Etonnante interview que
celle que publie ce matin le journal libéral, tendance oligarchie,
La Nación, l'un de ces quotidiens qu'ordinairement la présidente de
Abuelas de Plaza de Mayo critique vertement pour ses détournements
de l'information et ses tentatives de manipulation de l'opinion
publique, dont j'ai parfois eu à rendre compte dans ces colonnes.
Et ce qu'elle dit est un cri d'alarme
pour l'Argentine et le développement de sa démocratie, rétablie il
y a tout juste trente ans (octobre-décembre 1983, entre la première
élection présidentielle constitutionnelle post-coup d'Etat du 24
mars 1976 et l'installation à la Casa Rosada du chef d'Etat désigné
par le suffrage universel).
L'interview, sans concession pour
le journaliste qu'elle envoie gentiment dans les cordes à plusieurs reprises (1), a été
enregistrée au siège social de l'ONG des droits de l'homme, dans le
quartier de Montserrat, et constitue le premier article d'une série
au titre un brin racoleur : Les politiques sur le divan.
Photo La Nación / Mariana Araujo
Extraits.
-¿Querés creer que yo festejé el
golpe del 55? Yo era gorila y salí a festejar. Tenía en mis brazos
a mi hija Laura, que tenía meses. Esta confesión es para decir:
"Señores, en el 55 bombardearon la Plaza de Mayo, fusilaron y
no hubo respuesta social. Si yo y todas las madres de los muertos
hubiésemos salido a repudiar ese golpe, no hubiera habido un 24 de
marzo del 76, y Laura estaría viva. Atención a los que hoy todavía
quieren que la historia se repita.
-¿Hay gente que quiere eso hoy?
-Sí, señor. Quieren que no exista lo
que está pasando: que se quiera distribuir la riqueza, que existan
menos pobres, que se abran fuentes de trabajo, que podamos pagar la
deuda externa. Son golpes civiles como intentan hacer en varios
países de América latina.
-¿Quién quiere el golpe civil?
-De alguna manera, los gremios. Vos
acordate de que a Allende lo tiraron en Chile los camioneros con el
terrible paro que le hicieron. También la oligarquía, los medios
hegemónicos que bajan la moral. Lo de Boudou creo que va en esa
dirección, debilitar al Gobierno. ¿O no le dicen a la Presidenta
que se tiene que ir? Ellos quisieran que se vaya hoy. Que se muera
hoy. Que desaparezca hoy.
La Nación
- Tu me crois si je te dis que j'ai fait
la fête en 1955 au moment du coup d'Etat ? (2) J'étais une
anti-péroniste et je suis sortie dans la rue pour faire la fête.
Dans les bras, j'avais ma fille Laura, qui avait quelques mois (3).
Je t'avoue cela pour dire : Ecoutez, en 1955, on a bombardé la
Plaza de Mayo, il y a eu des fusillades et il n'y a pas de eu de
réaction dans la société. Si moi et toutes les mères des morts,
nous étions sorties dans la rue pour dénoncer ce putsch, il n'y
aurait pas eu de 24 mars 1976 (4) et Laura serait en vie. Méfiez-vous
de ceux qui aujourd'hui veulent que l'histoire se répète.
- Il y a des gens qui veulent ça
aujourd'hui ?
- Et comment ! Ils veulent que ça
n'existe pas ce qui se passe en ce moment : qu'on veuille
redistribuer la richesse, qu'il y ait moins de pauvres, que
surgissent des sources de travail, que nous nous acquittions de notre
dette extérieure. Ce sont des putschs civils comme on tente d'en
faire dans différents pays d'Amérique Latine. (5)
- Qui veut [faire] un putsch civil ?
- D'une certaine manière, les syndicats
(6). Tu te souviens, toi, que Allende s'est fait jeter au Chili par
les camionneurs avec l'effroyable grève qu'ils ont faite contre
lui ? (7) Et aussi l'oligarchie, les médias hégémoniques (8)
qui font tout pour démoraliser les gens. Ce qui arrive à Boudou
(9), je crois que ça va dans la même direction : la
fragilisation du Gouvernement. Est-ce qu'ils ne disent pas à la
Présidente qu'elle doit s'en aller ? Ils veulent qu'elle s'en
aille tout de suite. Qu'elle meure tout de suite (10). Qu'elle
disparaisse dès aujourd'hui.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
-Le tiene mucho cariño a Cristina...
-Es como mi hija. No es mi hija, pero
yo me la imagino como si ella y Laura hubieran caminado juntas en las
marchas por las diagonales, aunque Laura es del 55 y ella es un
poquito más grande. Pero eran militantes. Siento que Cristina está
cumpliendo con los sueños que ellos tenían.
-¿Usted ve a su hija Laura, que militó
en la Juventud Universitaria Peronista y en Montoneros, como una par
de Cristina?
-Claro, porque tenía convicción: en
ese momento, tomando un cafecito en la calle 8 le digo -tendría 20
años ella, porque la mataron a los 23-: "Laurita, te tenés que
ir; tu papá tiene todo para sacarte del país". Me responde:
"No, no me voy a ir, porque yo tengo un proyecto acá". Le
digo: "¡Pero te van a matar!". Y me dice: "Mirá,
mamá, miles de nosotros vamos a morir, pero nuestra muerte no va a
ser en vano".
-Vamos a volver a Laura. Usted también
dijo que Cristina la ve como una suerte de mamá.
-Mirá, no hay una amistad, hay
solamente un cariño entrañable y un respeto por esa mujer que está
dejando la vida. Él ya la dejó, ahora ella. Pero nos vemos en la
Casa de Gobierno, donde nos saludamos. ¿Y qué me dice ella? "Me
hacés acordar a mi mamá." Y yo le digo: "Y vos a Laura".
La Nación
- Vous avez beaucoup d'amour pour
Cristina...
- Elle est comme ma fille. Ce n'est pas
ma fille mais je me l'imagine comme si elle et Laura avaient marché
ensemble dans les cortèges le long des Diagonales (11), bien que
Laura est de 1955 et qu'elle est un peu plus vieille. Mais c'était
des militantes. Je sens que Cristina réalise les rêves qu'eux
avaient.
- Vous voyez votre fille Laura, qui a
milité dans la Jeunesse Etudiante Péroniste et chez les Montoneros
(12), comme quelqu'un qui ressemble à Cristina ?
- Bien sûr ! Parce qu'elle avait
des convictions. A cette époque-là, en prenant un café dans la
huitième rue (13) - elle allait avoir 20 ans, parce qu'elle en avait
23 quand on l'a tuée - je lui ai dit : Laura, ma chérie, il
faut que tu t'en ailles. Ton père a tout ce qu'il faut pour te faire
sortir du pays. Elle me répond : Ecoute, maman, des milliers
d'entre nous vont mourir, mais notre mort ne sera pas vaine.
- On reviendra à Laura. Vous avez dit
aussi que vous voyez Cristina comme une sorte de maman.
- Ecoute, entre nous deux, ce n'est pas
de l'amitié. C'est juste une affection profonde et du respect pour
cette femme qui y brûle sa vie. Lui l'a déjà brûlée pour de bon
(14) et maintenant, c'est son tour à elle. Mais nous nous voyons au
Palais Gouvernemental et nous nous saluons. Ce qu'elle me dit ?
Tu me fais penser à ma mère. Et moi, je lui dis : Et toi à
Laura.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
-¿Y si alguien le dijera: "Estela,
mientras su hija militaba, Cristina estaba en el Sur"?
-El exilio, dentro o fuera del país,
fue un "sálvese quien pueda". Ella no se fue del país, se
fue al Sur, y ahí siguió militando. Si vos ves las imágenes que
hay de la época, la ves a ella junto a Néstor, los dos jovencitos
guerreando en el Sur.
-¿Y lo de la 1050?
-Y, bueno, se dicen muchas cosas, se
miente, se difama. La plata la hicieron trabajando. Él era un tipo
que no gastaba un peso de más, la propia hermana lo cuenta.
Trabajaban los dos a sol y a sombra. Después fue intendente,
gobernador, habrá ganado y es buena idea la de comprar casas. La
gente que se enriquece sanamente no es mala gente.
-¿Podría ocurrir que este lazo
afectivo que creó con Cristina a veces le dificulte la crítica?
-¿Entonces, hay una enorme cantidad
que está como yo, imaginando? No, querido, ¡esto es una realidad!
La gente que llena la plaza no es Estela, es el pueblo. No soy yo que
estoy equivocada llenando un vacío.
La Nación
- Et si quelqu'un vous disait :
Estela, pendant que ta fille militait, Cristina se planquait dans le
sud du pays ? (15)
- L'exil, à l'intérieur ou à
l'extérieur du pays, a été un Sauve qui peut. Elle n'a pas quitté
le pays, elle est partie dans le sud et elle a continué d'y militer.
Si tu regardes les images de l'époque, tu la vois à côté de
Néstor, deux jeunes gens qui se bagarrent dans le sud.
- Et l'affaire du 1050 ? (16)
- Oh, alors ça ! On dit tellement
de choses, on ment, on diffame. L'argent, ils l'ont gagné avec leur
travail. Lui, c'était un type qui dépensait jamais un sou en trop,
c'est sa sœur elle-même qui le raconte. Ils travaillaient tous les
deux, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige. Après, il a été
maire, gouverneur, il a dû bien gagner sa vie et ce n'est pas une
mauvaise idée de placer son argent dans l'immobilier. Les gens qui
s'enrichissent honnêtement ne sont pas des gens mauvais.
- Se pourrait-il que ce lien affectif que
nous avez créé avec Cristina fasse qu'il vous soit difficile de la
critiquer ?
- Et alors, il y a une énorme quantité
de gens qui sont dans le même cas, tu ne crois pas ? Mais non,
mon grand, c'est une réalité, ça ! Les gens qui remplissent la
place [de Mai], ce n'est pas Estela, c'est le peuple. Ce n'est pas
moi qui suis dans l'erreur parce que j'essaye de combler un vide.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
[…]
Plus loin, Estela de Carlotto s'exprime
sur différents scandales financiers qui ont terni ces derniers temps
la réputation de l'ONG Madres de Plaza de Mayo (17). Jusqu'à
présent, elle a toujours été très solidaire avec Hebe de Bonafini
mais cette fois-ci, il semble que la coupe soit pleine et le
désaccord politique qui couvait depuis longtemps entre les deux
femmes et les deux organisations sort au grand jour. Trop, c'est
trop.
-¿Cómo se lleva con la idea de la
estatización de la Universidad de las Madres?
-Ése es un tema... Un tema que está
oscuro, no se sabe qué pasó, qué responsabilidades hay. Yo ya lo
dije y lo sostengo: yo soy presidenta de Abuelas de Plaza de Mayo.
Tengo la obligación de saber todo lo que pasa acá. Y lo que firmo,
lo firmo a conciencia. Yo no puedo decir el día de mañana que
Juanita Pérez me robó y yo no lo sabía. Entonces, esas
responsabilidades todavía no están claras y yo creo que poner más
plata cuando no se sabe dónde fue la anterior, me parece que.
-¿Qué le pasó a Hebe con eso?
-Es muy extraño, no tiene explicación,
nos duele y nos mancha a todos. La que tiene que explicar es ella
ante la sociedad, la Justicia. Yo la puedo respetar porque es una
madre, su dolor lo entiendo, pero no su comportamiento, no
coincidimos en nada.
-¿Esto dañó a los organismos de
derechos humanos?
-¡Por supuesto, si nos confunden! Nos
ponen en la misma bolsa. En algún lugar nos gritaron "ladronas".
No tenemos nada que ver. Se necesita saber con claridad qué pasó. Y
asumir responsabilidades.
-¿Y el Gobierno tiene que asumir
alguna responsabilidad por no haber controlado?
-Seguramente. Nosotros acá recibimos
dinero del Gobierno. Dentro del presupuesto económico hay un rubro
para Abuelas, Madres, Familiares... Tenemos cinco personas trabajando
día y noche para rendir hasta el último centavo.
-¿Y por qué el oficialismo quiere
sacar sí o sí la estatización?
-No sé, hay que preguntarles a ellos.
No estamos en eso, yo no entiendo.
La Nación
- Comment réagissez-vous au sujet de la
possible nationalisation de l'Université des Mères [de la Place de
Mai] ?
- Ne m'en parle pas ! Une affaire
pas claire, on ne sait pas ce qui s'est passé, qui est responsable
de quoi. Je l'ai déjà dit et je le répète : je suis
présidente de Abuelas de Plaza de Mayo. J'ai l'obligation de savoir
tout ce qui se passe ici [elle est dans les locaux de l'association].
Et ce que je signe, je le signe en connaissance de cause. Demain, je
ne vais pas dire que Jeanne Tartampion a piqué dans la caisse et que
je ne le savais pas (18). Alors ces responsabilités-là n'ont pas
encore été établies et je crois que mettre encore de l'argent là
où on ne sait pas ce qui s'est passé avec les sommes précédentes,
j'ai comme l'impression...
- Que c'est ce qui s'est passé avec
Hebe ? (19)
- C'est très bizarre, c'est
incompréhensible, ça nous fait du mal et ça nous éclabousse tous.
Celle qui doit s'expliquer devant la société, devant la Justice,
c'est elle. Je peux avoir du respect pour elle, parce que c'est une
mère. Sa douleur, je la comprends. Mais son comportement, non. Nous
ne sommes d'accord sur rien.
- Cela fait du tort aux organismes de
droits de l'homme ?
- Bien sûr, puisqu'on nous confond !
On nous met dans le même sac. L'autre jour, on nous a traitées de
voleuses. Nous n'y sommes pour rien. On a besoin de savoir clairement
ce qu'il s'est passé. Et il faut que les gens prennent leurs
responsabilités.
- Le Gouvernement doit-il prendre ses
responsabilités pour n'avoir exercé aucun contrôle ?
- Certainement. Nous, ici, nous avons
reçu de l'argent du Gouvernement. Dans le budget public, il y a un
compte Abuelas, Madres, Familiares... On a cinq personnes ici qui
travaillent jour et nuit pour rendre compte de tout jusqu'au dernier
centime.
- Et pourquoi la majorité veut-elle
imposer la nationalisation ?
- Je n'en sais rien (20). C'est à eux
qu'il faut poser la question ! On n'est pas dans le coup,
qu'est-ce que tu veux que je te dise, moi ?
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Autre sujet brûlant depuis quelques
mois : une rumeur insistante veut que le nouveau chef des
Armées, le général Milani, ait eu part aux tortures et autres
pratiques criminelles de la Dictature (alors qu'il devait être bien
jeune, mais ce n'est pas impossible). Le journaliste de La Nación
interroge donc son hôtesse sur la question.
-Tema Milani. ¿Por qué Cristina lo
sostiene?
-No sé, pienso que ella dirá lo mismo
que yo: "Si a mí me traen pruebas y la Justicia lo juzga y lo
condena, este hombre no dura un minuto".
-¿Teme que un próximo gobierno no les
de tanta importancia a los derechos humanos?
-Y, sí, claro. Si algunos están
pronosticando dejar en libertad a todos los asesinos si ganan. Massa
lo dijo. Que no se preocuparan, que si él gana.
-¿Qué piensa de lo de Boudou?
-Yo le creo. Creo que él no es el
dueño de todo eso, no intervino. Lo acusan de enriquecerse, pero él
siempre vivió bien. Es un tipo que ha hecho dinero porque tenía,
porque trabajó, fue funcionario y los funcionarios están bien
pagos. Los medios hablan de esto para debilitar al Gobierno. Pero la
verdad triunfa.
-La última. Si usted pudiera volver a
aquel café que tomó con su hija Laura, pero sabiendo todo lo que
pasó después, ¿qué le diría?
-Lo mismo. Pero en vez de irme con el
corazón orgulloso de una hija que pensaba con tanta profundidad, la
secuestro y la saco del país. Y la salvo. Me importa mucho más la
vida de ella. Cuando me dicen a qué momento de tu vida quisieras
volver, yo digo: a la mesa donde éramos seis.
-Dejamos acá
La Nación
- Affaire Milani : Pourquoi Cristina
le soutient-elle ?
- Je ne sais pas. Je suppose qu'elle
dirait comme moi : si on m'apporte des preuves et que la Justice
le juge et le condamne, cet homme ne reste pas en poste une seconde
de plus.
- Craignez-vous que le prochain
gouvernement porte moins d'intérêt aux droits de l'homme ?
- Pour sûr ! Il y en a déjà qui
pronostiquent qu'en cas de victoire, ils rendront leur liberté à
tous les assassins. Massa (21) l'a dit. Qu'ils ne se fassent pas de
mauvais sang, puisque c'est lui qui va gagner...
- Que pensez-vous de l'affaire Boudou ?
- Moi, je le crois. Je crois que cette
société ne lui appartient pas, qu'il n'en a pas pris le contrôle.
On l'accuse d'enrichissement personnel mais il a toujours eu un bon
niveau de vie. C'est un type qui a gagné de l'argent parce qu'il en
avait au départ, qu'il a travaillé, qu'il a rempli de hautes
fonctions politiques et ces gens-là sont bien payés. Les médias en
parlent pour fragiliser le Gouvernement. Mais la vérité
l'emportera.
- La dernière question. Si vous pouviez
revenir à ce café que vous avez pris avec votre fille Laura, mais
en sachant tout ce qui s'est passé depuis, que lui diriez-vous ?
- La même chose. Mais au lieu de m'en
retourner le cœur plein de fierté d'avoir une fille qui avait une
pensée aussi profonde, je la mets sous clé et je la fais sortir du
pays. Et je lui sauve la vie. Sa vie à elle, ça compte beaucoup
plus pour moi. Quand on me demande à quel moment de ma vie je
voudrais retourner, je répons : à cette table autour de
laquelle nous étions six.
- On s'arrête là.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Malgré le ton agressif et vainement
insolent du jeune journaliste, on peut se réjouir que cette
interview existe, en dépit du caractère racoleur du titre de la
série. Il est encore trop rare en Argentine qu'un quotidien
recueille les propos d'une personne qui n'est pas de sa tendance
politique et qu'un acteur de la vie publique accepte d'accorder une
interview à un journal, une radio ou une télévision dont il ne
partage pas la ligne politique. Ces pas qui nous paraissent à nous
si petits sont là-bas des pas de géant pour la démocratie.
Pour aller plus loin :
(1) Il n'est pas sûr cependant que le
bon sens dont fasse preuve Estela de Carlotto soit perçu comme tel
par les lecteurs de La Nación, très prompts à interpréter en mal
tout ce que peut dire une personne, quelle qu'elle soit, en accord
avec la politique de Cristina. Elle est immédiatement soupçonnée
de tenir des propos tendancieux. Le dialogue entre Argentins de bord
différent est donc presque impossible. En revanche, j'ai remarqué
qu'ils écoutaient plus volontiers lorsque les mêmes propos sont
tenus par un Européen. Alors ce discours leur devient audible. Donc
ce qui, à nous, nous paraît tomber sous le sens pourrait bien ne
pas atteindre ses fins en Argentine et en Amérique du Sud en
général. Et les réactions bornées, à la limite de la mauvaise
foi, dont le journaliste fait preuve assez souvent au cours de
l'entretien en sont une bonne illustration.
(2) En septembre 1955. Coup d'Etat
soutenu par la CIA et opéré par la Marine argentine contre Juan
Domingo Perón, réélu constitutionnellement en 1952, après un
premier mandat de six ans. Estela Barnes de Carlotto et son mari
étaient alors des radicaux et votaient pour les candidats de l'UCR,
un parti historique, fondé en 1891, et aujourd'hui très mal en
point. Ce coup d'Etat fit des centaines de morts à Buenos Aires en septembre 1955, morts qui s'ajoutaient à ceux de juin, lors d'une tentative avortée de putsch.
(3) Laura Carlotto Barnes a disparu
sous la dictature militaire de 1976 alors qu'elle était enceinte de
quelques semaines. Elle a accouché en détention et a été
assassinée quelques jours plus tard. On ne sait toujours pas ce
qu'il est advenu du bébé, un garçon que sa mère comptait
prénommer Guido.
(4) Date du coup d'Etat de Jorge
Videla, qui renversa Isabel Perón, vice-présidente non élue et
pourtant légitime, encore que fort peu démocrate. Début de la
sanglante dictature militaire.
(5) Allusion à différents événements
récents au Paraguay, au Honduras, au Venezuela (contre Nicolás Maduro) et
peut-être aussi à une partie de ce qu'il se passe au Brésil depuis
un an, contre Dilma Roussef.
(6) Allusion à la dissidence de Hugo
Moyano au sein de la GCT argentine et sans doute aussi aux
revendications parfois irréalistes de la CTA (Centrale des
Travailleurs Argentins), qui ressemble un peu à la mouvance de Sud,
si toutefois il est permis de donner un point de référence dans le
paysage syndical français.
(7) Le journaliste, auteur de
l'interview, semble assez jeune pour n'avoir pas connu ces tristes
événements qui ont précipité la chute de Salvador Allende et le
coup d'Etat de Pinochet.
(8) Parmi lesquels elle classe La
Nación mais aussi Clarín et La Prensa, et tous les journaux, radios
et chaînes de télé qui appartiennent aux mêmes groupes, comme La
Razón et TN par exemple.
(9) Voir mon article du 10 juin 2014 sur cette procédure inédite en Argentine. Les ONG des
droits de l'homme soutiennent Amado Boudou et pensent qu'il est
innocent, qu'il est victime d'une machination anti-kirchneriste dans
la perspective de l'après-Cristina, car celle-ci ne pourra prétendre
à un troisième mandat.
(10) Allusion aux propos
terribles qui ont circulé sous le manteau et aux comptoirs des cafés
il y a un an lorsque la Présidente s'est fait opérer d'un problème
vasculaire cérébral. A noter qu'alors la presse, même de
l'opposition, était restée relativement digne. En revanche, les
commentaires des internautes, courageusement cachés sous des pseudos
sur les sites Internet des journaux comme Clarín et La Nación,
étaient très souvent abjects. Voir mon article du 19 novembre 2013.
(11) Diagonales Norte y
Sur : deux grandes artères de Buenos Aires qui convergent vers
la Plaza de Mayo, en venant du nord et du sud, des quartiers
populaires et des quartiers patriciens.
(12) Montoneros :
mouvement révolutionnaire populaire issu de la gauche péroniste. Le
terme Montoneros relie ce mouvement de la guerre froide aux armées
patriotes populaires qui se levèrent en Argentine à la fin des
guerres d'indépendance pour tenter de mettre en place des régimes
politiques qui concèdent une part du pouvoir aux couches sociales
inférieures, ce à quoi s'opposait fermement les gouvernants en
place à Buenos Aires, de 1815 jusqu'à 1860. Le mot vient d'une
coutume de transhumance du nord de l'Espagne, dans l'élevage du porc
noir qui donne le fameux jambon jabugo, pour lequel les bêtes sont
conduites en estive (montonera) dans les contreforts des Pyrénées :
les paysans patriotes argentins de l'époque révolutionnaire
disparaissaient en effet des villages comme le font les paysans
espagnols qui partent en montonera. Du point de vue linguistique, on
peut rapprocher la métaphore de la coutume corse qui consiste à
"prendre le maquis".
(13) La scène se passe à
La Plata où vit toujours Estela de Carlotto. Dans cette ville, les
rues sont désignés par des numéros comme à New-York.
(14) Allusion à Néstor
Kirchner, mort en octobre 2010, le premier président argentin à
avoir rouvert les procès contre les criminels de la dictature en les
faisant poursuivre pour crimes contre l'humanité.
(15)
Allusion au fait qu'au début de la dictature, le couple Kirchner a
quitté la ville universitaire de La Plata où ils achevaient tous
les deux leurs études de droit pour se réfugier à Río Gallego,
capitale de la Province de Santa Cruz, au sud de la Patagonie, où il
avait toute sa famille.
(16)
Allusion à un scandale financier supposé dans lequel l'opposition a
tenté de mouiller Néstor Kirchner peu avant sa mort. Il n'y a
jamais eu de poursuites judiciaires et il n'y en aura jamais
puisqu'on n'intente pas un procès à un mort. Les
anti-kirchneristes, de gauche comme de droite, en ont fait une
véritable ritournelle. Rien n'a jamais été prouvé et les
explications qu'il a données ont toute l'apparence de la
vraisemblance et du simple bon sens pour qui ne cherche pas midi à
quatorze heures. Mais comme chat échaudé craint l'eau froide, les
Argentins restent très prompts à croire d'emblée n'importe quelle
rumeur du moment qu'elle met en doute l'intégrité de leurs
dirigeants. Leur absence de recul et de distance sur ces questions
est sans commune mesure avec les nôtres, à nous qui pourtant
respectons déjà bien trop peu la présomption d'innocence dès lors
qu'un journal sort une affaire croustillante. Et cela date de
l'époque coloniale. Cette propension des Argentins à croire
n'importe quoi en la matière a été amplement utilisée pendant la
Révolution et les guerres d'indépendance comme une arme politique
qui s'est révélée redoutablement efficace, notamment contre deux
personnalités à la probité pourtant hors de tout soupçon, les
généraux Manuel Belgrano (1770-1820) et José de San Martín (1778-1850).
(17)
A ne pas confondre avec Madres de Plaza de Mayo Linea Fundadora, qui
est depuis de nombreuses années une entité distincte de Madres de
Plaza de Mayo. Madres de Plaza de Mayo s'est diversifiée dans de
nombreux domaines, l'association gère un centre culturel et une
radio qui ne posent aucun problème légal, un programme de
construction immobilière dont les comptes ont été trafiqués par
l'un de ses directeurs passés, aujourd'hui inculpé et écroué, et
une université populaire actuellement proche du dépôt de bilan et
dont le Gouvernement a annoncé récemment la prochaine
nationalisation et l'intégration au réseau universitaire public.
(18)
C'est l'argument officiel présenté par Hebe de Bonafini dans les
conférences de presse et les communiqués. Jusqu'à présent, la
très remuante présidente de Madres n'est pas inquiétée par la
justice mais certains de ses anciens collaborateurs dorment en
prison.
(19)
La ligne éditoriale de La Nación est très hostile à Hebe de
Bonafini, c'est le moins qu'on puisse dire.
(20)
Une attitude typique de la presse, surtout de droite, en Argentine :
poser la bonne question mais au mauvais interlocuteur. Et se plaindre
ensuite que la réponse ne vient pas et qu'il y a des pratiques
d'obstruction organisées, tout simplement parce que les journalistes
d'opposition n'adressent jamais la parole aux gens de la majorité et
souvent vice-versa.
(21)
Brillant jeune loup politique, animal carnassier doté d'un sourire
enjôleur de vedette du grand écran, en rupture avec le Partido
Justicialista dont est issu le Frente de la Victoria, de Cristina de
Kirchner, dont il fut l'un des Premiers ministres au cours de son
premier mandat. Brillant maire de Tigre, en banlieue nord de Buenos
Aires, pouvant se vanter d'un beau bilan et d'une réelle popularité
locale. Il a fait un très beau score en Province de Buenos Aires aux
dernières élections générales. A la tête du tout récent Frente
Renovador, taillé à sa mesure, il multiplie les déclarations
tonitruantes pour se démarquer de l'actuelle majorité et est en
train de nouer des alliances contre-nature avec différentes
personnalités tant de la gauche que du centre et de la droite
(notamment avec Mauricio Macri). A Tigre, il vit lui-même dans un
quartier privé, un de ces nombreux countries qui pullulent dans
cette banlieue résidentielle, ce qui n'est pas vraiment le signe
de l'engagement à gauche toute qu'annonce ses slogans et le nom
de son parti. Sur les résultats des élections de mi-mandat au
printemps 2013, voir mon article du 28 octobre 2013.