Ce
matin, sous la plume de Raúl Kollmann, chroniqueur judiciaire, et de
Horacio Verbitsky, l'un de ses principaux grands reporters et
éditorialistes depuis la fondation du quotidien (1), Página/12 met
à mal un certain nombre de thèses de la partie-civile dans
l'enquête sur la mort suspecte du procureur Nisman, le 18 janvier
dernier. Ces articles ravageurs (si on veut bien les lire de bonne
foi) font l'objet d'une manchette à la une du journal, dans un style
photographique qui rappelle vaguement Kramer contre Kramer.
Le titre Asuntos privados, efectos públicos est celui de l'article de Verbitsky "Affaires privées, effets publics". |
Mes
lecteurs savent qu'ils peuvent revenir sur les faits antérieurs en
cliquant sur le mot-clé Affaire Nisman dans le bloc Pour chercher,
par buscar, to search, ci-dessus. Je ne referai donc pas le résumé
des épisodes précédents, je me contenterai de rappeler les deux faits
que démonte ce matin le quotidien de gauche.
Deux types de
documents du dossier
d'instruction ont en effet fuité ces jours derniers : des photos du cadavre et des vidéos de
l'autopsie qu'on a retrouvés dans certains journaux et à l'antenne
de deux télévisions privées, C5N et TN (il faut de l'estomac pour diffuser de telles choses !) et un peu plus tôt
dans la semaine (je vous en avais parlé) des photos très
compromettantes du procureur défunt en compagnie de jolies jeunes
femmes assez délurées (manipulant des joujoux sexuels et posant,
seules ou à plusieurs, avec notre sémillant quarantenaire et honnête père de famille, passant dans sa communauté
confessionnelle pour un homme dévoué à la cause sur laquelle il
enquêtait et pour laquelle il participait à diverses mondanités de
collecte de fonds).
D'après
le chroniqueur judiciaire, les fuites concernant les éléments de
preuve qui appartiennent au dossier (photos de la scène de crime et vidéos de l'autopsie)
seraient organisées par la partie-civile, animée par l'ex-épouse
du magistrat décédée, Sandra Arroyo Salgado, une juge fédérale qui ne cesse de maltraiter la
procédure pénale depuis le 19 janvier. L'acharnement démentiel de cette femme s'expliquerait par un motif d'ordre patrimonial. Il faut en effet que la mort
du père de ses filles soit qualifiée d'homicide pour que les
assurances-vie versent les capitaux, ce qu'elles ne font jamais en cas de suicide. Et le fait est
que cela rendrait logique la demande qu'elle a exprimée publiquement
à la mi-février pour que l'opposition et la presse cessent de
politiser l'affaire pour ne pas perturber l'enquête - elle s'en charge toute seule. Elle-même
accuse d'ailleurs un salarié de son ex-mari de l'avoir assassiné pour un
différend économique, ce qu'il nie farouchement.
Lire à ce sujet
l'article de Raúl Kollmann.
De
son côté, l'éditorialiste s'attache à démonter la duplicité
d'un lobby très interventionniste dans l'affaire et qui rassemble la
famille et une partie des institutions représentatives de la
communauté juive argentine, laquelle se confond avec certains
courants de la droite (parti ultra-libéral PRO et organisations
patronales comme la traditionnelle Sociedad Rural).
D'une part, il
démonte l'argument de la famille qui entend empêcher l'exploitation
des mémoires digitales des appareils du juge sous prétexte qu'il
faut protéger la vie privée du défunt. A quoi Verbitsky répond avec justice que l'emploi à des fins privées (les divertissements salaces ci-dessus évoqués) d'argent tiré de budgets publics
destinés au fonctionnement de la justice ne peut pas être
considéré comme une affaire privée. C'est un délit et une affaire qui doit par définition être jugée publiquement et portée à la connaissance des citoyens et contribuables.
D'autre part, il réunit des
éléments qui tendraient à indiquer que si vingt ans après
l'attentat contre l'AMIA (18 juillet 1994), les coupables courent toujours, ce serait que le juge Nisman aurait eu intérêt à faire durer une
enquête qui lui permettait de s'en mettre plein les poches. C'est là
une accusation qui va rendre fous ceux qui soutiennent le juge
défunt, eux qui ont obtenu de le faire enterrer dans un carré
d'honneur au cimetière juif où il repose désormais, alors que les
suicidés y auraient un carré distinct, moins glorieux bien entendu
(le suicide restant dans les traditions juives un péché entaché de
déshonneur). De toute façon, quand bien même ce serait le cas, il ne saurait y
avoir de procès puisque la mort éteint l'action dans tous les pays membres de l'ONU.
On peut lire à
ce propos l'article de Horacio Verbitsky (dont le ton est toujours
aussi vindicatif et fait tant de tort à sa crédibilité).
Si
ce que le polémiste avance se vérifie, derrière cette sombre
affaire, il se pourrait qu'on soit en présence non pas d'un énième scandale de corruption dans les sphères des
pouvoirs exécutifs comme on l'a dit rapidement le 19
janvier, mais d'un scandale de corruption dans le monde judiciaire,
dont on sait qu'il est très corrompu depuis très
longtemps (depuis au moins la Generación del Ochenta, en 1880). Or
il a toujours été plus difficile d'en faire la preuve parce que les
juges se sont longtemps protégés les uns les autres et
continuent de le faire ou d'en être tentés. En effet, leur mode de recrutement était et
reste en grande partie très endogène sur le plan social : les
magistrats sont pour une grande majorité parents, apparentés, alliés, membres des mêmes
clubs, issus des mêmes universités... C'est l'une des constantes
sociales que le gouvernement actuel a tenté de combattre mais il
faudra plusieurs générations pour faire bouger les choses de
manière significative dans ce domaine, en Argentine comme dans
d'autres pays d'Amérique latine.
Ce
matin, le quotidien consacre encore deux autres articles à ce monde
opaque de la justice : le premier est une interview
de l'avocate du ministre des affaires extérieures, Héctor
Timmerman, qui est affilié à l'AMIA (c'est sa mutuelle, comme à la majorité des juifs, qu'ils soient pratiquants ou non, de gauche ou de droite), lui que
Nisman voulait impliquer dans la protection des terroristes présumés
iraniens (on attend encore la décision en appel sur l'ordonnance de
non-lieu du juge d'instruction Daniel Rafecas), le second est une
reprise de l'interview donnée hier soir à L'Osservatore Romano par le juge argentin Roberto
Carlés. Roberto Carlés est membre de l'association internationale
des juristes contre la peine de mort et il faisait partie de la
délégation reçue il y a trois jours par le Pape
François qui vient de se prononcer fermement et inconditionnellement
contre la peine capitale. C'est à ce titre qu'il est interviewé
dans L'Osservatore Romano. Il est jeune et depuis le début de
l'année, il est le candidat désigné par le Gouvernement argentin pour
intégrer la Cour Suprême et y remplacer Raúl Zaffaroni, qui l'a
quittée en décembre se considérant comme atteint par une limite
d'âge auto-déterminée. Alors ce qu'il dit intéresse Página/12 au
plus haut point...
L'Osservatore Romano extrait de la page 4 (édition datée du 22.03.15) Interview en italien de Roberto Carlés cliquez sur l'image pour lire le texte |
Pour
aller plus loin :
lire
également l'interview de Graciana Peñafort, l'avocate du ministre
Timmerman (celui-là même qui a fait la marche du 11 janvier à
Paris en qualité de simple particulier, parce qu'il se trouvait en
France pour ses vacances d'été) et l'article reprenant l'interview de L'Osservatore Romano.
Ajout du 23 mars 2015 :
Le Premier ministre argentin porte plainte en justice contre la publication des photos du corps sans vie de Alberto Nisman, pour le respect du code de procédure pénale, contre la soustraction d'éléments de preuve contenus dans le dossier d'instruction et le manque de respect pour la victime et sa famille. Lire à ce propos l'article de Página/12.
Ajout du 23 mars 2015 :
Le Premier ministre argentin porte plainte en justice contre la publication des photos du corps sans vie de Alberto Nisman, pour le respect du code de procédure pénale, contre la soustraction d'éléments de preuve contenus dans le dossier d'instruction et le manque de respect pour la victime et sa famille. Lire à ce propos l'article de Página/12.
(1)
Malheureusement, sa crédibilité internationale et une bonne partie
de sa crédibilité auprès de l'opinion publique argentine ont été
sérieusement mises à mal par son acharnement vindicatif à
convaincre le cardinal Bergoglio de complicité avec la Dictature
militaire pendant des années et jusqu'après l'élection de celui-ci
au siège apostolique. Verbitsky a fait retirer des serveurs de
Página/12 tous les articles qu'il avait consacrés à cette
pseudo-affaire pour empêcher les journalistes de l'hémisphère nord
de venir piller son travail dans le cadre de la rédaction de livres
commerciaux, destinés à faire du cash sur le dos du Pape et sans travail journalistique
personnel. On peut le comprendre (franchement, il a bien fait). D'ailleurs, il maintient ses accusations (que plus personne n'écoute) même si,
un temps séduite par ces propos croustillants pour elle, la presse
internationale a fini par mettre à jour les failles de ses
arguments et la partialité de son enquête. De surcroît, des
personnalités de la lutte pour les droits de l'Homme en Argentine,
comme Estela de Carlotto, ont définitivement invalidé sa version
des événements. La présidente de Abuelas de Plaza de Mayo a été particulièrement
nette lorsqu'elle a reconnu, il y a quelques mois, après une
audience pontificale avec son petit-fils, qu'elle avait cru à ces
accusations parce qu'elle avait confiance en ceux qui les soutenaient
et qu'elle prenait conscience à présent qu'il s'agissait
d'une contre-vérité. Même si la démonstration de Horacio
Verbitsky se tient bien aujourd'hui dans l'affaire qui nous occupe et
qu'il nomme la personne qu'il cite (ce qu'il ne faisait pas toujours
pour les affaires d'Eglise), je ne pense pas qu'il soit en
mesure de convaincre en dehors des cercles militants
kirchneristes, déjà convaincus. L'immense majorité de ceux qui
préjugent de l'implication du Gouvernement dans cette sordide
affaire Nisman (j'en ai entendu dimanche dernier sur France Culture) auront du mal à lui accorder le moindre crédit...