Nul ne pouvait imaginer
l’historien-vulgarisateur radio-télévisuel estampillé péroniste
(à juste raison) se mettre à servir la soupe à la puissante
filière patronale qui fait son beurre avec la viande (les éleveurs,
les abattoirs, les grossistes, les exportateurs).
Le nouveau livre de Felipe Pigna,
Carne, una pasión
argentina, 186 pages
en version numérique, est un catalogue d’anecdotes illustrées,
plus ou moins intéressantes sur le plan historique (1),
qui parlent toutes de barbaque et de tout ce qui précède sa cuisson
et sa consommation. Carlos Gardel, le chanteur populaire par
excellence, est appelé à la rescousse, ainsi que le général San
Martín (pendant la traversée des Andes, en 1817), le gouverneur
Juan Manuel de Rosas (une figure historique héroïsée par les
historiens péronistes et haïe par la droite) et même Fidel Castro,
pour un dîner avec le président Arturo Frondizi, l’un des rares
chefs d’État démocratiques que l’Argentine a connus pendant la
guerre froide… Les personnages historiques récupérables par la
droite sans que la gauche ne puisse les revendiquer, Sarmiento,
Mitre, Borges et d’autres, sont plus difficiles à rencontrer dans
le bouquin. Celui-ci se voulait sans doute une sorte de pied-de-nez à
ses commanditaires…
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Un asado gigantesque a salué la sortie du livre De dos au premier plan, Felipe Pigna finissant un sandwich à la sausicce Image IPCVA |
Or la date fixée pour la sortie
tombe au pire moment pour l’auteur : quelques jours à peine
après l’élection d’un candidat dont on peut être sûr qu’il
n’avait pas ses faveurs. Il est même très probable que l’écrivain
ne l’avait pas vu venir ou tout au moins qu’il ne le voyait pas
venir au moment il a accepté cette commande. Cela se voit, ô
combien !, sur les photos : dans sa tenue négligée
habituelle, en jean élimé et en chemise, sans cravate, dans une
fête où ce beau monde rural a sorti les vestes des meilleurs
tailleurs et des chemisiers très chic, il tire une tête de cinq
pieds de long comme jamais il ne l’a fait lors du lancement d’un
de ses ouvrages.
Il se trouve que le secteur
agricole, el campo
comme on l’appelle en Argentine, qui n’est sans doute pas celui
qui avait le plus voté au premier tour pour le vainqueur de dimanche
dernier (programme trop risqué, trop fantaisiste et trop flou), va
toutefois avoir toutes les faveurs de l’heureux élu. Celui-ci
devrait en effet lever dès qu’il le pourra le peu de régulations
qui avaient été imposés à l’ensemble de la filière par
plusieurs gouvernements antérieurs soucieux de mieux répartir le
pouvoir d’achat et qui veillaient donc à ce que les points de
vente soient fournis en morceaux accessibles à toutes les bourses.
Felipe Pigna ne peut pas ne pas le savoir. Il sait aussi que ses
émissions sur le service public de radio et de télévision sont
d’ores et déjà condamnées. Elles n’auront aucune grâce aux
yeux des investisseurs personnels ou institutionnels qui vont bientôt
fondre comme des rapaces sur Radio Nacional et sur TV Pública, pour
autant que le chef de l’État dispose d’une majorité au Congrès
pour voter son programme (rien n’est encore fait et pour l’instant
tout cela a l’apparence de devoir prendre un bon bout de temps).
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Le public de la réception après la présentation Image IPCVA |
Comme Carne,
una pasión argentina
est gratuit, il y a fort à parier que l’auteur se sera fait
rémunérer pour l’écrire ou le faire écrire (2). Dans n’importe
quel contexte, il aurait été préférable que cela puisse passer
inaperçu mais dans les circonstances présentes, on a du mal à
imaginer que rien ne vienne à l’idée des lecteurs.
Felipe Pigna, dont on ne dira
jamais assez le talent de vulgarisateur, avait déjà, il y a
plusieurs années, publié une histoire du vin argentin. Pas
inintéressant d’ailleurs (je l’avais acheté). Ce nouveau livre
avait donc assez l’apparence d’une continuité pour que cet
aspect des choses soit très discret.
Pour le moment, pas un mot du
bouquin dans les colonnes de Página/12
dont la rédaction compte pourtant un grand nombre d’admirateurs de
Pigna qui relaient systématiquement toutes ses publications grand
public. En revanche, pour une fois, c’est la presse de droite qui
lui fait l’honneur de ses pages !
Le livre est publié par IPCVA,
l’institut professionnel de promotion de la viande, qui le diffuse
gratuitement sur son site, en
format pdf téléchargeable.
© Denise Anne Clavilier
Pour aller plus loin :
(1) Surtout pour un public non
argentin.
(2) Felipe Pigna a tant
d’activités variées qu’on ne sait pas très bien comment il
réussit à occuper son poste de chercheur à l’université et au
Conicet (eux aussi promis à la privatisation) tout en animant ses émissions de radio et de télé - très
bonnes, soit dit en passant - et en publiant au moins un livre
par an, des livres entre lesquels on repère aisément de fréquents
auto-copier-coller.