jeudi 19 mars 2015

Affaire Nisman : décidément ça ne sent pas la rose [Actu]


Dans le cadre de sa défense (détail important), l'ex-informaticien du procureur Alberto Nisman, retrouvé mort chez lui le 18 janvier dernier, vient de faire des révélations fracassantes sur les mœurs patronales de son employeur. L'homme se trouve aujourd'hui inculpé pour avoir remis son arme au juge, à la demande de celui-ci. Or cette arme a servi au crime, commis par quelqu'un qui n'avait donc pas l'autorisation de s'en servir (seul le propriétaire en dispose), et ce qu'il s'agisse d'un suicide ou d'un meurtre. Pour la justice portègne qui a en charge le dossier, il s'agit de savoir si le propriétaire de l'arme a été complice de la mort du magistrat ou s'il a commis un acte assimilable à ce qu'est dans nos droits européens la non-assistance à personne en danger (il n'est en aucun cas accusé d'avoir tué ni même d'avoir incité le juge à se suicider).

Depuis le début de cette affaire, on se demandait ce que pouvait faire dans l'entourage professionnel d'un magistrat cet informaticien aux fonctions très floues. L'incertitude et la perplexité avaient engendré des rumeurs et des ragots, on entendait parler de relation homosexuelle, hypothèse qui se renforça lorsque l'ex-femme du procureur fit interrompre les expertises sur les disques durs saisis chez son ex-mari...
Par ailleurs, très vite aussi, on a découvert que Alberto Nisman n'était pas le plus sympathique des hommes. En témoigne l'indifférence ou la peur de ses gardes du corps qui sont restés les bras ballants pendant onze heures d'affilée le dimanche 18 janvier avant de s'inquiéter, alors qu'il n'était jamais descendu de chez lui comme convenu vers 9h du matin. Les gardes du corps ont expliqué aux enquêteurs que Nisman montait facilement sur ses grands chevaux lorsqu'ils montraient le bout du nez sans une invitation expresse de sa part, qu'il était autoritaire et rogue. On commençait aussi à savoir qu'il fréquentait beaucoup les mannequins, les dancings et sans doute les lieux de drague chics. Deux de ces compagnes d'un jour ont déjà été entendues par les juges auxquels elles ont dit ne l'avoir rencontré que ponctuellement et en tout bien tout honneur.


Or c'est une spectaculaire vie de pacha, incompatible avec ses revenus déclarés et son traitement de magistrat fédéral, que différents éléments de l'enquête commencent à révéler, reléguant dans l'ombre les soupçons de meurtre émis contre la Présidente et le Gouvernement aussitôt le corps découvert.

D'une part, sept photos extraites de la mémoire du téléphone portable du magistrat défunt ont filtré dans la presse et Perfil (1) les a publiées. Elles révèlent un mode de vie très sea, sex and sun, rempli de belles filles fort peu vêtues et pas farouches, parfois même un peu trop proches de proxénètes patentés, sur des plages caribéennes ou mexicaines façon hamac-et-cocotiers (connues pour accueillir toute l'année la jet-set internationale), très loin de l'image poupine, sobre et digne d'un magistrat auquel, de son vivant, tout le monde donnait le Bon Dieu sans confession. Il apparaît qu'il ne reculait pas devant les dépenses somptuaires que ce soit pour ses destinations de voyage (fréquents, seul ou en galante compagnie), ses achats fonciers (qu'il opérait à travers un prête-nom choisi parmi ses employés), les hôtels de luxe dans lesquels il descendait, dînait ou allait se divertir, etc.
D'autre part, il y a les déclarations faites hier, en conférence de presse, par l'avocat de Diego Lagomarsino, l'ex-informaticien mis en cause, que l'ex-épouse de Nisman, Sandra Arroyo Salgado, s'efforce depuis le début de convaincre de l'assassinat de son ex-mari. Et ces déclarations viennent confirmer d'autres déclarations faites par Arroyo Salgado, qui pensait s'en servir contre l'informaticien : Alberto Nisman avait un compte joint secret à l'étranger, avec sa sœur et sa mère, un compte ouvert sous un prête-nom et dans lequel il pouvait puiser à sa guise puisqu'il avait une procuration alors que les deux femmes n'y avaient jamais accès. Or cet homme de paille, c'était Lagomarsino et ce que sa défense vient de révéler (preuves à l'appui), c'est que dès qu'il percevait son salaire (41 000 $ ARG en valeur actuelle reconstituée), il en reversait la moitié (en liquide, semble-t-il), chaque mois depuis sept ans, y compris pendant ses vacances, sur ce compte secret ouvert à New York. Le relevé de ce compte était envoyé rue Roosevelt, à Buenos Aires, au domicile de la mère du procureur, celle-là même que les gardes du corps avaient appelée, le 18 janvier sur le coup de 20h, pour qu'elle vienne leur ouvrir la porte de l'appartement dans lequel le juge semblait s'être retranché et d'où il ne donnait aucun signe de vie depuis le matin, 9h...

Sandra Arroyo Salgado, elle-même juge fédérale dans la banlieue nord et ultra-résidentielle de Buenos Aires (San Isidro), dit avoir appris il y a quelques jours l'existence de ce compte, de la bouche même de ses ex-belle sœur et belle-mère, qui, aussitôt convoquées par la justice pour répondre de ces faits nouveaux et probablement délictueux, se sont faites porter pâles plutôt que de comparaître (malaise cardiaque pour l'une et crise de panique pour l'autre). Or c'est l'ex-épouse qui, la première, a révélé l'existence de ce compte non déclaré, pensant y impliquer l'ex-informaticien dont elle croyait qu'il possédait le login et le mot de passe que les deux autres co-titulaires ne connaissaient pas. C'est parce que depuis la mort de leur frère et fils, elles ne pouvaient plus accéder au compte qu'elles s'en seraient ouvertes à Arroyo Salgado, qui s'est empressée d'aller dénoncer les faits à la justice !

Vous avez réussi à tout suivre ? Plutôt compliqué, comme histoire, et, il faut bien le reconnaître, presque aussi abracadabrant qu'un feuilleton que les scénaristes tirent dans tous les sens pour le faire durer jusqu'à la fin de l'été...

Les sept ans de vaches grasses
Une allusion au racket sur le salaire de Lagomarsino

Ces rebondissements mettent donc à mal le "Cristina bashing" développé par l'opposition et les journaux de droite depuis le 19 janvier et ils rendent ce terrain tellement glissant que les rédactions semblent ne plus bien savoir par quel bout prendre l'affaire. Il devient clair qu'on ne peut plus ériger le juge décédé en chevalier blanc d'une noble cause (la défense des victimes d'un lâche attentat antisémite sur le sol argentin) mort en martyr du fait d'un lâche attentat perpétré par de vilains barbouzes à la solde d'un méchant gouvernement corrompu. La corruption n'est peut-être pas dans le camp que l'on dénonçait...

D'autant que Lagomarsino avait été embauché par Nisman sur le budget qui lui était alloué par la République pour mener son enquête sur l'attentat contre l'AMIA (18 juillet 1994, 85 morts et 300 blessés), que l'argent du compte new-yorkais serait donc le produit d'un détournement de fonds publics et aurait pu servir à acheter un terrain (qui ferait maintenant partie du patrimoine privé du procureur) et à lui permettre de mener la vie de pacha que l'on découvre depuis deux jours. Aucun adversaire politique de Cristina Kirchner n'a jamais réussi à formuler contre elle la moitié du début du commencement d'une accusation qui approcherait une corruption aussi ignoble et pourtant Dieu sait si on lui a prêté des tares et des vices depuis l'arrivée au pouvoir de son mari, Néstor Kirchner, en 2003...


Par conséquent, tout le monde s'en mêle :
la juge d'instruction (2) porte plainte contre la Police Fédérale dont elle soupçonne les services scientifiques d'avoir livré à la presse les sept photos bunga bunga et confie à la Police Métropolitaine (qui dépend de la Ville Autonome de Buenos Aires) l'analyse des appareils saisis chez le procureur décédé
le Premier ministre (Jefe de Gabinete), Aníbal Fernández, et plusieurs ministres prennent la défense de la Police Fédérale (c'est tout à leur honneur puisqu'elle dépend du Gouvernement fédéral)
la Conférence épiscopale argentine (CEA), en marge d'une déclaration sur la campagne électorale, demande que la lumière soit faite sur l'attentat contre l'AMIA et la mort du procureur
et l'Ambassade d'Israël, mise en place par le gouvernement Netanyahou et toute fraîche requinquée par la victoire inattendue du Likoud, déclare qu'elle souhaite que le prochain gouvernement argentin ne négocie pas avec l'Iran (et de quoi je me mêle !).

Dans une conférence de presse improvisée sur Plaza de Mayo, tôt ce matin, le Premier ministre argentin a mis différents points au clair devant une horde de journalistes très excités :
1°) Le gouvernement n'a rien à faire de savoir avec qui couchait Nisman mais veut découvrir si l'argent avec lequel il menait si grand train est bien de l'argent public comme le suggère la défense de Lagomarsino et comment un juge fédéral a pu pendant sept ans racketter l'un des ses salariés, embauché à la condition expresse d'accepter le dit racket.
2°) L'attentat contre l'AMIA ne concerne pas la communauté juive. Elle concerne l'Argentine. L'enquête sur cet attentat n'est pas une affaire juive, c'est une affaire nationale, qui touche à la sécurité intérieure. Or depuis le 18 janvier, la mort de Nisman a été hyper-communautarisée par un certain nombre d'institutions juives argentines, toutes de droite tendance Bibi N., qui politisent le débat d'une manière partisane, contre le Gouvernement, en pleine campagne électorale et alors que celui-ci, depuis 2003 et jusqu'à ce jour, s'est toujours montré très actif pour aider la vérité à sortir du puits (comme il l'a fait aussi pour les crimes de la dictature, contre lesquels ces mêmes institutions juives n'ont jamais pris position, comme si elles n'étaient pas civiquement concernées).

Dans Página/12 ce matin, le caricaturiste Miguel Rep a saisi la situation dans une vignette qui n'a presque pas besoin de commentaire et qui fait référence à la grande manifestation du 18 février dernier, où la droite, plusieurs associations juives et une partie du monde judiciaire avaient défilé en silence en brandissant des pancartes Yo soy Nisman ou Todos somos Nisman, à la mode des manifestations françaises du 11 janvier.

"Barrio Norte" en Argentine, cela désigne une partie du centre de Buenos Aires
Cela sonne comme "16e arrondissement" en France, sans même qu'il soit besoin de citer Paris
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Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 sur les déclarations du camp Lagomarsino
lire l'article de Página/12 sur la plainte contre la Police Fédérale Argentine (PFA)
lire l'article de Clarín sur les déclarations du camp Lagomarsino
lire l'article de Clarín sur la plainte contre la PFA
lire l'article de Clarín sur la déclaration des évêques argentins. Clarín qui en rajoute une couche en publiant aussi une analyse très venimeuse de la position du Pape sur toute cette affaire
lire l'article de La Nación sur les déclarations du camp Lagomarsino, que la rédaction prend avec des pincettes en avançant la question : pourquoi l'informaticien a-t-il accepté ce deal en signant son contrat il y a sept ans ? Bonne question à laquelle la défense a refusé de répondre (c'est d'ailleurs son droit)
lire l'article de La Nación sur la plainte contre la PFA. Le quotidien y a incrusté en vidéo les vingt minutes de conférence de presse du Premier ministre publiées sur le canal Youtube de la Casa Rosada. A écouter avec attention.
lire l'article de La Nación sur la déclaration de la Conférence épiscopale
lire l'éditorial de La Nación sur le rapport entre le Pape et les politiques argentins, plus digne et moins opportuniste que l'article de Clarín tout en étant tout autant hostile au Gouvernement en place.
Quant à La Prensa, sur tous ces sujets, elle se contente de simples entrefilets très brefs :
sur les malaises respectifs des parentes du procureur décédé avant leur audition par le juge à propos du compte new-yorkais non déclaré aux autorités argentines.
Pour entendre tous les points de vue, lire aussi le communiqué de l'agence de presse catholique AICA sur le document publié par la Conférence épiscopale (il porte uniquement sur la tenue des élections et sur les enjeux de la démocratie, en matière politique, administrative et socio-économique).

Vu l'évolution de la situation, je crée un mot-clé Affaire Nisman dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, pour permettre à mes lecteurs de regrouper les articles concernant ce dossier.

Ajout du 23 mars 2015 :
Lire le résumé en français de la déclaration des évêques sur le site News Va (Vatican)



(1) Perfil appartient à un puissant groupe de presse latino-américain, présent en Argentine, en Uruguay, au Brésil, au Chili et au Pérou ainsi qu'en Russie, au Portugal et en Angola, propriétaire de nombreux magazines de mode et d'économie, le tout assez bling-bling et souvent superficiel tout du moins pour les titres diffusés en Argentine. Perfil n'est en aucun cas susceptible de rouler pour le Gouvernement actuellement aux affaires.
(2) Selon le droit pénal argentin, dans une procédure contre X, le procureur garde la haute main sur l'enquête et le juge d'instruction travaille sous son autorité. Une fois le ou les possibles coupables identifiés, le juge d'instruction prend la main de manière indépendante. Cela a été le cas avec l'accusation contre la Présidente dans l'affaire des négociations avec l'Iran pour laquelle le juge Daniel Rafecas a prononcé un non lieu qui vient d'être infirmé en appel par le procureur (l'instruction pénale risque donc reprendre, à moins que la Chambre ne contredise le procureur et confirme l'ordonnance de non lieu - voir à ce sujet l'article publié par La Nación en fin de matinée). En ce qui concerne la mort suspecte de Nisman, l'enquête se poursuit contre X. En sa qualité de partie civile, son ex-femme a requis la juge d'instruction de se saisir de l'affaire et de récuser la procureure Viviana Fein. Il y a quelques jours, la juge d'instruction a rejeté cette demande, respectant en cela la procédure. C'est donc une juge qui vient de résister à la pression d'une consœur fédérale super-politisée et partie civile qui se retourne contre la Police Fédérale ! Quelle salade !