La
résistance de Página/12 est à la mesure de son
implication dans la lutte pour les droits de l'homme et son combat
pour que les criminels de la Dictature soient jugés (et
condamnés). Deux articles dans l'édition de ce jour
montrent l'hésitation crucifiante de la rédaction
devant le nouveau Souverain Pontife, sur lequel il faut qu'elle
renonce à ses a priori et c'est vraiment très dur...
L'un
de ces articles décrit, au subjonctif, les supposés
plans du Pape pour assainir la situation financière et morale
de la banque du Vatican (institution pour les œuvres de la foi), or ils iraient très nettement dans un sens qui ne peut que
recueillir les faveurs de ce quotidien encore incrédule devant
un changement dont jamais ses journalistes n'auraient pu imaginer
l'ampleur (qu'ils se rassurent, les chrétiens sont tout aussi
estomaqués... et ravis, pour une écrasante majorité
d'entre eux). Et au contraire de la semaine dernière, voilà
que le journaliste fait crédit au Pape d'être entré
récemment dans sa fonction et que personne ne peut donc juger
encore validement de ses intentions et de son agir (dimanche dernier,
Santiago O'Donnell était beaucoup plus sévère et
affirmait avec aplomb que le Pape avait manqué à ses
devoirs comme "chef
des jésuites, chef de l'Eglise argentine et comme Pape"...
Un comble, ceci dit sans m'attarder sur la notion politique du chef
qu'agitait l'éditorialiste et qui ne s'applique en aucune
façon aux ministères qu'a exercés Jorge
Bergoglio -provincial des jésuites d'Argentine, évêque
et désormais pape- et encore moins aux fonctions de président
d'une conférence épiscopale nationale qu'il tenait
jusqu'à il y a peu et qui ne confèrent à son
titulaire aucun pouvoir hiérarchique sur ses confrères
évêques des autres diocèses).
L'autre
article tente d'analyser, avec des retours et des raccourcis
historiques ahurissants (1), le changement de comportement d'un
certain nombre de dirigeants sud-américains de gauche (2) qui
entament depuis lundi un chemin de dialogue avec l'Eglise (ou avec le
Vatican, c'est peut-être différent) dont ils avaient
tous fait, plus ou moins ouvertement, leur bête noire jusqu'à
il y a dix jours. Avec une méfiance résiduelle non
dissimulée, Página/12 veut voir un geste significatif
pour le futur du continent dans le fait que les deux premiers chefs
d'Etat reçus par le Pape aient été des femmes et
il l'interprète dans un sens encore obscur mais nettement
politique. D'une manière largement trop machiavélique
pour être juste, à vue d'observateur extérieur.
Il était en effet normal que le Pape reçoive d'abord la
Présidente de son propre pays et qu'il tente d'apaiser
d'emblée la querelle qui existait entre eux et qui était
de notoriété publique, qui avait même fait le
tour des gazettes et des télévisions du monde entier
dès le 14 mars au matin. Comment être fidèle à
sa référence à saint François d'Assise en
agissant autrement ? Quant à Dilma Roussef, elle est le chef
d'Etat du premier pays où le nouveau Pape doit se rendre
officiellement pour les Journées Mondiales de la Jeunesse,
pays qui va faire de ce large rassemblement chrétien une sorte
de répétition grandeur nature de tout ce qu'il lui
faudra affronter, dans tous les domaines, politique, diplomatique,
sécuritaire, médiatique, logistique, touristique,
climatique..., pour les Jeux Olympiques dont il sera bientôt
l'hôte. Dans les deux cas, l'enjeu était déjà
gigantesque pour le Brésil avant l'élection de ce
pape-ci, mais après, n'en parlons même pas !
Pourquoi
aller voir là-dedans la soumission de ces deux femmes aux
convictions politiques si solides à je ne sais quelle
influence sournoise d'un Big Brother romain ?
Peut-être
en partie parce que ce changement radical et inattendu à la
tête de l'Etat invite cette rédaction à un virage
à 190° qui n'est pas facile à négocier et
sur lequel elle n'a eu aucun signe avant-coureur (3). La presse
découvre ici l'importance de son indépendance
intellectuelle par rapport au pouvoir en place et cela peut
constituer un pas de géant dans l'appropriation de la
démocratie par les Argentins.
Peut-être
en partie parce que Videla, depuis sa prison, vient de saisir
l'opportunité de l'élection d'un Argentin au trône
de saint Pierre pour appeler l'Armée à faire un nouveau
coup d'Etat contre un pouvoir qu'il estime irresponsable et
illégitime
Peut-être
en partie aussi parce que l'Argentine célèbre demain le
triste anniversaire du coup d'Etat de ce même Videla, le 24
mars 1976, qu'elle a transformé en jour de la Mémoire
pour la Vérité et la Justice et que Cristina de
Kirchner a devancé hier les commémorations par
l'inauguration d'un nouveau centre de la mémoire dans le Gran
Buenos Aires, dans un ancien lieu de détention clandestin, et
un grand discours sur le devoir des Argentins, au nom des 30 000
disparus, de se tenir aux côtés des plus faibles -voir
la une du journal en illustration (4)- un discours qui en effet n'est
pas dans sa thématique ordinaire et rappelle indubitablement
les propos les plus insistants du Pape depuis son élection
(c'était le même avant, mais avant, la gauche
n'entendait pas). Cristina de Kirchner a aussi martelé, ce
qu'elle fait depuis quelques temps déjà, que ce thème
des droits de l'homme, de la justice politique et de la justice
sociale, intéresse tous les citoyens du pays et ne doit pas
être l'apanage d'une seule partie de l'échiquier
politique (c'est-à-dire le sien). Ce en quoi elle a bien
raison et on attend donc avec impatience que la droite et aussi les
opposants de gauche viennent la rejoindre dans ce combat-là
qui constitue, comme elle le dit, un patrimoine commun à tous
les Argentins et sur lequel ils pourraient et devraient tous tomber
d'accord. C'est encore loin d'être le cas (5) et c'est ceux-là
même qui restent de leur propre volonté en-dehors de ce
mouvement d'union sacrée qui accusent la Présidente
d'être sectaire en la matière ! (6)
Pour
aller plus loin :
lire
l'article sur les changements politiques en Argentine et un peu
au-delà
Lire
l'article sur l'intervention de la Présidente dans le cadre
des commémorations du Día de la Memoria para la Verdad
y la Justicia.
(1)
Le pontificat de Jean-Paul II y est en particulier confondu avec le
règne du néolibéralisme complètement
dérégulé des années Reagan et Thatcher.
Alors que rarement à cette époque-là ce néolibéralisme-là n'eut d'adversaire plus déterminé que le Pape en question !
Certes, dans les années 80 et 90, l'Argentine se
débattait dans l'épouvantable agonie de la dictature
(après la saignée d'une partie de sa jeunesse fauchée
aux Malouines en plus des disparitions politiques) et elle a eu à peine le temps de s'en remettre
qu'elle a été confrontée au raz-de-marée
de cet ultra-capitalisme déréglementé favorisé
par Carlos Menem et ses privatisations infernales (qui ont englouti
les fleurons argentins qu'étaient Aerolineas et YPF, sans
parler de la destruction de ce qui restait du système de
sécurité sociale) et qui ruina son économie en
dix ans (jusqu'à la faillite nationale de décembre
2001). Les positions du Pape n'étaient donc pas la priorité
du moment pour les militants de gauche (que sont les journalistes de
Página/12). Mais tout de même, identifier aujourd'hui le
règne de Jean-Paul II à celui du grand capital
(quand il a été celui de sa dénonciation très virulente), c'est inouï. Comment voulez-vous qu'au Vatican, on
ne dise pas de ce journal qu'il est anticlérical avec de
telles distorsions de la réalité historique !
(2)
Le 19 mars, je vous parlais de ce visage rayonnant qu'on avait vu à
Rafael Correa, un des grands admirateurs de Chávez, lorsqu'il
a salué le Pape dans la Basilique Saint- Pierre après
la messe d'installation. Nul n'aurait pu imaginer une telle réaction
dans cette circonstance-là chez cet activiste enflammé,
même devenu chef d'Etat (et réélu récemment
de manière triomphale). Voir mon article du 19 mars 2013.
(3) "Le vent souffle où il veut : tu entends le bruit qu'il
fait, mais tu ne sais pas ni d'où il vient ni où il va.
Il en est ainsi de tout homme qui est né de l'Esprit". (Jean 3,
8, dans la traduction liturgique catholique). Grande lecture du temps
pascal, celui qui suit le Dimanche de Pâques (celui qui
précède, c'est la Semaine Sainte, tous les journalistes
français confondent les deux, à part les médias
chrétiens, Dieu soit loué). "El viento sopla donde
quiere y oyes su voz, pero no sabes de dónde viene ni a dónde
va. Así es todo el que nace del Espiritu." (traduction Biblia de
Jerusalén, édition 1999).
(4)
Les manchettes, en haut, montrent la vignette de Paz et Rudy, avec un
dialogue à mourir de rire entre nos deux chipies de la haute
société argentine qui se plaignent cette fois-ci que la Présidente
ait appelé à renoncer à la haine entre Argentins
(mais on pourrait faire le même dessin pour railler les gens de
gauche, la haine est équitablement répartie), un titre
sur la victoire, en sélection pour le prochain Mondial, de l'équipe argentine 3 à 0 contre
l'équipe du Vénézuela au maillot couleur bordeaux (d'où cette expression vino tinto, "Le
vin rouge, l'Argentine n'en fait qu'une gorgée"
pourrait-on traduire) -quel fair-play dans l'humour, n'est-ce pas ?-
et tout à droite une nécrologie, celle du pianiste
Gerardo Gardini, qui a fait carrière plus dans le jazz que
dans le tango, tout en ayant été un temps le pianiste
de Astor Piazzolla, après quoi il a aussi été
l'un des arrangeurs du rockeur Fito Páez.
(5)
Voir aussi à ce propos l'appel au dialogue que le Pape a lancé
à la foule rassemblée autour de la cathédrale le
19 mars avant l'aurore (il était 3h30 à Buenos Aires
quand il a appelé le recteur de son ancienne cathédrale).
Et le Pape n'a pas bigophoné juste pour lui faire entendre le
son de sa voix !
(6)
Voir les réactions de l'opposition au lendemain du retour cet
été de la frégate Libertad, à Mar del
Plata. Mauvaise foi et culot inouï dans la mauvaise foi. Voir le corps de l'article et la note 5, ajoutée le lendemain.