"J'ai dit au juge : tout est dans mes conclusions, c'est vous qui ne voulez pas le voir." |
Voilà
un bon moment que le scandale se développait, amplement orchestré
par la presse de droite et menée de main de maître par les
rédactions de Clarín et de La Nación : le vice-président
Amadou Boudou, ancien responsable du service fédéral de sécurité
sociale et ancien ministre de l'Economie, est accusé de
malversations diverses dans la reprise par l'Etat de l'ex-Ciccone, aujourd'hui Compañía de Valores Sudamericana, une
imprimerie spécialisée dans l'émission de papier monnaie et autres documents financiers officiels ou sous monopole d'Etat (comme les billets de loterie).
On
le soupçonne notamment d'enrichissement personnel et de prise de
bénéfice à l'occasion de ces opérations et de celles qui ont précédé la mise sous tutelle gouvernementale (par les services du ministère de l'Economie et du fisc fédéral).
"Boudou n'a pas réussi à faire douter [le juge] et il a accusé le Trésor Public" |
Pour
la première fois dans l'histoire argentine, un vice-président, qui
est aussi, au terme de la Constitution, le président du Sénat, a
été entendu par un juge d'instruction dans un cadre pénal, en
qualité de pré-inculpé, alors qu'il est en fonction. Jusqu'à
présent, tous les mandataires au pouvoir ont toujours échappé à
la Justice, en tout cas tant qu'ils ont été aux manettes. Tantôt
parce que les magistrats n'avaient pas le courage de les affronter.
Tantôt parce que le système dans sa globalité les protégeait.
Depuis
quelques jours et surtout depuis que l'on savait que le juge Ariel
Lijo avait convoqué Amado Boudou au Palais de Justice de Buenos
Aires (los Tribunales), un certain nombre de grandes voix du courant
kirchneriste s'étaient élevées pour prendre sa défense, en
particulier du côté des ONG des droits de l'homme.
"Boudou a accusé les Ciccone et nié toute relation avec l'imprimerie" |
En
Argentine, l'instruction pénale n'est pas couverte par le secret.
Les trente-huit pages dactylographiées et paraphées de l'audition,
qui s'est tenue hier pendant six longues heures, ont donc été mises
en ligne dès son retour à son domicile par le principal intéressé
sur sa page Facebook : il entend jouer la transparence totale,
malgré le caractère quelque peu humiliant de la procédure à
laquelle il est soumis comme n'importe quel justiciable soupçonné
de ce genre d'agissements. Depuis les premières heures du jour, la
pièce est par conséquent disponible dans son intégralité dans les
journaux nationaux, commentée et recommentée dans tous les sens,
selon la couleur politique du titre.
On
ne peut que remarquer que, depuis que le juge a fait savoir qu'il
envisageait de l'entendre, le vice-président ne semble pas avoir
cherché à temporiser, contrairement à ce que font tous les
justiciables argentins jouissant de quelque pouvoir : convoqué
le 15 juillet, il a demandé que son audition soit avancée, pour
qu'elle ne corresponde pas à une époque où il sera en charge de la
Présidence, du fait d'un voyage à l'extérieur de la locataire en
titre de la Casa Rosada. Et le fait est qu'il s'est présenté hier,
dans les formes requises, devant un grand concours de journalistes et
en affichant la plus parfaite sérénité. L'opposition, cependant,
ne manque pas de signaler que depuis deux ans que des rumeurs courent
sur son compte, l'homme politique aurait tout fait pour se soustraire à
la justice ou pour étouffer l'affaire. Et en effet, il a récemment
attaqué en nullité sa mise en cause devant une chambre fédérale
juge de la bonne application de la procédure. Quant à la
transmission télévisée en direct de l'audition, c'est le juge
lui-même qui s'y serait opposé, à peu près dans les mêmes
conditions qu'en Espagne, il y a quelques semaines, les magistrats
ont eux aussi interdit aux caméras l'entrée dans la salle
d'audience où l'Infante Cristina devait subir l'interrogatoire dont
elle est sortie inculpée de complicité en abus de biens sociaux et
fraude fiscale. La publicité, oui. La curée médiatique, non. Ce
qui n'est pas une mauvaise chose en soi.
Le juge Lijo (sur la droite), au Vatican, le 6 juin 2014. A gauche, le parlementaire Vera. |
Après
avoir entendu les explications du vice-président, le juge a ordonné
de nouvelles enquêtes, notamment sur le parcours emprunté par
l'argent qui a servi à financer la reprise de l'imprimerie, suivant
donc une thèse présentée par la défense de Boudou. On en saura
donc peut-être plus sur ce point dans les mois à venir. Amadou
Boudou nie en effet farouchement toute implication personnelle et
déclare que les soupçons dont il fait l'objet font partie d'une
campagne de diffamation montée contre lui par des opposants
politiques. Et cela peut être vrai aussi. Toujours est-il que la
Présidente, qui ne peut le destituer, semble lui conserver son
soutien alors qu'elle avait, en son temps, limogé du gouvernement
son ancien ministre des transports, Ricardo Jaime, lui qui avait
pourtant mené la renationalisation d'Aerolineas (voir mes articles
sur cette compagnie aérienne emblématique de la souveraineté
nationale), dès que Jaime s'est trouvé dans le collimateur des
juges pour enrichissement personnel dans le cadre de ses fonctions
ministérielles, affaires sur lesquelles toutes les instructions ne
sont pas encore bouclées, même si pour l'une d'entre elles,
l'ancien ministre a déjà été condamné à six mois de prison en
première instance.
Très
proche de la majorité au pouvoir, pour ne pas dire plus, le journal
Página/12 n'élude la question ni sur sa une ni dans ses colonnes.
En revanche, là où ses concurrents publient les 38 pages du
document judiciaire, le quotidien kirchneriste se contente de publier
des extraits significatifs de la déposition de Boudou. Dans les
journaux de l'opposition, c'est un peu moins l'hallali que je
l'aurais imaginé. Nouvel indice peut-être que décidément, le
désaccord pacifique qui caractérise la démocratie s'installe peu à
peu dans le pays et dans ses médias. Il est vrai que le Pape
François a reçu vendredi dernier le juge d'instruction Ariel Lijo
accompagné d'un parlementaire, membre d'une coopérative de lutte
contre la traite des personnes, qu'il a ensuite fait savoir par un
message rendu public (comme d'habitude) par son destinataire qu'il
priait pour le juge (1) et qu'enfin le départ, hier, en avion, pour
le Brésil voisin, de la sélection nationale de football occupe,
comme ici en Europe pour les pays admis à participer à cette
compétition, une bonne partie de la première page des quotidiens.
Et ces photos de 22 jeunes gens surexcités en selfies collectifs
dans un aéronef se ressemblent toutes, qu'il s'agisse des Bleus
hier, des Diables Rouges ce matin ou des Albicelestes...
Il
y a quelques jours, Página/12 a publié un éditorial de Mario Wainfeld où l'analyste politique interroge les tenants et les
aboutissants de cette affaire gênante pour la majorité et souligne
les différences de traitement médiatique du scandale touchant
Boudou, qui excite tant les journaux de droite, alors que ces mêmes
organes de presse ne se font jamais l'écho des nombreuses casseroles
que Mauricio Macri, leader de la droite libérale et
libre-échangiste, traîne derrière lui depuis six ans qu'il est
entré en fonction comme Chef du Gouvernement de la Ville autonome de
Buenos Aires. Cherchez l'erreur.
Daniel
Paz et Rudy nous livrent leur jeu de mots quotidien en tapant sur
deux de leurs têtes-à-claques préférées, les chipies de la bonne
société, avec leurs lèvres pulpeuses et leurs casques
capillaires :
Chipie
tasse en l'air : Moi, je serais le juge... Boudou, je te le
fiche en prison en moins ! Pour qu'il ne file pas.
Sa
copine : Et où veux-tu qu'il file ?
Chipie
tasse en l'air : Au Tibet. Ils sont tous boudistes là-bas !
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Sans
commentaire !
Pour
en savoir plus (tous les quotidiens consacrent de nombreux articles à
l'événement) :
lire
l'article de Página/12 d'hier, 9 juin, dans les heures précédant
la comparution de Boudou
lire
l'article principal d'aujourd'hui dans ce même quotidien
lire
les extraits de l'audition tels que choisis par Página/12
accéder
à l'intégralité de l'audition à travers Clarín (2)
accéder
à l'intégralité de l'audition à travers La Nación (2)
lire
l'article de La Nación sur le climat très cordial de l'audition
(1)
Ce qui n'est pas significatif en soi, le Saint Père prie toujours
pour les gens qu'il reçoit et leur demande systématiquement de
prier pour lui. Il semble que ses interventions de François ait un
pouvoir croissant d'apaiser le paysage politique argentin. Qui plus
est, le Pape a récemment dénoncé les manipulations de
l'information dans certains journaux. Clarín et La Nación étant
clairement visés par ces accusations. Les deux directions auront
peut-être estimé qu'il valait mieux ne pas la ramener trop
ouvertement...
(2)
Le sigle S. S. désigne le juge, dont le prédicat honorifique
argentin est Su Señoría (Sa Seigneurie). L'un des rares traits du
protocole aristocratique espagnol qui ait survécu aux guerres
d'indépendance. On le retrouve dans le droit anglo-saxon dans le
(trop) fameux prédicat "Votre Honneur".