vendredi 15 mars 2013

Página/12 met de l'eau dans son encre [Actu]


De toute évidence et temporairement au moins (mais qui sait si cela ne sera pas durable), Página/12 semble atténuer son hostilité envers l'ex-cardinal Bergoglio (1).


Il y a d'abord cette une étonnante avec jeu de mots (c'est bon de retrouver le ton habituel et drôle de ce quotidien !) (2), avec la photo, très valorisante, du Pape à la réception de l'hôtel où il est allé tôt hier matin, et à pied dit-on, régler la note de son séjour, accompagnée d'un commentaire qui reconnaît la divergence profonde entre le regard que la gauche argentine (que Página/12 n'hésite pas à assimiler au pays tout entier) porte sur l'ancien archevêque de Buenos Aires et le regard du monde catholique dans son ensemble sur le Pape :

Visto como conservador en Argentina, pero como un reformista en el seno de la Iglesia, y en un Vaticano medieval desbordado por escándalos de corrupción, Jorge Bergoglio comenzó su primer día como el Papa Francisco con gestos de austeridad, como pagar él mismo la cuenta del hotel...
Página/12

Vu comme un conservateur en Argentine mais comme un réformiste au sein de l'Eglise, et dans un Vatican médiéval (3) débordé par les scandales de corruption, Jorge Bergoglio a commencé son premier jour en tant que Pape François avec des gestes d'austérité, comme [celui] de payer lui-même sa note d'hôtel....
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Vous aurez remarqué la réticence à reconnaître le nouveau ministère à travers l'utilisation des noms successifs de baptisé puis de Pape. Il est vrai que cette manière de s'exprimer est aussi une tradition très vivante en Italie où l'on parle couramment du "Papa Ratzinger" sans qu'il faille y voir la moindre hostilité (c'est plutôt une forme de familiarité qui différencie les Italiens du reste du monde, eux sont à tu et à toi avec il suo Papa tandis que nous, nous pouvons ronger notre frein !). Cependant, dans la Botte, l'indifférenciation des noms n'a pas cours dans les premiers jours d'un pontificat. C'est un moment où l'on a bien trop à cœur de signifier que le peuple a adopté son Pape, qui est aussi et avant tout l'Evêque de Rome et le Primat du pays et encore plus cette fois-ci où le Pape s'est présenté uniquement dans ce ministère originel et en parlant explicitement du peuple pour la première fois depuis le concile Vatican II, qui avait consacré ce terme pour désigner les laïcs (4).

Au-delà de cette une qui, sans être aimable, n'est pas malveillante, on trouve un titre intérieur beaucoup plus agressif où il est question de "Gestes du Pape pour vaticanistes sceptiques" - dont on se demande bien qui ils pourraient être (à part Página/12 et ses homologues partout dans le monde, leurs rédacteurs et leurs lecteurs). Que ce soit les employés du Vatican, certes un peu bousculés dans leurs habitudes mais selon toute apparence fort sensibles à la bonhomie du nouveau souverain, ou les vaticanologues distingués, tout le monde a été conquis et convaincu par les manières du Pape et tous les catholiques du monde entier voient bien, à travers les témoignages des évêques-cardinaux transmis par la presse, la radio, la télévision, que ce conclave a été une expérience spirituelle très intense pour tous les participants, qu'ils aient été réunis physiquement dans la chapelle Sixtine ou qu'ils se soient unis par la prière au collège cardinalice, puisque le fidèle de base se sent lui aussi touché par une grâce de conversion même s'il est loin de Rome et de la Péninsule. Le reste de l'article rappelle les croyances obstinées entretenues par la gauche (et en particulier par Página/12) sur la soi-disante méconduite du futur pape sous la dictature (5) puis il se contente de rapporter ce qui se passe en ce moment même à Rome, et qui laisse le journaliste de Página/12 aussi pantois que le reste de ses confrères, quelles que soient leurs dispositions intellectuelles, culturelles et idéologiques vis-à-vis de l'Eglise et de ses institutions.

A tel point que la rédaction a décidé (il était temps) de consacrer un article de fond à l'histoire de la Compagnie de Jésus rappelant sa longue tradition d'engagement social (qui a laissé en Argentine un souvenir somptueux grâce aux cent cinquante ans de présence dans les Missions -voir mon article du 3 décembre 2012 sur le mate et la province de Misiones-, dont il reste une petite partie au nord du pays, le reste couvrant le nord de l'Uruguay, une micro-partie du sud du Brésil, le Paraguay et une bonne partie de la Bolivie). L'article mentionne en particulier le nombre impressionnant de jésuites dont la vie a été sacrifiée dans ce type d'engagement, notamment dans le Nouveau Monde, depuis la création de la compagnie à Paris, au milieu du XVIe siècle.

Página/12 n'en donne pas moins une nouvelle fois la parole à une femme, fille d'une des fondatrices de Madres de Plaza de Mayo, une ONG très hostile à Bergoglio et donc au nouveau Pape (et très proche du gouvernement en place). Cette dame prétend que sa famille a été trahie par Jorge Bergoglio en 1977, c'est-à-dire lorsqu'il occupait une charge dans la Province (6) argentine de la Compagnie de Jésus. Ses accusations sont graves mais elle avoue aussi n'avoir pas gardé mémoire des détails de l'entretien qu'elle aurait eu avec le Père Bergoglio. Ce qui fragilise beaucoup ses propos dénués de preuve et chargés de haine comme l'ensemble de ces attaques ad hominen dirigées contre l'ancien Primat d'Argentine. Tout se passe comme si très a posteriori (car ces scandales sont apparus il y a seulement quelques années) on attende d'un homme, qui allait devenir archevêque et cardinal mais qui ne l'était pas encore, qu'il ait possédé je ne sais quels pouvoirs magiques le rendant capable de dénicher des informations, on se demande par quel canal, sur des disparus dont par définition leurs bourreaux faisaient disparaître les traces, ou d'arracher ces malheureux aux mains de leurs geôliers, comme si un prêtre, du seul fait qu'il a reçu l'ordination, pouvait se présenter devant un quarteron de putschistes, agiter l'index de manière comminatoire et obtenir ipso facto qu'on libère des prisonniers politiques tenus au secret dans des salles de torture clandestines. En étant en plus un quarantenaire totalement inconnu des médias et même du commun des fidèles dans son propre pays !

Il est bien triste de voir cette rédaction s'entêter ainsi dans des fantasmes dont, maintenant qu'ils se trouvent sous les projecteurs mondiaux, on perçoit bien la fragilité intellectuelle. Toutefois, ce qui me paraît important pour le moment, si c'est bien l'indice d'une évolution que le temps confirmerait, c'est l'ordre dans lequel Página/12 traite ces différents articles. La rédaction a mis la priorité sur le comportement visible du Pape et relayé les calomnies en pages intérieures, à l'inverse de ce que je craignais sincèrement mercredi soir (voir mon article du 13 mars 2013).

Dernier article qui mérite qu'on s'y arrête : la description de la délégation officielle argentine qui s'envolera dimanche pour Rome, pour assister à l'installation du Pape mardi matin. Malgré toute l'acrimonie qui l'oppose depuis longtemps à l'ancien Primat argentin, la Présidente a mis les petits plats dans les grands et elle a bien raison (il faut être opportuniste en politique et savoir saisir les occasions de valoriser son pays). Elle emmène avec elle une représentation pluraliste du pays, avec des parlementaires de tous les partis -et c'est très exceptionnel en Argentine- et quelques gouverneurs provinciaux (alliés). Mauricio Macri a été écarté (rien d'étonnant). Il se rendra à Rome de sa propre autorité... sur le budget de la Ville probablement (fidèle à la démagogie classique de la droite, il ne manquerait pour rien au monde de s'attribuer un petit bout de gloire papale, lui qui, dans sa vie privée comme publique, se fiche comme d'une guigne des principes chrétiens et conduit une politique en tout point opposée aux vues de l'ancien archevêque, qui ne cesse de dénoncer le règne de l'argent roi). Le seul vrai problème politique de Cristina de Kirchner aura été de ne pas faire atterrir l'avion officiel, Tango 01, en Italie pour éviter que les investisseurs privés n'aient la mauvaise idée de profiter de l'instabilité gouvernementale qui affecte le pays depuis quinze jours pour s'emparer de l'aéronef national comme ils avaient fait au Ghana avec la frégate-école Libertad (voir mon article du 10 janvier 2013 sur le retour du bâtiment). La suite officielle se rendra donc au Portugal ou au Maroc et de là, prendra un avion privé, affrêté à cet effet, pour gagner la Ville Eternelle...

Pour en savoir plus :
lire l'article de Página/12 sur les premiers pas de François
lire l'article de Página/12 sur l'histoire de la Compagnie de Jésus
lire l'article de Página/12 sur la délégation officielle argentine
lire l'article de Página/12 sur l'affaire de la disparue Elena De La Cuadra, fille d'une des fondatrices de Madres de Plaza de Mayo.


(1) Le Père Lombardi, porte-parole du Saint-Siège sortant et donc toujours en charge jusqu'à la nomination d'un successeur éventuel, a émis dans l'après-midi un communiqué officiel disant que les attaques contre le Pape étaient le fait d'une gauche anti-cléricale (ce qui est parfaitement juste). Página/12 vient de réagir. Bien sûr, le journal se sent visé au premier chef et il a bien raison puisqu'il est l'organe majeur de cette campagne-là !!!!! On verra demain comment les choses évoluent, mais pour ma part, pour cause de salon du livre à Bourg-lès-Valence, je ne m'en inquiéterai que dimanche matin ou lundi.
(2) Pagadios : Pagado (payé) c'est le tampon qu'on applique sur une facture lorsqu'elle a été réglée. C'est un jeu de mot, comprenons-le ainsi. Mais assimiler le pape à Dieu, c'est vraiment ne pas bien comprendre la fonction, surtout avec le tour que l'actuel titulaire a l'air bien décidé à lui donner. Si vous en doutez, allez regarder sur différents sites Internet de télévision (à commencer sans doute par le site du Saint-Siège lui-même) le film de l'audience donnée ce matin aux cardinaux dans la Salle Clémentine. Le spectacle de ce pape recevant debout l'accolade chaleureuse et cordiale de chaque dignitaire et plaisantant avec les uns et les autres, sur un bruit de fond constitué par les conversations de tout le monde avec tout le monde, en lieu et place du spectacle assez peu édifiant tout compte fait d'un homme hiératiquement assis sur un trône (pas très joli en plus) et devant lequel se prosternent une longue suite de vieillards tous uniformément en rouge et noir, ça vaut toutes les leçons d'ecclésiologie du monde...
(3) Toujours la même difficulté des Argentins pour s'orienter dans l'histoire européenne. Le Vatican n'a pas grand-chose de médiéval. D'ailleurs il n'existait pas au Moyen-Age. A cet endroit-là, il existait une Basilique et c'était à peu près tout. Comme les souverains temporels de cette lointaine époque, le Pape et sa cour avaient un mode de vie passablement nomade dans le Latium et même au-delà dans une bonne partie de l'Italie. Dans sa forme actuelle, le Vatican institutionnel date de l'unité italienne, c'est-à-dire de la seconde moitié du XIXe siècle. Auparavant, rien n'existait de tout ce qui est mis en cause aujourd'hui, ni la banque dite du Vatican, ni la Curie, ni le mode de vie au sein des palais apostoliques...
(4) Dans l'Eglise, on distingue les clercs, qui ont reçu un sacrement de l'ordre, les consacrés qui ont prononcé des vœux définitifs, et les laïcs (qui ne sont ni ordonnés et ni soumis à des vœux perpétuels). Le civil s'oppose quant à lui au militaire et non au clerc (clergé). Laïc, dans ce contexte, ne veut donc dire ni anti-clérical ni favorable à la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
(5) A leur procès hier, une brochette de criminels de la Dictature est entrée dans la salle d'audience en exhibant à la boutonnière les couleurs vaticanes et en se réclamant du Pape François (ils sont bien équipés, pour réagir aussi vite, et rudement bien aidés depuis l'extérieur de leur prison). Il est sûr que ce type d'attitude de leur part n'aide pas à clarifier les choses mais ces gens-là ont toujours montré beaucoup de talent pour embrouiller tout le monde. D'un autre côté, un tel comportement montre clairement comment les militaires de la Junte ont instrumentalisé la religion et l'attachement de leurs compatriotes à l'Eglise catholique.
(6) Rien à voir avec l'organisation constitutionnelle fédérale argentine. Le terme Province relève ici du droit canon et désigne une juridiction territoriale. Une Province correspond à un pays indépendant, au sens politique du terme. Dans certaines régions du monde et c'est assez rare, une Province peut rassembler plusieurs pays, soit parce qu'ils sont petits, soit parce que l'Eglise y est peu présente.