Capture d'écran sur le site de France Culture
Comme
le savent mes lecteurs assidus, j'ai le plus grand respect pour la
rédaction de Página/12, que je cite souvent dans ces
colonnes, et en particulier pour l'un de ses journalistes, le
spécialiste des droits de l'homme qu'est Horacio Verbitsky. Je
suis convaincue que l'homme est honnête et sincère et je
sais qu'il a beaucoup fait dans la lutte pour la démocratie
dans son pays (1). Comme tous les citoyens de bon sens, je suis offusquée
et choquée que des journaux de l'opposition fassent circuler
sur lui des bruits infamants pour discréditer son combat
et son travail. Cette technique est odieuse, elle est abjecte et
malhonnête et elle déshonore ceux qui s'y livrent. Il
n'en reste pas moins vrai que ce journaliste brillant se trompe du
tout au tout lorsqu'il parle de l'Eglise (et du clergé) dont
il croit, à tort, qu'elle fonctionne ou devrait fonctionner
comme un parti politique ou une ONG militante qu'elle n'est pas,
qu'elle n'a jamais été et qu'elle ne sera jamais (2).
En cela, Horacio Verbitsky ne se distingue d'ailleurs pas d'un grand
nombre d'intellectuels athées, voire anti-religieux, dans tout
le monde occidental, en Europe comme en Amérique, qui croient
qu'ils sont libres parce qu'ils considèrent les phénomènes
religieux comme des délires d'autres hommes.
Ces
derniers jours dans les pages de Página/12, pour soutenir ses
thèses hostiles au Cardinal Bergoglio et donc au Pape François
(3), Horacio Verbitsky nous a accusés, nous les Européens,
d'être indifférents aux souffrances qui furent celles de
l'Argentine sous la Dictature parce que ces thèses ne trouvent
plus guère d'échos dans nos médias fiables et
sérieux, après avoir excité pendant 48 heures le
goût du scandale et du crapoteux de notre presse écrite
et audiovisuelle en général (ce qui a fait espérer
un temps à la rédaction du quotidien argentin que sa
vision des choses serait répercutée par les
journalistes partout dans le monde). Il va plus loin : cette
indifférence qu'il nous prête constituerait, selon lui,
une explication à l'enthousiasme, si manifeste dans la
population générale, dans le clergé et dans nos
médias, envers la personnalité du nouveau Pape.
Le
journaliste attribue ainsi à notre ignorance, à notre
indifférence et à la distance physique qui sépare
l'Europe de l'Argentine un écart d'analyse qui repose en fait
sur tout autre chose : notre propre expérience de la
dictature (4) qui remonte à plus de soixante ans. Je veux
parler de l'effroyable occupation nazie sur une immense partie de
notre continent qui a entraîné lutte armée de
défense (ce que nous n'appelons pas guerrilla mais résistance)
et par conséquent une série de dénonciations,
d'arrestations arbitraires, d'exécutions sommaires, de prise
d'otages, de tortures, de déportations, bref des crimes de
guerre dont l'horreur a été telle qu'elle a conduit une
communauté des vainqueurs longtemps indifférente au
sort des populations civiles à inventer le concept de crimes
contre l'humanité. Ce temps écoulé est celui qui
nous a été nécessaire pour passer d'une lecture
polémique et partisane de notre propre histoire et des
fractures idéologiques qu'elle a provoquées dans nos
sociétés (lecture dans laquelle l'Argentine est encore
plongée, trente ans seulement après la fin de son
cauchemar) à une autre lecture, historique et méthodique,
réalisée par des historiens et non plus par des
journalistes ou des militants (5). A travers ces travaux de
recherche, nous découvrons aujourd'hui, souvent avec surprise,
la complexité et la subtilité des prises de position et
des actions des uns et des autres dans ces années de plomb qui
furent les nôtres et nous apprenons que ceux qu'en raison de
leur appartenance à tel ou tel métier, à tel ou
tel corps social, à tel ou tel parti politique, nous avions si
facilement tenus pour des héros n'en étaient pas
toujours et que ceux qui furent honnis, collectivement eux aussi et
sur des on-dits et des légendes, se sont, plus souvent qu'on
ne croyait, comportés avec honneur et qu'ils sont parfois
morts sans en avoir fait état même au sein de leur
propre famille. Plusieurs fois au cours du demi-siècle, nous
avons vu des personnalités en vue, crédibles, accuser
d'autres gens en avançant des preuves plus que contestables et
avoir, plusieurs années plus tard, le courage de reconnaître
leurs erreurs, comme l'ont fait le père Jaliks et le prix
Nobel de la Paix Pérez Esquivel que Verbitsky traite en girouette ces
derniers jours.
Faire
passer ce type de regard, méthodologiquement distancié
et dépassionné grâce à un long effort de
digestion historique, pour une nouvelle forme de notre mépris
envers les pays de l'Amérique du Sud est injuste et
profondément blessant pour des journalistes qui cherchent à
faire honnêtement leur travail et pour tous les passionnés
de ce continent des antipodes dont nous sommes nombreux en Europe à
tâcher de faire connaître, au prix d'un labeur incessant
auprès de nos compatriotes, la richesse culturelle, politique
et historique et le dynamisme intellectuel.
A
l'intention donc des Argentins qui me font l'honneur de consulter ce
blog, je signale l'émission politique de la station de radio publique France Culture,
produite et animée tous les dimanches par le sociologue et
journaliste Philippe Meyer, sous le titre L'esprit Public. Hier matin
(24 mars 2013), cette table-ronde radiophonique de politologues et de
journalistes a consacré une longue partie de son débat
pluraliste à l'élection du nouveau Pape, à sa
trajectoire ecclésiale et aux attentes du public quant à
ce nouveau pontificat (6).
Cette
émission, écoutable à la demande et podscatable
gratuitement, fait, me semble-t-il, la lumière une fois pour
toutes sur les différences d'appréciation, par ailleurs
tout à fait respectables, entre la gauche athée
argentine (et un peu au-delà de ce pays) et le reste du monde
sur ce point précis de l'histoire récente.
Pour
en savoir plus :
connectez-vous
à la page de l'émission.
Quant
à ceux qui préfèrent la télévision,
France 5 a déjà consacré à cette élection
plusieurs numéros de son émission de débat C
dans l'air, rediffusée aussi sur TV5 et disponible en replay
sur le site Internet de la chaîne (dans un délai limité
à une semaine, tandis que L'Esprit Public reste consultable
sans limitation de durée). Le délai institué par
France 5 étant écoulé, ne sont plus visibles en
ligne que certains reportages extraits de l'émission consacrée
au Pape François (intitulée Un pape sympa) le 14 mars
2013 (aucun extrait des débats n'est plus visible).
Pour
vous connecter néanmoins à la page de C dans l'air sur
le site Internet de France 5, cliquez sur le lien.
(1) Pour mettre les choses en perspective pour le lecteur européen, Horacio Verbitsky et le Pape sont de la même génération. Donc Verbitsky n'est pas un "journaliste prometteur" qui a encore trente ans de carrière devant lui pour rattraper le coup. De son point de vue, ce qui vient d'arriver l'atteint dans sa crédibilité à la fin de sa carrière et il voit sa bête noire dans une situation exactement inverse à la sienne, accédant à un ministère dont il croyait lui avoir définitivement barré le passage. Pour quelqu'un qui défend la démocratie, c'est dur de se retrouver en opposition frontale avec les médias de vieille tradition démocratique. Sur un plan humain, on ne peut que saluer ses collègues qui restent à ses côtés et répéter qu'il se grandirait à reconnaître qu'il s'est trompé...
Cristina de Kirchner, quant à elle, a soixante ans. En femme politique responsable qui a encore de belles années d'action devant elle, elle avait intérêt à ne pas s'attarder dans des positions belliqueuses qui auraient affaibli son crédit sur le plan international et l'auraient rendu peu sympathique auprès d'un électorat assez ébloui par la "réussite" d'un enfant du pays, voire sincèrement acquis au Pape dans son ministère pétrinien, ce qui ne présume en rien de ce qu'elle a pu vivre à titre personnel dans la rencontre qu'elle a eue le 18 mars dernier avec le Pape à la Maison Sainte Marthe (elle semble bien en être sortie intimement touchée).
(2)
Pour ceux qui ne savent toujours pas sur quelle réalité
l'Eglise est fondée depuis mille neuf cents ans, je rappelle
qu'il s'agit de l'impérieuse nécessité pour tous
les chrétiens de proclamer un Dieu nommé Jésus,
mort sur la croix et ressuscité, donc vivant parmi nous
aujourd'hui. Son objet n'est donc pas la lutte pour la justice
sociale ni même celle des droits de l'homme car quelque
indispensable qu'elles soient l'une et l'autre, elles appartiennent
toutes les deux à la sphère du politique ("Rendez à
César ce qui appartient à César"). En revanche, ces deux
thématiques sont des conséquences pratiques qui
découlent logiquement et implacablement de la raison d'être
de cette communauté de croyants, à savoir, comme je
l'ai dit plus haut, la confession d'un dieu crucifié et
ressuscité, qui est la source de la Vie ("et à Dieu ce
qui appartient à Dieu"). Personne ne peut rien comprendre à
l'Eglise et à son comportement visible et terrestre, a
fortiori se permettre de le juger, s'il écarte de ses critères
d'appréciation la réalité spirituelle sur
laquelle elle est fondée, comme l'a, au reste, suggéré
le Pape lui-même au lendemain de son élection, en
adressant aux cardinaux une homélie magistrale et limpide :
"Si elle ne confesse
pas le Christ crucifié, l'Eglise n'est qu'une piètre
ONG" (et en effet, si
on la jugeait sur les critères valides pour les ONG, l'Eglise n'en mènerait pas large, mais c'est normal, ce n'est pas une ONG,
c'est une communion spirituelle).
(3)
Cette enquête sur Bergoglio repose, comme on l'a déjà
vu dans d'autres articles, sur les dénonciations verbales de
certains prêtres en conflit ouvert avec leur supérieur
pendant la Dictature, et ce supérieur était Bergoglio.
Or jamais des dénonciations ne peuvent faire office de preuves
ni dans un Etat de droit ni dans la déontologie d'un chercheur
ou d'un journaliste. Cette enquête représente néanmoins
une partie importante du travail de Verbitsky et il lui a fallu du
courage [mal placé sans doute, mais du courage tout de même]
pour s'attaquer à un archevêque dans une Argentine qui
reste très catholique. C'est même une des choses qui l'a
fait connaître et qui a fait avancer la prise de conscience des
Argentins sur les dégâts provoqués dans leur
société par le système de mensonges
institutionnalisés mis en place par la Dictature pour assurer
son emprise sur le pays. Il est donc très humain qu'il veuille
en soutenir le contenu et la véracité et qu'il soit
très mécontent de voir que les témoins sur
lesquels il s'est appuyé défendent maintenant d'autres
positions (et ce retournement date d'il y a plusieurs années). A titre personnel, je comprends donc qu'il reste sur ses positions mais cela n'empêche
pas qu'il se trompe. Or depuis dix jours, il a pris acte des
déclarations qui s'opposent à sa version des choses, ce qui est
honnête de sa part, et il n'a pas prouvé que ces retournements des
témoins relevaient d'autre chose que de leur sincérité
et de leur libre arbitre. Il est donc singulièrement
surprenant et décevant de le voir attribuer des intentions
tordues à des confrères étrangers qui prennent un
chemin tenant compte des déclarations des dénonciateurs "repentis", que ce soit le père Jaliks, en Allemagne, ou le prix Nobel de la Paix argentin
Pérez Esquivel.
(4)
Je parle ici de l'Europe atlantique bien entendu, et non pas de
l'Europe de l'Est, dont l'expérience des dictatures
totalitaires communistes s'est prolongée jusqu'en 1989.
(5)
A noter cependant qu'en Argentine, il n'y a toujours pas de
différence claire de nature entre le métier d'historien
et celui de journaliste. Les deux sont encore très liés
l'un à l'autre par le fait que l'un comme l'autre nourrit le
même débat qui reste largement idéologique et
militant comme je l'ai dit à plusieurs reprises ici en parlant
du Bicentenaire, de San Martín et de certains historiens comme
Norberto Galasso et Felipe Pigna et comme j'aurai l'occasion d'en
parler à nouveau lorsque je présenterai d'ici quelques
semaines mon prochain livre, Tango Negro, dont je signe la version
française avec l'auteur de l'essai original paru en Argentine,
Juan Carlos Cáceres, lequel prend lui aussi la militance pour
de l'histoire malgré ses presque cinquante ans de vie dans
notre pays qui auraient pu et dû l'aider à séparer
les deux activités.
(6)
A la fin de l'émission, vous entendrez Philippe Meyer
reprendre les éléments du débat en comparant
d'une manière sévère mais juste la prétendue
affaire des jésuites Yorio et Jaliks (arrêtés et
torturés puis libérés et expulsés
d'Argentine grâce à un Jorge Bergoglio qui les aurait exfiltrés, eux ou d'autres prêtres dans la même situation, sur ses propres deniers pour les mettre à l'abri à
l'étranger) à la rumeur dite d'Orléans. Pour mes
lecteurs sud-américains, j'explique donc de quoi il s'agit :
il y a une bonne quarantaine d'années, sinon plus, un horrible
bruit a couru dans la ville d'Orléans. Il prétendait
qu'un certain nombre de femmes avaient été enlevées
dans les cabines d'essayage des magasins d'habillement. Les pouvoirs
publics eurent beau répéter et montrer que les chiffres
de la police n'indiquaient aucune croissance des plaintes pour
disparition ni à Orléans ni ailleurs en France, les
Orléanais et d'autres habitants du pays se mirent à
éviter les magasins d'habillement et à regarder tous
leurs voisins avec angoisse et méfiance, faisant régner
dans cette belle ville historique un climat de peur irrationnelle
résistant à toute expression du bon sens et alimenté
par des récits délirants de gens qui croyaient avoir
assisté à des choses qui n'avaient jamais existé
que dans leur imagination. Philippe Meyer a consacré un
important travail d'analyse aux dérives commerciales actuelles
de nos médias vers l'exploitation immédiate et sans recul du
spectaculaire et du crapuleux, il sait donc de quoi il parle
lorsqu'il fait cette comparaison, juste mais très rude pour
ses confrères, majoritairement argentins, qui accréditent
encore et toujours un scandale forgé de toutes pièces à
partir d'interprétations subjectives sans qu'aucune preuve
judiciaire recevable n'ait jamais été produite. Et je
crois avoir assez dénoncé dans ces colonnes le peu de
connaissance de l'Amérique Latine chez un grand nombre de nos
reporters et chez quelques pédants prétendument experts
pour avoir le droit aujourd'hui d'envoyer mes lecteurs vers une
émission de qualité, comme je l'ai fait récemment
pour Thalassa (mon article du 28 février 2013).