Il y a quelques jours, la Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme a pris un arrêt qui faisait obligation à l'Etat uruguayen d'abolir plusieurs articles d'une loi d'amnistie ou plus exactement de prescription des crimes politiques commis pendant la Dictature de 1973-1985 (voir mon article du 25 mars 2011 sur ce sujet). Cette loi, dite Ley de Caducidad, votée en 1986, empêchait en effet de lancer les enquêtes sur les crimes commis pendant les années de plomb, ce qui laissait sans réponse des milliers de familles qui ont perdu un proche sous la Junte et ont vu disparaître un enfant en bas-âge, retiré frauduleusement à ses proches pour être confié en adoption à des sbires du régime en place. Quelques aménagements de cette loi avaient toutefois été rendus possibles, grâce à des arrêts de la Cour Suprême uruguayenne, sous le mandat du précédent président de la République, Tabaré Vázquez, le premier chef d'Etat de gauche de l'histoire du pays, qui voulait même la faire disparaître du code pénal national. Il n'y parvint cependant pas. Un cas particulier, porté devant la Cour interaméricaine, celui de la belle-fille du poète argentin Juan Gelman, a permis de faire faire un pas de géant dans le rétablissement de l'exercice de la justice dans le pays et c'est sans désemparer que les assemblées législatives d'Uruguay ont mis le dossier à leur ordre du jour.
Hier, le Sénat, à une très courte majorité, 16 pour sur un total de 31 votants, a voté l'abolition des trois articles incriminés, en instaurant une loi interprétative de la Ley de Caducidad. Les militants des droits de l'homme vont, quant à eux, continuer leur combat pour l'abolition pure et simple de cette loi faite pour protéger des criminels qui se font vieux et disparaissent les uns derrière les autres sans avoir été jugés.
Un vote aussi serré laissera des traces dans le personnel politique du pays. Des dissensions graves se sont fait jour à l'intérieur de la majorité au pouvoir, celle du Frente Amplio, la grande coalition de la quasi-totalité des partis de gauche. Un sénateur va passer devant le conseil de discipline du Frente Amplio pour avoir refusé de voter selon la consigne politique de sa formation, dont il sera très certainement exclu. Un autre, qui a respecté cette consigne mais à contre-coeur, a, aussitôt après le vote, annoncé qu'il quittait le Frente Amplio. Or la majorité qui soutient l'actuel Gouvernement est étroite. Il est donc possible que le Président Pepe Mujica rencontre des difficultés sérieuses dans la suite de son mandat. Il doit encore gouverner le pays pendant trois ans et ne pourra pas briguer un second mandat, puisque la Constitution l'interdit. Y aura-t-il après lui un troisième mandat présidentiel du Frente Amplio ? Un triplé de gauche serait un véritable exploit dans ce pays qui a toujours été gouverné à droite sauf dans les 5 dernières années. Les dissensions récentes semblent bien en écarter la perspective.
D'un autre côté,ce vote de la Chambre Haute a provoqué un enthousiasme considérable dans les tribunes qui surplombent l'hémicycle, occupées qu'elles étaient par des militants des ONG des Droits de l'Homme. Parmi les personnes qui assistaient à ce vote historique, se trouvait Macarena Gelman, la petite-fille de Juan Gelman, qui avait obtenu, de concert avec son grand-père, ce récent arrêt de la Cour Interaméricaine sur le cas de sa maman, enlevée en Argentine et déportée dans un centre de détention clandestin en Uruguay, où elle a sans doute fini par être exécutée tandis que l'enfant, elle, disparaissait, volée à sa famille légitime pour être éduquée dans l'idéologie du régime, comme cela s'est aussi fréquemment pratiqué en Argentine, ce dont je ne cesse de vous parler ici depuis dimanche (voir mes articles du 10 avril 2011 sur le témoignage du 102ème petit-fils recherché par Abuelas de Plaza de Maho et du 12 avril 2011 sur le témoignage de Estela de Carlotto au procès argentin contre les criminels du vol systématique des enfants d'opposants).
Pour en savoir plus sur le vote historique intervenu la nuit dernière en Uruguay :
lire l'article de El País sur la tenue du vote et ses conséquences politiques immédiates (il s'agit bien sûr du quotidien d'Uruguay à ne pas confondre avec son homonyme espagnol)
lire l'article de El País sur les positions des uns et des autres et sur les procès qui sont susceptibles d'être organisés (1)
Les articles de El País sont disponibles sur le site du quotidien en version audio, téléchargeable (format MP3)
lire l'article de Página/12, le quotidien argentin de gauche et pro-droits de l'homme
(1) Parmi les criminels qui pourraient se retrouver bientôt dans le box des accusés, on compte Juan María Bordaberry, l'un des dictateurs de la Junte, qui n'est autre que le père d'un des deux candidats de la droite à la dernière élection présidentielle. L'homme avait été éliminé dès le premier tour et avait donné à ses électeurs une consigne de vote en faveur de l'autre candidat de droite. Votes que cet autre candidat était allé lui-même quêter à grand coup de propos démagogiques, qui ne lui ont servi de rien puisqu'au jour J, c'est bien le candidat de gauche qui a remporté le scrutin. Dans l'un des cas de torture qui pourrait arriver devant la justice, l'actuel président pourrait être amené à comparaître en qualité de témoin. En effet, il fut lui aussi prisonnier politique, il a été lui-même torturé mais n'aime pas beaucoup l'idée de traîner devant les tribunaux les anciens tortionnaires. Il a tendance à penser que derrière le souhait de justice se cache une solide dose de désir de vengeance. Tous les événements récents à Buenos Aires semblent au contraire fait la preuve du contraire. Mais l'Uruguay n'a pas encore conduit de grands procès. On ne peut pas savoir ce qu'il en sortirait.