Depuis plus d'un an, Daniel Melingo nous annonce la sortie prochaine de son 4ème album de tango, Corazón y hueso (1). Les trois premiers sont sortis en France, chez Mañana, la maison de disques fondée à Paris par l'unique musicien argentin du trio Gotán Project, le guitariste Eduardo Makaroff.
Cette fois-ci, le disque sortira sous un autre label. Il sera donc peut-être un peu plus difficile à trouver en Europe.
A l'occasion de cette prochaine sortie, Daniel Melingo a accordé une interview (illustration ci-dessus) dont voici quelques extraits, en version bilingue comme d'habitude.
Après des considérations hyper-idiosyncratiques sur la maison dans laquelle il vit et qui fut celle de l'acteur de cinéma et ami de Carlos Gardel, Tito Lusiardo, en 1942, il parle de ses débuts dans la musique.
Mi familia es muy tanguera; conocían a Edmundo Rivero, a Hernán Oliva y a todos los grandes. Con el rock empecé ‘de oreja’, desde muy chiquito y gracias a mis primos mayores, que eran fans de los Beatles y de los Rolling Stones. Ahí empecé a guitarrear un poco, y a los 13 me metí en el Conservatorio...”
–... a estudiar clarinete.
–No. En realidad había empezado a estudiar bandoneón. Estuve como un año y medio, y no podía sacarle ni un sonido. Entonces fui a una casa de canje de instrumentos, en el centro, y cambié mi bandoneón por un clarinete.
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- Ma famille est très tanguera. On connaissait Edmundo Rivero, Hernán Oliva et tous les grands. Avec le rock, j'ai commencé à l'oreille, quand j'étais tout petit et grâce à des cousins plus vieux que moi, qui étaient fans des Beattles et des Rolling Stones. C'est comme ça que j'ai commencé à grater un peu la guitare et à 13 ans, je suis entré au Conservatoire...
- ... pour étudier la clarinette.
- Non. En réalité, j'avais commencé par le bandonéon. Cela a duré à peu près un an et demi et je ne pouvais pas en tirer une note. Alors je suis allé dans un magasin d'échange d'instruments, dans le centre de Buenos Aires, et j'ai changé le bandonéon pour une clarinette.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
[...]
–Nunca un “tango de salón”. Lo suyo son las cárceles, los marginales, el barro, la picardía...
–Bueno, el tango es triste, básicamente. O lo que nosotros entendemos como “tristeza”. Yo, igual, concibo la música de una manera triste, en general. Dentro del tango, ésa es mi línea. Está el tango de salón, orquestal, con piano; pero mi tango es guitarrero, orillero y prostibulario (se ríe).
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- [Vous ne faites] jamais un tango de salon. Votre truc à vous, c'est la prison, les marginaux, le ruisseau, la canaille...
- Bon, fondamentalement, le tango, c'est triste. En tout cas, ce que nous [les Argentins], nous mettons dans le mot de tristesse. Moi aussi, en général, la musique que je conçois, c'est de la musique triste. A l'intérieur du tango, ma ligne c'est ça. Le tango de salon, orchestral, avec piano, oui, ça existe. Mais mon tango [à moi], c'est la guitare, la zone, la maison close (rires).
(Traduction Denise Anne Clavilier)
[...]
“Mi abuela era austríaca y cantaba ópera; y mi abuelo, el griego Melingo, era músico de rembétika (pronúnciese “re-bética”), parte de la música popular griega, creada por anarquistas analfabetos que vivían en lo que en 1924 pasó a ser territorio de Turquía. Eran unos tirabombas de mucho cuidado; músicos, poetas, atorrantes. Y hoy la rembétika es uno de los movimientos intelectuales más respetados de Europa... Llevando el tango por el mundo pasé por Grecia, y en Corazón y hueso hago uso –un poco– de los instrumentos de aquella música que redescubrí: es modal –las canciones utilizan el compás de 9, que es un compás de 4+5, bastante raro– y toco el bouzouki, un instrumento de procedencia árabe que originariamente era de tres cuerdas dobles y se fue modernizando hasta parecerse más a una guitarra. En Atenas, unos especialistas nos llevaron a las tabernas y a los luthiers que nos indicaron cómo hacer lo que la mayoría de los músicos rembétikos no hacen: combinar los instrumentos turcos con los griegos. Digamos que hay como pica entre ellos (sonríe). Nosotros juntamos todo, también el oud turco –ya en cuartos de tono, sin trastes, fretless–, e hicimos una mélange.
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- Ma grand-mère était autrichienne et chantait l'opéra, et mon grand-père, Melingo le Grec, était un musicien de rébétiko (2), [un genre] qui fait partie de la musique populaire grecque, créé par des anarchistes analphabètes qui vivaient dans ce qui, en 1924, est devenu un territoire de Turquie (3). C'était des gaziers bien craignos, des musiciens, des poètes, des marginaux. Et aujourd'hui, le rébético est l'un des mouvements intellectuels les plus respectés d'Europe... (4). En emportant le tango à travers le monde, je suis passé en Grèce et dans Corazón y hueso, je fais usage, un peu, des instruments de cette musique que j'ai redécouverte : c'est [une musique] modale -les chansons empruntent une mesure en 9 temps, qui est une mesure en 4 + 5, assez bizarre- et je joue du bouzouki, un instrument d'origine arabe qui, au départ, avait trois cordes doubles et qui s'est modernisé jusqu'à ressembler davantage à une guitare. A Athènes, quelques spécialistes nous ont emmenés dans les tavernes et chez les luthiers qui nous ont indiqué comment faire ce que la majorité des musiciens de rébético ne font pas : réunir les instruments turcs avec les instruments grecs. On va dire qu'il y a comme du tirage entre eux (sourire) (5). Nous, on mêlange tout, le oud turc y passe aussi -avec des quarts de ton, sans touchette (6) et on abouti à un patchwork.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Je vous laisse découvrir le reste, ce qu'il dit de l'électro-tango de Gotán Project et des milongas européennes et de la compréhension de que nous avons (et que nous avons beaucoup moins qu'il n'aime à le croire), des textes de tango et de la langue de Buenos Aires. En attendant le disque.
Pour aller plus loin :
(1) Deux des morceaux intégrés dans ce nouveau disque ont une letra de Luis Alposta, qui m'en a livré la teneur dès le mois d'août 2008. Ces deux letras sont publiées en version bilingue dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, que j'ai publié en janvier de cette année chez Tarabuste Editions (revue Triages). Commandable dans toutes les bonnes libraires, en donnant au libraire titre, nom de l'auteur et de la maison d'édition... Le titre du disque, Corazón y hueso, est la distortion d'une expression toute faite, carne y hueso, qui est l'équivalent du "en chair et en os" français. Il faudrait donc traduire ce titre comme En coeur et en os.
(2) Daniel Melingo donne ici à la journaliste l'orthographe grecque exacte (πεμπέτικά) où le μπ symbolise le son que l'alphabet latin rend par la lettre b. Le béta (β) est employé autrement. En français, on parle directement de rébético.
(3) La vision de l'histoire et de la géographie européenne qu'ont les Argentins est parfois un peu surprenante pour nous parce qu'ils ont conservé les interprétations extrêmement partiales et chauvines de leurs aïeux, au moment où ceux-ci sont arrivés en Argentine en emportant dans leurs bagages leurs partis-pris. Depuis beaucoup d'eau a coulé sous les ponts en Europe et notre compréhension des événements s'est beaucoup nuancée. Le Traité de Lausanne, en juillet 1923, a défini les limites de la Turquie républicaine d'Ataturk (Mustapha Kemal), après un Traité de Sèvres signé en 1920 entre les Alliés et les ministres plénipotentiaires du Sultan encore en place mais très vite déposé par Kemal. Melingo parle là des côtes d'Asie Mineure, notamment de Smyrne (Izmir) et de ses environs, avec les terribles massacres de 1922. Les armées turques de Kemal avaient déjà mis fin dès cette année-là aux prétensions de la Grèce à récupérer ces territoires, colonisés par les Grecs au VIIème siècle av. JC. Les mouvements de population des hellénophones vivant sur la côte anatolienne vers la Grèce européenne avaient commencé bien avant 1924, dès le début de la première Guerre Mondiale.
(4) Dans ses rêves ! A part les Grecs, personne ne connaît...
(5) C'est le moins qu'on puisse dire. Les Argentins connaissent très peu et très mal cette réalité de notre continent et de son histoire.
(6) Sorte de pince que le musicien place sur le manche d'un instrument à cordes pincées pour nuancer les notes. L'adjectif fretless qui suit, c'est la même chose mais en anglais.