Etonnante une qui met en vedette la demande de dialogue et l'entoure, en bas et à droite, de manchettes constituées de propos hostiles au Gouvernement en place ! |
C'est un des récits que nous
livrent l'Evangile selon saint Matthieu (chapitre 11) : Jean le
Baptiste, enfermé dans les geôles d'Hérode (où
il est un prisonnier politique) est saisi de doute sur la mission
effective de son lointain parent Jésus qu'il a reconnu quelque
mois plus tôt comme "celui qui devait venir". Son
doute repose sur le fait que Jésus n'agit pas comme l'image
que les Juifs s'étaient faite du Messie : un homme puissant,
entouré d'une cour céleste, qui allait faire trembler
la terre, la mer et les montagnes, et au fil du temps on avait
imaginer qu'il mettrait en fuite l'occupant païen (bon débarras,
qu'il fait bon vivre entre soi !) et, sous Tibère, qu'il
allait secouer le cocotier dans le Temple de Jérusalem, aux
mains d'une élite sacerdotale ultra-conservatrice et
passablement gangrénée par toutes sortes de
compromissions économiques et politiques avec le pouvoir en
place, pour le dire dans des catégories qu'il nous est aisé
d'identifier dans notre propre monde.
Jean envoie donc quelques uns de ses
disciples vers Jésus pour lui demander quels signes il peut
donner pour, en quelque sorte, accréditer sa qualité de
Messie... Et Jésus leur répond avec une formule
mystérieuse comme toujours au début de son ministère public : "Allez rapporter à Jean ce que vous voyez et
entendez : les aveugles voient, les boiteux marchent, les
lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts
ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres".
(1)
C'est exactement le spectacle que donne
ce matin la presse nationale argentine : voilà des années
que Mgr. Jorge Bergoglio choisissait des lieux marginalisés dans Buenos Aires pour y célébrer la messe du Jeudi Saint sans avoir
jamais intéressé les journalistes de la presse généraliste qui préféraient
l'enfermer dans une image d'archevêque bien traditionnel et qui
différait seulement en fonction de la couleur politique du quotidien. Or cette année, le même bonhomme fait
la même chose à Rome, en se rendant dans une prison pour
mineurs en proche banlieue, et là, miracle !, les journaux voient
tout, y compris ce qu'ils n'ont pas vu puisque la presse n'a pas pu pénétrer dans cette enceinte de la
justice pénale italienne. Même la rédaction de
Página/12 a ouvert ses belles mirettes et rapporte le fait,
avec des enjolivures que, pour ma part, je trouve inutiles et un brin
méprisantes (2). Quant à Clarín, la journaliste
(à moins que ce ne soit le titreur) oppose le choix par François d'une prison et donc de laissés
pour compte de notre société (en
insistant avec une complaisance condescendante sur les problèmes
de violence que connaissent ces jeunes en manque manifeste de repères)
au choix des papes précédents qui lavaient les pieds à
des prêtres (comme si ça n'avait pas aussi un sens fort,
quoique moins universel, je le concède bien volontiers).
Dans un cas comme dans l'autre, un peu
plus dans Clarín que dans Página/12, les journalistes,
qui sont dans les deux cas des femmes, soulignent la présence
de deux jeunes filles parmi les 12 adolescents ayant participé
au rite du lavement des pieds. La journaliste de Clarín y voit
la perspective d'une réévaluation du rôle de la
femme dans l'Eglise à venir. Elle n'a peut-être pas
tort... Il y a en effet mille sortes de mesure à prendre ou à
susciter que l'ordination des femmes pour que celles-ci, qui composent la moitié
de l'humanité et, dans les pays industrialisés,
largement plus que la moitié des fidèles, se voient accorder la visibilité dont la communauté croyante a
besoin qu'elles l'aient pour se développer harmonieusement....
Autre signe qui nous montre que ces
journaux récupèrent une vision que leurs engagements
idéologiques divergents avaient réduite à une
quasi-cécité : Página/12, si hostile à la
conduite pastorale de Monseigneur Bergoglio (dont il ignorait tout),
reproduit ce matin, sans les accompagner d'aucune observation acide,
les propos mesurés du futur archevêque de Buenos Aires,
Monseigneur Mario Poli, sur le cadre relationnel dans lequel il
compte inscrire son nouveau ministère vis-à-vis du
monde politique. Comme son prédécesseur : il appelle
les Argentins au dialogue.
“Falta diálogo a los
argentinos, falta diálogo en serio [...] En eso podemos hacer
el aporte, porque la Iglesia tiene mucha sabiduría sobre el
diálogo”
Mario Poli, cité par Página/12
(qui pense à la droite) et Clarín (qui pense à
la gauche)
Le dialogue fait défaut aux
Argentins, il fait vraiment défaut. [...] Là-dessus, nous pouvons
avoir notre contribution parce que l'Eglise a une grande sagesse en
matière de dialogue. (3)
(Traduction Denise Anne Clavilier)
C'est exactement l'invitation lancée
par le Pape le 19 mars dans la nuit, lorsqu'il a téléphoné
au recteur de la cathédrale de Buenos Aires pour prendre congé
des fidèles de son ancien diocèse avant la messe
d'installation romaine (voir mon article du 19 mars 2013).
Pour ce qui est du gouvernement,
l'actuel évêque de Santa Rosa a précisé qu'il
veillerait à suivre une attitude de respect et de coopération
avec les pouvoirs publics mais qu'il maintiendrait néanmoins
la distance adéquate, parce que [nous occupons] deux terrains
différents, le terrain des pasteurs n'étant pas
politique même si la proximité avec les gens nous permet
d'avoir des idées et d'émettre des propositions. Et le
plus magnifique, c'est qu'on ne perçoive pas la moindre notion
d'ironie ou de persiflage sous la plume du journaliste du quotidien
kirchneriste. Il y a quinze jours, les mêmes propos auraient
été rapportés comme des preuves flagrantes de
l'hypocrisie monstrueuse du haut clergé et de sa complicité
supposée avec l'oligarchie et pata couffin... Mieux encore, le
journal s'offre le luxe de s'arrêter sur l'annonce officielle
du nom du nouvel évêque faite par l'archidiocèse
de Buenos Aires, où une joie authentique est perceptible sous
le vocabulaire par ailleurs convenu de ce type de communication.
On sent néanmoins une minuscule
pointe de méfiance résiduelle à la lecture d'un
autre article publié ce matin et qui porte sur la première
liste de béatifiés signée hier par le Pape. Elle
ne comporte pas le nom de Carlos de Dios Murias, prêtre
argentin tué par la Dictature dont Jorge Bergoglio avait
soutenu l'ouverture de la cause en béatification en sa qualité
de président de la Conférence épiscopale
argentine... Avec la nomination de son successeur à Buenos
Aires avant-hier et cette liste de nouveaux martyrs, nous arrivons
bel et bien à ces premières décisions effectives
que beaucoup d'observateurs attendaient pour juger de la nouvelle
gouvernance de l'Eglise que l'on veut tant et de tout côté
voir changer, encore que ce ne soit pas toujours exactement dans le
même sens (cependant, la convergence est grande sur les axes
majeurs, lesquels n'incluent pas les questions de mœurs, sur quoi le
discours n'est contesté que par des courants très
minoritaires à l'échelle monde mais très
bruyants dans les pays industrialisés en voie de
déchristianisation galopante).
Et on voit bien que le Pape est très vigilant à ne montrer aucune prédilection pour l'Argentine.
Il semble vouloir éviter de susciter des jalousies (4). Mercredi matin, lors de
l'audience générale, c'est en italien qu'il a salué
toutes les délégations présentes sur la place, y
compris les hispanophones, parmi lesquels de nombreux Argentins que
cette salutation a douchés mais pour la bonne cause, à
savoir empêcher les fidèles de tomber dans la
vedettarisation de sa personne et ne pas favoriser cette papolâtrie
chauvine que Jean-Paul II nous avait donné l'habitude de
considérer comme normale lorsqu'il parlait aux Polonais dans
leur langue, suscitant chez eux une forme d'appropriation nationale
assez malsaine à la limite parfois d'une certaine
xénophobie...
François ne fait rien dans ce
sens-là. Il n'a même jamais encore privilégié
la Vierge de Luján (et pourtant, Dieu sait si elle est
importante là-bas !), même lorsqu'il est allé
se remettre entre les mains de la Madonna à
Sainte-Marie-Majeure, au lendemain de son élection. Tout au
contraire, il reste arrimé au programme de gouvernement
épiscopal qu'il a annoncé depuis la loggia de
Saint-Pierre le 13 mars au soir. Il met un fort accent sur son
travail à la tête du diocèse de Rome et hier
matin, au cours de la messe chrismale, il a appelé les prêtres
romains à être des "bergers qui sentent [un peu
plus] la brebis", c'est-à-dire qu'ils aillent plus au
contact des fidèles comme les bergers qui vivent au milieu des
bêtes dont l'odeur finit par imprégner leurs vêtements.
Il évangélise donc le diocèse de Rome pour que
celui-ci puisse relever la vocation qui est la sienne depuis
l'Antiquité, présider à la charité des
[autres] églises (entendez diocèses) par l'exemplarité
(5).
Il se pourrait que ce soit très
dur à accepter pour les Argentins qui ont une habitude
culturelle profondément ancrée de sur-valoriser ce
qu'ils appellent nuestras cosas (nos trucs à nous) partout où
ils vont, partout où ils sont. Je le perçois en ce
moment même en constatant que mes amis [me] parlent moins du
Pape François (Papa Francisco pour eux) que du papa argentino.
Pour en savoir plus :
lire l'article de Página/12 sur
la messe du Jeudi Saint
lire l'article de Página/12 sur
les propos de Mgr. Mario Poli
lire l'article de Página/12 sur
les béatifications acceptées hier par le Pape (des
Espagnols et un Italien, ayant tous évolué à
travers des troubles politiques, la guerre civile en Espagne et
l'occupation nazie en Italie).
lire l'article de Clarín sur la
messe du Jeudi Saint
lire l'article de Clarín sur les
propos de Mgr. Mario Poli.
(1) Traduction liturgique de la Bible
(Association épiscopale liturgique pour les pays
francophones), 1994.
(2) L'article, rédigé par
une journaliste installée à Rome et non plus par
Eduardo Febbro qui est sans doute rentré au bercail, commence
avec cette phrase des plus invraisemblables : "Algunos no
sabían siquiera quién era el Papa, quién era
este señor vestido de blanco que iría a visitarlos al
Penal de Menores de Casal del Marmo, a algunos kilómetros del
centro de Roma. Pero pese a no conocerlo, ni ser todos católicos,
aceptaron participar en la capilla de la cárcel de la
celebración del Jueves Santo que conmemora la Ultima Cena".
En
français : "Quelques uns ne savaient même pas qui
était le Pape, qui était ce monsieur habillé en
blanc qui venait leur rendre visite dans le centre pénitentiaire
de Casal del Marmo, à quelques kilomètres du centre de
Rome. Mais bien qu'ils ne le connaissent pas et qu'ils ne soient pas
tous catholiques, ils ont accepté de participer à la
célébration du Jeudi Saint qui commémore la
Dernière Cène, dans la chapelle de la prison"
(Traduction Denise Anne Clavilier).
C'est vraiment prendre ces
adolescents pour des crétins finis. S'ils ont réalisé
dans l'atelier de menuiserie où ils apprennent un métier
un crucifix et un lutrin pour en faire cadeau au Pape, ainsi que
l'article le rapporte un peu plus loin, c'est qu'ils étaient
parfaitement informés de l'identité de la personnalité
qu'ils allaient recevoir. Pensez-vous que dans la promiscuité
d'un centre de détention, un seul d'entre eux ait pu rester
toute une semaine dans l'ignorance d'un évènement aussi
retentissant ! D'autant qu'en Italie, le Pape est un personnage
public qui appartient au pays, c'est à peine si les Italiens
acceptent que le Pape ait aussi des responsabilités ailleurs
que chez eux et dans le Latium, c'est encore pire... Vous me direz
aussi que c'est un truc de journaliste, qu'il faut bien trouver une
entrée en matière dynamique. Certes, mais on n'est pas
dans un roman de gare. Il n'y a pas besoin de ridiculiser les gens,
surtout si ce sont des mineurs et qui plus est incarcérés,
ni de prendre les lecteurs pour des imbéciles. En revanche,
que certains jeunes détenus, notamment parmi les musulmans, n'aient pas d'idée de
ce qu'est le ministère pétrinien (ce qui n'est pas la
même chose que la personne du pape), c'est plus qu'évident,
vu que ces enfants ont atterri là pour avoir manqué
d'abord et avant tout des soins éducatifs les plus
élémentaires.
(3) L'expérience de l'Eglise en
matière de dialogue est si reconnue que pendant la Dictature,
lorsque les Etats-Unis cherchaient à adoucir les violences
politiques commises par le régime qu'ils soutenaient en
sous-main, l'Ambassadeur de l'Oncle Sam avait suggéré
au ministre des affaires étrangères de la junte de
passer par l'intermédiaire d'un évêque ou d'une
communauté religieuse pour régler le problème de
ces bébés volés dont il entendait parler, ce que
l'autre avait fait semblant d'accepter et s'était bien gardé
de faire... Et l'Ambassadeur avait de son côté fait
semblant de ne pas s'en rendre compte. (Voir mon article du 1er février 2012)
(4) Or les Argentins eux-mêmes
peuvent avoir des comportements très jaloux, restrictifs, exclusifs et même confiscatoires contre les étrangers. On le constate bien dans la
fermeture sur elles-mêmes de certaines communautés
installées à l'extérieur du pays. Chez eux, ils
sont très ouverts, mais à l'étranger, c'est
parfois une autre paire de manches.
(5) Il y a du pain sur la planche : à
Rome, les prêtres sont présents en si grande quantité,
à cause des innombrables et populeuses institutions de
formation, que les diocésains se la coulent nettement plus
douce que dans n'importe quelle autre ville au monde. Or cette attitude du Pape semble déjà porter du fruit. Lisez donc les déclarations de l'aumônier du centre de détention stupéfait et reconnaissant en même temps de la "leçon que le Pape vient de [nous] donner" (dans Clarín).