Aujourd’hui, tous les journaux argentins font mémoire de la terrible dictature qui de 1976 à 1983 a massacré plusieurs milliers d’Argentins sur le sol national. Le chiffre officiel, parfois contesté, est de 30 000 disparus et un demi-millier d’enfants en bas âge arrachés à leurs parents, opposants, démocratiques ou non, au régime. Un État qui avait ratifié la déclaration universelle des droits de l’homme et pris place à l’ONU dès sa fondation cessa de fonctionner selon les principes de l’État de droit, liquidant ses opposants sans leur offrir l’ombre d’un procès.
L’année dernière, le 24 mars est tombé immédiatement après le confinement et le thème a été presque oublié par la presse de droite qui a laissé Página/12 presque seul sur le sujet.
Cette année,
il est assez frappant de constater que tous les quotidiens consacrent
de nombreux articles à ce triste anniversaire, comme si la nécessité
de cette commémoration faisait enfin consensus. Ce n’était pas
vrai les années antérieures où Página/12 était seul à
développer cette actualité quand les trois autres journaux se
contentaient d’un seul article, voire d’un entrefilet. Il est
vrai qu’une partie des archives états-uniennes concernant les
événements de 1976 viennent d’être déclassifiées et qu’on y
découvre la part que les États-Unis
ont pris à la préparation et à l’encouragement du coup d’État
en sachant parfaitement que le régime qu’il allait instaurer
commettrait des crimes à très grande échelle. Ce matin, Clarín
met l’info en titre principal de sa une et publie un long article
sur ces révélations, tandis que La
Nación
propose un récit analytique et étonnamment objectif de ce qu’il
s’est passé les 23 et 24 mars 1976 : l’article, développé
et illustré de photos d’époque, évoque la violence qui régnait
alors dans la vie politique et la société argentine et la naïveté
de tous les acteurs, dont pas un n’avait vu venir l’atroce
répression qui allait s’abattre sur le pays pendant sept longues
années. Página/12
propose un supplément gratuit qui fait le point sur ces 45 ans de
lutte pour rétablir puis renforcer la démocratie dans le pays.
Pourtant ce
consensus reste encore imparfait : La
Prensa
a choisi d’adopter un ton délibérément insultant avec un
éditorial et un billet d’opinion haineux pour dénoncer l’un le
« mensonge du 24 mars » et l’autre « l’hypocrisie
du 24 M ». Leurs auteurs font mine de croire que l’on fait
mémoire aujourd’hui du viol de la démocratie constitutionnelle
par un putsch dont personne n’aurait voulu (selon les gauchistes
« léninistes » qui auraient imposé au monde entier, et
en particulier à nous, en Europe, leur version des événements).
Mais le mensonge, c’est sous leur plume qu’on le trouve :
aujourd’hui, personne ne se souvient d’un coup d’État. Ce sont
des victimes du terrorisme d’État auquel ce putsch a ouvert la
voie que l’on se souvient. Cette dernière expression (terrorisme
d’État) a été adoptée par la justice argentine (que les auteurs
accusent d’être noyautée par la gauche) et que ce journal de la
droite catholique réactionnaire (1)
vomit sous prétexte que c’est les disparus qui auraient été des
terroristes. Or parmi les 30 000 disparus, il y a eu en effet
des terroristes mais 1) tous n’en étaient pas, loin de là et 2)
dans un État
de droit, les terroristes, quelque crime qu’ils aient commis, on
les arrête et on les traduit en justice en respectant le droit de la
défense. Or c’est précisément ce que ces dictatures militaires
sud-américaines des années 70 ont voulu ne pas faire : sous
prétexte de lutter contre la subversion, elles ont massacré,
délibérément, systématiquement et avec préméditation, leur
propre population sur leur propre territoire.
Pourquoi La
Prensa
prend-elle encore la défense de ce régime infâme si longtemps
après sa fin ? Tout simplement pour contester une nouvelle fois
le bien-fondé des procès relancés à partir de 2003 contre les
bourreaux et défendre la « loi de l’obéissance due »
qui permettait, sous Carlos Menem, de disculper les officiers de
l’armée et de la police qui avaient pratiqué la torture et volé
des enfants alors que les engagements internationaux du pays
interdisent d’obéir à des ordres illégitimes. Et non seulement
les engagements internationaux de la seconde partie du 20e
siècle mais tout simplement l’esprit du père de la Patrie, le
général José de San Martín (1778-1850), qui s’est opposé
au pouvoir militaire dès lors que l’indépendance était acquise
et a clairement théorisé son refus en 1828 lorsque, en pleine
reprise de la guerre civile, le gouvernement de Buenos Aires lui a
proposé d’assumer le pouvoir pour rétablir l’ordre en décimant
l’autre camp…
L'enfant bleu de Miguel Rep plante son arbre du souvenir dans Página/12 l'opération 2021 pour un jour de la Mémoire en format covid Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
Pour aller
plus loin :
lire l’article de Página/12 sur les archives déclassifiées
lire l’interview de la directrice du Parc de la Mémoire aménagé sur les bords du Río de la Plata donnée à Clarín
Ajout du 25 mars 2021 :
(1) En Argentine, il existe un catholicisme engagé dans des démarches politiquement progressistes. Un catholicisme auquel bien souvent les éditorialistes de La Prensa dénient l’orthodoxie.