jeudi 28 janvier 2010

Encore une citation de tango dans un titre de Página/12 [Actu]

Depuis l’ouverture de ce blog, Barrio de Tango, consacré à présenter en français le tango tel qu’il se vit et se développe aujourd’hui en Argentine et en Uruguay dans le contexte particulier de ces deux pays, un contexte très différent de ce que nous vivons, nous, en Europe francophone (et en Europe tout court tout autant), je vous ai déjà parlé à plusieurs reprises de ce rôle de repère culturel que joue le tango et essentiellement les textes de tango pour le grand public argentin et uruguayen. C’est le rôle que jouent chez nous les Fables de La Fontaine, les grandes répliques de Molière, Corneille, Racine, Victor Hugo, ou certaines phrases historiques ou littéraires depuis "Madame Bovary, c’est moi" jusqu’à "Longtemps je me suis couché de bonne heure" en passant par "Après moi, le déluge" ou "S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche" (1), c’est-à-dire le rôle d’une grille de lecture du réel, celui d’un outil d’interprétation et de compréhension du monde qui nous entoure et singulièrement de l’actualité politique et sociale dont notre vie quotidienne dépend à tout moment.

C’est ainsi que je vous ai déjà commenté une citation de Como dos extraños de José María Contursi (musique de Aníbal Troilo) le 31 juillet 2008 à l’occasion des retrouvailles assez frisquettes de la Présidente et du Vice Président après la manifestation publique de leur désaccord politique, de ¿Te acordas hermano? (intitulé aussi Tiempos Viejos) de Manuel Romero (musique de Francisco Canaro) et Tristezas de la calle Corrientes de Homero Expósito (musique de Domingo Federico) le 24 février 2009 grâce au feuilleton pédagogique de l’été 2009 du dessinateur Miguel Rep, de Al mundo le falta un tornillo de Enrique Cadícamo (musique de José María Aguilar) le 15 juillet 2009 grâce à une vignette plus ancienne encore de Daniel Paz et Rudy sur le voyage du Pape Benoît XVI en Afrique au printemps, de La casita de mis viejos, toujours de Enrique Cadícamo (musique de Juan Carlos Cobián) le 22 septembre 2009 à cause du trafic de médicaments dont il va être à nouveau question aujourd’hui et enfin, le 8 octobre dernier, une citation de Fumando espero de Félix Garzo et Juan Viladomat (musique de Juan Masanas) à propos des comptes et décomptes de voix pour le vote d’une loi empêchant les monopoles de fait dans les médias en Argentine.
Ces citations sont les unes directes et exactes, les autres déformées par des jeux de mots ou des contrepètries (Fumando espero devenant par exemple Sumando espero). Toutes, y compris celle d’aujourd’hui, viennent du même quotidien, le quotidien de gauche par excellence, expert en jeux de mots et en références dans la culture populaire : Página/12 (2).

Cette fois-ci, cependant, pas de dessin, ni de Daniel Paz ni de Miguel Rep, les deux vedettes du crayon de la rédaction (3) mais seulement un gros titre et encore, même pas vraiment à la Une : si vous regardez la reproduction de la première page du journal, vous le voyez sur la colonne de gauche, à la page 8 : Arréstala, sargento, y póngale cadenas...
Il s’agit de mandat d’arrestation qui a été émis par un procureur contre une des inculpées dans l’affaire du trafic de médicaments, une sombre affaire dans laquelle il s’avère que des gens très haut placés dans le monde de la finance, de la santé et de l’industrie pharmaceutique ont, par pur esprit de lucre, mis sur le marché des produits contrefaits et/ou périmés (et dans ce cas reconditionnés). La dame que la police est allée chercher chez elle pour la reconduire en prison préventive, dont elle avait été extraite il y a quelques jours par un tour de passe-passe rocambolesque, n’est autre que la directrice d’une importante clinique privée et l’épouse légitime d’un autre inculpé, qui occupe les fonctions de secrétaire général du principal syndicat des employés de banque (Asociación bancaria).

Bref, que nous dit cette citation que les Argentins savent situer au premier instant où ils l’entendent et nous un peu moins ?

Textuellement : Arrêtez-la, sergent, et mettez-lui des chaînes.

De deux choses l’une : ou vous aimez les devinettes ou vous détestez ça. Ceux qui détestent vont tout de suite lire la note n° 4 (4) où je leur livre la réponse toute cuite. Et ceux qui aiment bien chercher, qui s’intéressent, qui ont envie d’en découvrir un peu plus en suivant des indices restent avec moi.
Cette citation, adaptée (le vers original est rédigé à la première personne du singulier), se trouve dans un tango qu’a chanté (et enregistré) Carlos Gardel. Qui date donc d’avant le 24 juin 1935, date de la mort de l’artiste à ?...

Medellín, en Colombie. C’est cela, bravo !

Un tango où s’exprime un dénommé Alberto Arenas.

Qui est Alberto Arenas ? Un pauvre gaucho exilé à Buenos Aires, dans le quartier de Nueva Pompeya et même pour être plus précis (ce tango est très précis), il habite le coin dit du Rosario, du nom de l’église de Notre Dame du Rosaire qui a été construite là, dans un style pseudo-gothique, à la toute fin du 19ème siècle, par des Franciscains très pieux mais pas très éclairés en matière architecturale. N’empêche que cette église fait la fierté du quartier et sert de repère un peu partout grâce à la hauteur de ses tours.
Et pourquoi demande-t-il à se faire arrêter, l’ami Alberto ? Parce que...
Señor Comisario... yo soy criminal

Monsieur le Commisaire, je suis un meurtrier

En fait, il vient de trucider sa dulcinée en la découvrant (et encore, ce n'est même pas si sûr, vu l'obscurité dans lequel tout ça s'est passé) dans les bras de son meilleur ami. Et il apporte dans sa valise les preuves de son crime. Et là, le tango tourne au gore carabiné : dans sa valise il y a le coeur du type et les cheveux de la fille. Il a réalisé la découpe avec son facón, le grand couteau dont sont dotés les gauchos pour les rudes travaux de la campagne et avec lequel ils savaient tuer les bovins pour prélever le cuir, du temps de la cavalerie, quand le cuir était une matière première très précieuse puisque tous les transports en dépendaient, puisque tout se faisait grâce au cheval.

Arrésteme sargento y póngame cadenas
Si soy un delicuente que me perdone Dios (5)

Cela s’appelle A la luz del candíl, c’est un tango qui date de 1927 et qui est signé de Julio Navarrine et Carlos V.G. Flores.
On se l’écoute chanté ici, sur Todo Tango, par Carlos Gardel, qui l’interprète d’une manière splendide non pas seulement par la voix mais aussi par l’art dramatique qu’il déploie... (6)

Pour en savoir plus, notamment sur cette histoire crapuleuse de contrebande pharmaceutique, lire l’article de Página/12.

(1) "Madame Bovary, c’est moi" : réponse de Gustave Flaubert à diverses tentatives de certains critiques de transformer son roman, Madame Bovary, en un roman à clé, parlant de personnes réelles.
"Longtemps, je me suis couché de bonne heure" : première phrase du très long roman en plusieurs volumes de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, volume 1 intitulé Du côté de chez Swann.
"Après moi, le déluge", une phrase attribuée au roi Louis XV par des anti-royalistes et par laquelle le roi manifeste qu’il se moque de l’avenir du pays au-delà de sa mort.
"S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche" : phrase attribuée à la reine Marie-Antoinette par des propagandistes révolutionnaires et selon laquelle la reine aurait traité par le mépris les réclamations du peuple de Paris affamé à l’orée de la Révolution Française. Ces deux dernières phrases sont totalement invraisemblables dans leur contexte historique, elles ne peuvent pas avoir été prononcées mais elles servent encore aujourd’hui aux journalistes et aux politologues à caractériser certaines situations d’actualité.
(2) Tout ça est rattrapé dans un autre article d’aujourd’hui, 28 janvier 2010, où je parle de Rudy, le dialoguiste qui co-signe toutes les vignettes de Daniel Paz, et qui donne ce soir un spectacle parodique avec la chanteuse Silvana Gregori à Clásica y Moderna (à la Recoleta).
(3) Ce n’est pas un hasard si Página/12 est le journal qui utilise le plus les références du tango : le tango est l’une des expressions les plus abouties de la recherche actuelle de l’identité culturelle nationale. Il est donc normal qu’un quotidien de gauche, très attaché à faire émerger cette identité de la gangue de tous les néo-colonialismes qui ont suivi la guerre d’indépendance, de 1810 à nos jours, s’appuie sur ce trésor littéraire et artistique pour dire et redire l’irréductible singularité de ce pays.
(4) A la luz del candíl, de Julio Navarrine pour les paroles et Carlos V. G. Flores pour la musique. 1927.
(5) Vous avez besoin d’une traduction ? Non !!!! C’est tout comme en français : Arrêtez-moi sergent et mettez-moi les menottes. Si j’ai fait enfreint la loi, que Dieu me pardonne ! Donc vous voyez ce qui est suggéré par l’article de Página/12 à propos de cette dame, de ses motivations et du type de défense qu’elle pourrait développer face à l’accusation d’avoir écoulé des marchandises illégales qui ont pu entraîner la mort d’un certain nombre de personnes qui ont acheté ces médicaments en toute bonne foi.
(6) Sur les 7 tangos cités dans cet article, cinq figurent dans le recueil bilingue Barrio de Tango, dont je vous donnerai la table des matières dès que les épreuves du bouquin seront tout à fait au point. Avant, cela n’a pas de sens parce que la mise en page évolue et qu’on ne peut scanner que ce qui revêt son aspect définitif. Si donc ce que raconte le tango vous passionne comme moi et que vous vouliez en savoir plus sur ce livre que j’ai mis trois ans à composer et à écrire, vous pouvez vous reporter à d’autres articles que vous trouverez sous ce lien. Quant aux deux autres tangos cités ci-dessus et qui ne figurent pas dans Barrio de Tango (le livre), je compte en publier un jour une traduction sur le site de mes professeurs de tango, Gisela Passi et Rodrigo Rufino, dont vous pouvez trouver le lien dans la rubrique Eh bien dansez maintenant !, dans la Colonne de droite. Nous démarrons ensemble un partenariat pour lever un coin du voile de la culture tanguera à l’intention de leurs élèves, les élèves réguliers à Paris ou ceux des week-ends en régions et dans les pays voisins. Voir
mon article d’hier sur les tangos en version bilingue actuellement en ligne sur leur site et leur toute nouvelle vidéo, montée con mucho amor par Gisela herself.