samedi 23 mars 2013

Ce qui s'appelle avoir la plume entre deux encriers [Actu]



La résistance de Página/12 est à la mesure de son implication dans la lutte pour les droits de l'homme et son combat pour que les criminels de la Dictature soient jugés (et condamnés). Deux articles dans l'édition de ce jour montrent l'hésitation crucifiante de la rédaction devant le nouveau Souverain Pontife, sur lequel il faut qu'elle renonce à ses a priori et c'est vraiment très dur...

L'un de ces articles décrit, au subjonctif, les supposés plans du Pape pour assainir la situation financière et morale de la banque du Vatican (institution pour les œuvres de la foi), or ils iraient très nettement dans un sens qui ne peut que recueillir les faveurs de ce quotidien encore incrédule devant un changement dont jamais ses journalistes n'auraient pu imaginer l'ampleur (qu'ils se rassurent, les chrétiens sont tout aussi estomaqués... et ravis, pour une écrasante majorité d'entre eux). Et au contraire de la semaine dernière, voilà que le journaliste fait crédit au Pape d'être entré récemment dans sa fonction et que personne ne peut donc juger encore validement de ses intentions et de son agir (dimanche dernier, Santiago O'Donnell était beaucoup plus sévère et affirmait avec aplomb que le Pape avait manqué à ses devoirs comme "chef des jésuites, chef de l'Eglise argentine et comme Pape"... Un comble, ceci dit sans m'attarder sur la notion politique du chef qu'agitait l'éditorialiste et qui ne s'applique en aucune façon aux ministères qu'a exercés Jorge Bergoglio -provincial des jésuites d'Argentine, évêque et désormais pape- et encore moins aux fonctions de président d'une conférence épiscopale nationale qu'il tenait jusqu'à il y a peu et qui ne confèrent à son titulaire aucun pouvoir hiérarchique sur ses confrères évêques des autres diocèses).

L'autre article tente d'analyser, avec des retours et des raccourcis historiques ahurissants (1), le changement de comportement d'un certain nombre de dirigeants sud-américains de gauche (2) qui entament depuis lundi un chemin de dialogue avec l'Eglise (ou avec le Vatican, c'est peut-être différent) dont ils avaient tous fait, plus ou moins ouvertement, leur bête noire jusqu'à il y a dix jours. Avec une méfiance résiduelle non dissimulée, Página/12 veut voir un geste significatif pour le futur du continent dans le fait que les deux premiers chefs d'Etat reçus par le Pape aient été des femmes et il l'interprète dans un sens encore obscur mais nettement politique. D'une manière largement trop machiavélique pour être juste, à vue d'observateur extérieur. Il était en effet normal que le Pape reçoive d'abord la Présidente de son propre pays et qu'il tente d'apaiser d'emblée la querelle qui existait entre eux et qui était de notoriété publique, qui avait même fait le tour des gazettes et des télévisions du monde entier dès le 14 mars au matin. Comment être fidèle à sa référence à saint François d'Assise en agissant autrement ? Quant à Dilma Roussef, elle est le chef d'Etat du premier pays où le nouveau Pape doit se rendre officiellement pour les Journées Mondiales de la Jeunesse, pays qui va faire de ce large rassemblement chrétien une sorte de répétition grandeur nature de tout ce qu'il lui faudra affronter, dans tous les domaines, politique, diplomatique, sécuritaire, médiatique, logistique, touristique, climatique..., pour les Jeux Olympiques dont il sera bientôt l'hôte. Dans les deux cas, l'enjeu était déjà gigantesque pour le Brésil avant l'élection de ce pape-ci, mais après, n'en parlons même pas !

Pourquoi aller voir là-dedans la soumission de ces deux femmes aux convictions politiques si solides à je ne sais quelle influence sournoise d'un Big Brother romain ?
Peut-être en partie parce que ce changement radical et inattendu à la tête de l'Etat invite cette rédaction à un virage à 190° qui n'est pas facile à négocier et sur lequel elle n'a eu aucun signe avant-coureur (3). La presse découvre ici l'importance de son indépendance intellectuelle par rapport au pouvoir en place et cela peut constituer un pas de géant dans l'appropriation de la démocratie par les Argentins.
Peut-être en partie parce que Videla, depuis sa prison, vient de saisir l'opportunité de l'élection d'un Argentin au trône de saint Pierre pour appeler l'Armée à faire un nouveau coup d'Etat contre un pouvoir qu'il estime irresponsable et illégitime
Peut-être en partie aussi parce que l'Argentine célèbre demain le triste anniversaire du coup d'Etat de ce même Videla, le 24 mars 1976, qu'elle a transformé en jour de la Mémoire pour la Vérité et la Justice et que Cristina de Kirchner a devancé hier les commémorations par l'inauguration d'un nouveau centre de la mémoire dans le Gran Buenos Aires, dans un ancien lieu de détention clandestin, et un grand discours sur le devoir des Argentins, au nom des 30 000 disparus, de se tenir aux côtés des plus faibles -voir la une du journal en illustration (4)- un discours qui en effet n'est pas dans sa thématique ordinaire et rappelle indubitablement les propos les plus insistants du Pape depuis son élection (c'était le même avant, mais avant, la gauche n'entendait pas). Cristina de Kirchner a aussi martelé, ce qu'elle fait depuis quelques temps déjà, que ce thème des droits de l'homme, de la justice politique et de la justice sociale, intéresse tous les citoyens du pays et ne doit pas être l'apanage d'une seule partie de l'échiquier politique (c'est-à-dire le sien). Ce en quoi elle a bien raison et on attend donc avec impatience que la droite et aussi les opposants de gauche viennent la rejoindre dans ce combat-là qui constitue, comme elle le dit, un patrimoine commun à tous les Argentins et sur lequel ils pourraient et devraient tous tomber d'accord. C'est encore loin d'être le cas (5) et c'est ceux-là même qui restent de leur propre volonté en-dehors de ce mouvement d'union sacrée qui accusent la Présidente d'être sectaire en la matière ! (6)

Pour aller plus loin :
lire l'article sur les changements politiques en Argentine et un peu au-delà
Lire l'article sur l'intervention de la Présidente dans le cadre des commémorations du Día de la Memoria para la Verdad y la Justicia.


(1) Le pontificat de Jean-Paul II y est en particulier confondu avec le règne du néolibéralisme complètement dérégulé des années Reagan et Thatcher. Alors que rarement à cette époque-là ce néolibéralisme-là n'eut d'adversaire plus déterminé que le Pape en question ! Certes, dans les années 80 et 90, l'Argentine se débattait dans l'épouvantable agonie de la dictature (après la saignée d'une partie de sa jeunesse fauchée aux Malouines en plus des disparitions politiques) et elle a eu à peine le temps de s'en remettre qu'elle a été confrontée au raz-de-marée de cet ultra-capitalisme déréglementé favorisé par Carlos Menem et ses privatisations infernales (qui ont englouti les fleurons argentins qu'étaient Aerolineas et YPF, sans parler de la destruction de ce qui restait du système de sécurité sociale) et qui ruina son économie en dix ans (jusqu'à la faillite nationale de décembre 2001). Les positions du Pape n'étaient donc pas la priorité du moment pour les militants de gauche (que sont les journalistes de Página/12). Mais tout de même, identifier aujourd'hui le règne de Jean-Paul II à celui du grand capital (quand il a été celui de sa dénonciation très virulente), c'est inouï. Comment voulez-vous qu'au Vatican, on ne dise pas de ce journal qu'il est anticlérical avec de telles distorsions de la réalité historique !
(2) Le 19 mars, je vous parlais de ce visage rayonnant qu'on avait vu à Rafael Correa, un des grands admirateurs de Chávez, lorsqu'il a salué le Pape dans la Basilique Saint- Pierre après la messe d'installation. Nul n'aurait pu imaginer une telle réaction dans cette circonstance-là chez cet activiste enflammé, même devenu chef d'Etat (et réélu récemment de manière triomphale). Voir mon article du 19 mars 2013.
(3) "Le vent souffle où il veut : tu entends le bruit qu'il fait, mais tu ne sais pas ni d'où il vient ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l'Esprit". (Jean 3, 8, dans la traduction liturgique catholique). Grande lecture du temps pascal, celui qui suit le Dimanche de Pâques (celui qui précède, c'est la Semaine Sainte, tous les journalistes français confondent les deux, à part les médias chrétiens, Dieu soit loué). "El viento sopla donde quiere y oyes su voz, pero no sabes de dónde viene ni a dónde va. Así es todo el que nace del Espiritu." (traduction Biblia de Jerusalén, édition 1999).
(4) Les manchettes, en haut, montrent la vignette de Paz et Rudy, avec un dialogue à mourir de rire entre nos deux chipies de la haute société argentine qui se plaignent cette fois-ci que la Présidente ait appelé à renoncer à la haine entre Argentins (mais on pourrait faire le même dessin pour railler les gens de gauche, la haine est équitablement répartie), un titre sur la victoire, en sélection pour le prochain Mondial, de l'équipe argentine 3 à 0 contre l'équipe du Vénézuela au maillot couleur bordeaux (d'où cette expression vino tinto, "Le vin rouge, l'Argentine n'en fait qu'une gorgée" pourrait-on traduire) -quel fair-play dans l'humour, n'est-ce pas ?- et tout à droite une nécrologie, celle du pianiste Gerardo Gardini, qui a fait carrière plus dans le jazz que dans le tango, tout en ayant été un temps le pianiste de Astor Piazzolla, après quoi il a aussi été l'un des arrangeurs du rockeur Fito Páez.
(5) Voir aussi à ce propos l'appel au dialogue que le Pape a lancé à la foule rassemblée autour de la cathédrale le 19 mars avant l'aurore (il était 3h30 à Buenos Aires quand il a appelé le recteur de son ancienne cathédrale). Et le Pape n'a pas bigophoné juste pour lui faire entendre le son de sa voix !
(6) Voir les réactions de l'opposition au lendemain du retour cet été de la frégate Libertad, à Mar del Plata. Mauvaise foi et culot inouï dans la mauvaise foi. Voir le corps de l'article et la note 5, ajoutée le lendemain.