dimanche 22 mars 2015

Página/12 émet deux hypothèses sur l'affaire Nisman [Actu]

Ce matin, sous la plume de Raúl Kollmann, chroniqueur judiciaire, et de Horacio Verbitsky, l'un de ses principaux grands reporters et éditorialistes depuis la fondation du quotidien (1), Página/12 met à mal un certain nombre de thèses de la partie-civile dans l'enquête sur la mort suspecte du procureur Nisman, le 18 janvier dernier. Ces articles ravageurs (si on veut bien les lire de bonne foi) font l'objet d'une manchette à la une du journal, dans un style photographique qui rappelle vaguement Kramer contre Kramer.

Le titre Asuntos privados, efectos públicos est celui de l'article de Verbitsky
"Affaires privées, effets publics".

Mes lecteurs savent qu'ils peuvent revenir sur les faits antérieurs en cliquant sur le mot-clé Affaire Nisman dans le bloc Pour chercher, par buscar, to search, ci-dessus. Je ne referai donc pas le résumé des épisodes précédents, je me contenterai de rappeler les deux faits que démonte ce matin le quotidien de gauche.
Deux types de documents du dossier d'instruction ont en effet fuité ces jours derniers : des photos du cadavre et des vidéos de l'autopsie qu'on a retrouvés dans certains journaux et à l'antenne de deux télévisions privées, C5N et TN (il faut de l'estomac pour diffuser de telles choses !) et un peu plus tôt dans la semaine (je vous en avais parlé) des photos très compromettantes du procureur défunt en compagnie de jolies jeunes femmes assez délurées (manipulant des joujoux sexuels et posant, seules ou à plusieurs, avec notre sémillant quarantenaire et honnête père de famille, passant dans sa communauté confessionnelle pour un homme dévoué à la cause sur laquelle il enquêtait et pour laquelle il participait à diverses mondanités de collecte de fonds).

D'après le chroniqueur judiciaire, les fuites concernant les éléments de preuve qui appartiennent au dossier (photos de la scène de crime et vidéos de l'autopsie) seraient organisées par la partie-civile, animée par l'ex-épouse du magistrat décédée, Sandra Arroyo Salgado, une juge fédérale qui ne cesse de maltraiter la procédure pénale depuis le 19 janvier. L'acharnement démentiel de cette femme s'expliquerait par un motif d'ordre patrimonial. Il faut en effet que la mort du père de ses filles soit qualifiée d'homicide pour que les assurances-vie versent les capitaux, ce qu'elles ne font jamais en cas de suicide. Et le fait est que cela rendrait logique la demande qu'elle a exprimée publiquement à la mi-février pour que l'opposition et la presse cessent de politiser l'affaire pour ne pas perturber l'enquête - elle s'en charge toute seule. Elle-même accuse d'ailleurs un salarié de son ex-mari de l'avoir assassiné pour un différend économique, ce qu'il nie farouchement.

De son côté, l'éditorialiste s'attache à démonter la duplicité d'un lobby très interventionniste dans l'affaire et qui rassemble la famille et une partie des institutions représentatives de la communauté juive argentine, laquelle se confond avec certains courants de la droite (parti ultra-libéral PRO et organisations patronales comme la traditionnelle Sociedad Rural).
D'une part, il démonte l'argument de la famille qui entend empêcher l'exploitation des mémoires digitales des appareils du juge sous prétexte qu'il faut protéger la vie privée du défunt. A quoi Verbitsky répond avec justice que l'emploi à des fins privées (les divertissements salaces ci-dessus évoqués) d'argent tiré de budgets publics destinés au fonctionnement de la justice ne peut pas être considéré comme une affaire privée. C'est un délit et une affaire qui doit par définition être jugée publiquement et portée à la connaissance des citoyens et contribuables.
D'autre part, il réunit des éléments qui tendraient à indiquer que si vingt ans après l'attentat contre l'AMIA (18 juillet 1994), les coupables courent toujours, ce serait que le juge Nisman aurait eu intérêt à faire durer une enquête qui lui permettait de s'en mettre plein les poches. C'est là une accusation qui va rendre fous ceux qui soutiennent le juge défunt, eux qui ont obtenu de le faire enterrer dans un carré d'honneur au cimetière juif où il repose désormais, alors que les suicidés y auraient un carré distinct, moins glorieux bien entendu (le suicide restant dans les traditions juives un péché entaché de déshonneur). De toute façon, quand bien même ce serait le cas, il ne saurait y avoir de procès puisque la mort éteint l'action dans tous les pays membres de l'ONU.
On peut lire à ce propos l'article de Horacio Verbitsky (dont le ton est toujours aussi vindicatif et fait tant de tort à sa crédibilité).

Si ce que le polémiste avance se vérifie, derrière cette sombre affaire, il se pourrait qu'on soit en présence non pas d'un énième scandale de corruption dans les sphères des pouvoirs exécutifs comme on l'a dit rapidement le 19 janvier, mais d'un scandale de corruption dans le monde judiciaire, dont on sait qu'il est très corrompu depuis très longtemps (depuis au moins la Generación del Ochenta, en 1880). Or il a toujours été plus difficile d'en faire la preuve parce que les juges se sont longtemps protégés les uns les autres et continuent de le faire ou d'en être tentés. En effet, leur mode de recrutement était et reste en grande partie très endogène sur le plan social : les magistrats sont pour une grande majorité parents, apparentés, alliés, membres des mêmes clubs, issus des mêmes universités... C'est l'une des constantes sociales que le gouvernement actuel a tenté de combattre mais il faudra plusieurs générations pour faire bouger les choses de manière significative dans ce domaine, en Argentine comme dans d'autres pays d'Amérique latine.

Ce matin, le quotidien consacre encore deux autres articles à ce monde opaque de la justice : le premier est une interview de l'avocate du ministre des affaires extérieures, Héctor Timmerman, qui est affilié à l'AMIA (c'est sa mutuelle, comme à la majorité des juifs, qu'ils soient pratiquants ou non, de gauche ou de droite), lui que Nisman voulait impliquer dans la protection des terroristes présumés iraniens (on attend encore la décision en appel sur l'ordonnance de non-lieu du juge d'instruction Daniel Rafecas), le second est une reprise de l'interview donnée hier soir à L'Osservatore Romano par le juge argentin Roberto Carlés. Roberto Carlés est membre de l'association internationale des juristes contre la peine de mort et il faisait partie de la délégation reçue il y a trois jours par le Pape François qui vient de se prononcer fermement et inconditionnellement contre la peine capitale. C'est à ce titre qu'il est interviewé dans L'Osservatore Romano. Il est jeune et depuis le début de l'année, il est le candidat désigné par le Gouvernement argentin pour intégrer la Cour Suprême et y remplacer Raúl Zaffaroni, qui l'a quittée en décembre se considérant comme atteint par une limite d'âge auto-déterminée. Alors ce qu'il dit intéresse Página/12 au plus haut point...

L'Osservatore Romano
extrait de la page 4 (édition datée du 22.03.15)
Interview en italien de Roberto Carlés
cliquez sur l'image pour lire le texte

Pour aller plus loin :
lire également l'interview de Graciana Peñafort, l'avocate du ministre Timmerman (celui-là même qui a fait la marche du 11 janvier à Paris en qualité de simple particulier, parce qu'il se trouvait en France pour ses vacances d'été) et l'article reprenant l'interview de L'Osservatore Romano.

Ajout du 23 mars 2015 :
Le Premier ministre argentin porte plainte en justice contre la publication des photos du corps sans vie de Alberto Nisman, pour le respect du code de procédure pénale, contre la soustraction d'éléments de preuve contenus dans le dossier d'instruction et le manque de respect pour la victime et sa famille. Lire à ce propos l'article de Página/12.



(1) Malheureusement, sa crédibilité internationale et une bonne partie de sa crédibilité auprès de l'opinion publique argentine ont été sérieusement mises à mal par son acharnement vindicatif à convaincre le cardinal Bergoglio de complicité avec la Dictature militaire pendant des années et jusqu'après l'élection de celui-ci au siège apostolique. Verbitsky a fait retirer des serveurs de Página/12 tous les articles qu'il avait consacrés à cette pseudo-affaire pour empêcher les journalistes de l'hémisphère nord de venir piller son travail dans le cadre de la rédaction de livres commerciaux, destinés à faire du cash sur le dos du Pape et sans travail journalistique personnel. On peut le comprendre (franchement, il a bien fait). D'ailleurs, il maintient ses accusations (que plus personne n'écoute) même si, un temps séduite par ces propos croustillants pour elle, la presse internationale a fini par mettre à jour les failles de ses arguments et la partialité de son enquête. De surcroît, des personnalités de la lutte pour les droits de l'Homme en Argentine, comme Estela de Carlotto, ont définitivement invalidé sa version des événements. La présidente de Abuelas de Plaza de Mayo a été particulièrement nette lorsqu'elle a reconnu, il y a quelques mois, après une audience pontificale avec son petit-fils, qu'elle avait cru à ces accusations parce qu'elle avait confiance en ceux qui les soutenaient et qu'elle prenait conscience à présent qu'il s'agissait d'une contre-vérité. Même si la démonstration de Horacio Verbitsky se tient bien aujourd'hui dans l'affaire qui nous occupe et qu'il nomme la personne qu'il cite (ce qu'il ne faisait pas toujours pour les affaires d'Eglise), je ne pense pas qu'il soit en mesure de convaincre en dehors des cercles militants kirchneristes, déjà convaincus. L'immense majorité de ceux qui préjugent de l'implication du Gouvernement dans cette sordide affaire Nisman (j'en ai entendu dimanche dernier sur France Culture) auront du mal à lui accorder le moindre crédit...