mardi 4 octobre 2011

Présentation de Tango oculto de Silvana Boggiano à la Academia Porteña del Lunfardo [Disques & Livres]

Hier, à 19h30, à la Academia Porteña del Lunfardo, Estado Unidos 1379, dans le quartier de Constitución, était présenté le travail de recherche sur l'histoire du tango de Silvana Boggiano, Tango oculto, ese abrazo por venir, publié aux Editions Corregidor, il y a quelques mois.

Silvana Boggiano est la femme de l'auteur-compositeur-interprète Juan Vattuone, que les lecteurs de ce blog connaissent désormais fort bien. Elle est une spécialiste de littérature argentine, elle est aussi romancière et dramaturge. Son mari, ses deux belles-filles, la danseuse Julieta Vattuone et la chanteuse de rapp, Anita Vatt, participaient hier à la soirée de présentation.

Le livre était déjà là, au Festival de Tango de Buenos Aires, sur le stand de Corregidor.

Il s'agit d'un long travail de recherche (plusieurs années) sur le caractère contestataire du tango, sur la censure à laquelle il a été très souvent soumis et par laquelle il a trop souvent été contraint et sur les falsifications de l'histoire dont il a été l'objet, d'où ce titre de Tango oculto (tango caché, tango passé sous silence). La même chose est vraie de l'histoire générale de l'Argentine qui reste très manipulée par les puissances de l'argent (l'oligarchie), lesquelles cherchent à légitimer leur pouvoir en faisant dire à l'histoire ce qu'elles veulent qu'elle dise. Tango oculto participe donc au tournant actuel de la recherche en Argentine, une étape que les Argentins appellent revisionismo histórico (1) et qui est en train de dégager la connaissance du passé de l'instrumentalisation idéologique dont son étude était prisonnière jusqu'à il y a encore peu de temps et dont elle reste encore prisonnière dans les programmes scolaires mais peut-être plus pour très longtemps. Cette histoire, libérée de son instrumentalisation excessive (2), indique que l'Argentine est en train d'aborder une nouvelle étape de la constitution de son identité nationale puisqu'elle commence à pouvoir mettre en question les idées toutes faites, les images d'Epinal et les mythes fondateurs qui fédèrent les Argentins autour d'une appartenance commune. Et ce n'est pas un hasard si cela correspond aussi à une période florissante du tango, comme art vivant et comme objet d'études critiques de plus en plus poussées (3).

(1) Attention sur l'interprétation du terme revisionismo. Il s'agit du contraire de ce que nous appellons révisionisme en français d'Europe. En français, le révisionisme, c'est la négation du caractère criminel du régime hitlérien et de ses agissements, en particulier la destruction des juifs d'Europe. Lors que les Argentins mentionnent un revisionismo, ils désignent une opération d'aggiornamiento de la recherche historique, un changement de paramètres dans les grilles de lecture de l'histoire du pays. Il s'agit de se défaire d'une interprétation de la Revolución de Mayo (1810) et de ses suites tout au long du 19ème siècle, imposée par la classe dominante à partir des annéees 1860 et qui règne toujours dans l'enseignement primaire et secondaire. Cette interprétation, particulièrement tendancieuse, a été mise en forme par Bartolomé Mitre (1821-1906) qui, avec Sarmiento, avec Roca, voulait construire une Argentine victorienne, ultra-libérale et conduite entièrement par l'industrie et le commerce international libre-échangiste. Aussi avait-il lu l'histoire de son pays et de son indépendance dans le sens qui l'arrangeait. A deux reprises, dans l'histoire argentine, il y a eu des périodes où cette vision, presque sacrée, difficile à mettre en cause dans l'esprit même des habitants du pays, a commencé à être battue en brèche. Il s'agit des deux présidences radicales de Yrigoyen et de Alvear, entre 1916 et 1930, puis de la présidence de Perón (1946-1955), mais ces deux périodes ont été trop courtes pour que s'engage un véritable renouveau de la recherche historique. Ce qui éclosait a été tué dans l'oeuf par les deux coups d'Etat qui ont mis fin à ces deux expériences politiques qui ont cherché à désengluer l'Argentine de sa dépendance structurelle à l'Angleterre puis aux Etats-Unis. Depuis une bonne dizaine d'années, grâce à plus d'un quart de siècle de démocratie, on voit apparaître un profond mouvement intellectuel et universitaire qui se met à construire une autre histoire, une recherche rigoureuse, qui s'appuie sur les documents historiques, qui n'hésite pas à briser les tabous du mitrisme et qui arrive désormais peu à peu jusqu'au grand public à travers la radio, la télévision, Internet et les livres. Trois grands historiens se détachent du lot, Osvaldo Bayer et Norberto Galasso, octogénaires tous deux, et dans la génération suivante, Felipe Pigna, historien et grand homme de médias, qui tord le cou à toutes les légendes lénifiantes ressassées jusqu'à l'écoeurement par l'école primaire et secondaire.
(2) L'histoire est toujours peu ou prou instrumentalisée et voilée par le regard, politiquement déterminé, de l'historien lui-même. Mais l'historien qui fait vraiment de l'histoire tâche précisément d'être critique sur ses propres a priori et de ne pas les nier. L'histoire mitriste les nie et présente sa version du passé comme une vérité absolue, intangible au lieu comme une construction progressive et appelée à évoluer, ce qui est le propre de l'histoire critique, telle que l'Ecole des Annales en a institutionalisé le modèle dans les années 1930.
(3) Il n'est pas inutile de rappeler que ce vaste mouvement a ses précurseurs intellectuels, en particulier plusieurs penseurs du début et du milieu du 20ème siècle, comme Arturo Jauretche ou Raúl Scalabrini Ortiz. Quant à l'histoire critique du tango, le premier travail publié en la matière l'a été en 1960, par Horacio Ferrer, dont c'était le premier livre édité (El tango, su historia y evolución). On oublie un peu trop souvent ce que la recherche historique sur le tango lui doit. Dont acte !