle ne manquera pas de
susciter)
Lire
l'article de Página/12 sur les techniques financières mises en œuvre
Lire
la triple analyse confiée à trois universitaires sur le
bien-fondé de la mesure, dans Página/12. Où l'on
comprend pourquoi en Argentine, la presse reste encore, trente ans après la fin de la Dictature, une presse militante,
voire un outil de propagande politique, et non pas un vecteur
d'information équilibré comme dans nos vieilles
démocraties. Il est très difficile d'être critique vis-à-vis de son propre camp sous peine de renforcer le camp adverse et vice-versa.
Lire
l'article principal de Clarín dont vous vous doutez bien qu'il
est très opposé aux mesures annoncées (c'est
l'une des voix de l'opposition nationale). Clarín ne croit pas un seul instant ni à la sincérité ni à l'efficacité de l'opération ainsi annoncée.
Lire
l'article de Clarín sur les cinq points techniques de
l'opération de légalisation (blanqueo)
Lire
l'article de Clarín sur les enjeux politico-économiques
du plan (vus du côté de la droite capitaliste, du monde des
affaires, des investisseurs à grande échelle et des entreprises).