jeudi 21 janvier 2016

Les preuves de la corruption et du clientélisme apparaissent [Actu]

A Jujuy, le système mis en place par l'organisation Tupac Amaru, qui se réclame de la révolution sociale, commence à apparaître au grand jour : un système de captation de fonds publics au profit de la dirigeante qui s'en est servi, de manière discrétionnaire, sans l'ombre d'un contrôle démocratique, pour lancer toutes sortes de chantiers, alors qu'elle-même n'avait aucun mandat exécutif constitutionnel qui l'y autorisait. Certes, ces chantiers ont considérablement amélioré la vie de certains (tant mieux pour eux), mais cela s'est fait au prix d'une opacité et d'un clientélisme qui sont maintenant dénoncés comme autant de manœuvres de chantage et de racket par certaines des organisations qui en étaient exclues ou des coopératives qui ont dû s'y soumettre pour rester dans la course économique. La dirigeante mise en cause, Milagro Sala, qui est aussi députée au Parlasur (la chambre supranationale de l'UNASUR) est en prison et une instruction de la justice provinciale de Jujuy est en cours. Au grand dam de Página/12 qui la soutient mordicus en évoquant, comme un gage d'innocence, son origine indienne et humble (comme si on ne pouvait pas être malhonnête quand on est un Indien prolétaire) et en accusant le Gouverneur Gerardo Morales (UCR) d'inventer des griefs fantaisistes et absurdes.

A Buenos Aires, un montage financier ahurissant est maintenant mis à jour à TV Pública autour de la défunte émission 6, 7, 8 : un débat non contradictoire (1) entre six journalistes et animateurs, qui occupait l'antenne tous les soirs, en prime-time, du lundi au vendredi, et soutenait la politique du gouvernement en place tout en critiquant l'opposition, voire en la calomniant ou en la tournant en ridicule. Les documents sortent et montrent qu'une bonne part du budget monstrueux de la production a été bâtie sur des contrats captifs de publicité pour l'ANSeS, la sécurité sociale qui, en Argentine, est une administration d'Etat et non pas un organisme paritaire (elle ne dispose donc d'aucune marge d'autonomie par rapport au gouvernement. Au contraire, c'est une division du ministère des finances). L'ANSeS achetait donc à prix d'or des campagnes de promotion des services qu'elle offre à la population la plus modeste et ces sommes ont fait tourner en partie le studio pendant les six ans qu'a duré l'émission. Les contrats découverts par les nouveaux dirigeants de l'audiovisuel public ont été envoyés à la Commission d'enquête anti-corruption qui a pour mission d'instruire les cas de corruption publique qui passeront en justice.

Lorsque Cristina Kirchner avait mis fin au régime de retraite par capitalisation pour mettre en place un régime obligatoire et universel de retraite par répartition, l'opposition avait beaucoup crié en l'accusant d'emblée de vouloir se servir personnellement dans ce nouveau trésor placé à sa merci. On avait alors beaucoup parlé du vol de l'argent des retraités : la plata de los jubilados retentissait dans le paysage politique argentin comme un cri de guerre de l'opposition. En l'absence totale de preuves de telles malversations, j'avais écarté ces critiques qui s'exprimaient a priori. Mais il faut croire qu'elles n'étaient pas dénuées de fondement et qu'elles s'élevait contre un un système si verrouillé que personne n'a jamais osé faire sortir le moindre document qui aurait pu servir de preuve dans ce sens (comme cela est presque toujours possible dans des démocraties institutionnellement plus rodées). Ce verrouillage, qui se déduit de ce silence longtemps respecté et enfin rompu (2), depuis que le gouvernement actuel a accès aux archives, donne quelque consistance au discours de l'opposition d'alors, la majorité d'aujourd'hui, qui parle de "mafia kirchneriste", de "clanisme", de "ministère de la propagande", d'"abus du bien public à des fins partisanes"...

Lorsque je voyais ces campagnes de la protection sociale d'Etat, je voyais surtout une sensibilisation des travailleurs à l'existence de leurs droits, une sensibilisation susceptible de faire reculer l'embauche au noir, puisque l'économie au noir en Argentine est beaucoup plus le fait du patronat que le système D de gagne-petit qui cherchent à mettre des sous de côté. C'est probablement l'un des effets recherchés et sans doute obtenus, mais de toute évidence, ce n'était pas le seul !

La Nación publie ce matin l'intégralité du contrat endogamique qui répartit les rôles entre les trois entités de RTA, la holding elle-même (Radio Télévision Argentine), TV Pública et Radio Nacional, et qui définit le recours à la publicité. De là à dire que La Nación accomplit le travail d'un Mediapart, il y a un grand pas qu'il convient de ne pas franchir. Il est plus que probable qu'elle n'est pas allée chercher le document mais qu'il a été mis à disposition de la presse par le gouvernement ou la nouvelle direction du groupe RTA. Il ne s'agit donc pas encore d'un journalisme d'investigation... Mais enfin, c'est toujours mieux que les précédentes accusations sans preuve.

Pour aller plus loin :
lire l'article de La Nación sur le coût de l'émission et les détails du contrat publicitaire
On peut aussi lire sur La Nación, qui semble être leader sur ce sujet, l'article publié dès mardi sur ce montage budgétaire, l'article publié le 17 janvier sur la provocation bravache de Victor Hugo Morales qui lançait à Hernán Lombardi qu'il était prêt à reprendre du service sur TV Pública, au nom du pluralisme, à condition de reprendre les journalistes de 678 pour refaire le même type d'émission et enfin la seconde grande interview donnée par Hernán Lombardi, le 15 janvier dernier, sur la politique qu'il entend mener dans l'audiovisuel public et où il annonçait vouloir garder Victor Hugo Morales sur Radio Clásica (la première de ces deux très longues interviews a donné lieu à une présentation sur Barrio de Tango le 29 décembre 2015).

On attend maintenant de voir à quoi ressembleront les grilles de radio et de télévision à la rentrée et si elles seront aussi pluralistes que le gouvernement veut bien nous le promettre. Pour l'heure, on constate qu'il y a une plus grande transparence dans la mesure où la presse est davantage informée et que les journalistes peuvent poser des questions, y compris celles qui fâchent, et les réponses, y compris les esquives, ressemblent beaucoup à celles que l'on connaît sous nos cieux européens.

Ajout du 23 janvier 2016 :
Tupac Amaru a tâché de nationaliser la querelle et de compter ses partisans en appelant à une manifestation généralisée qui devait se tenir hier sur tous les points du territoire. La saison n'est certainement pas la meilleure pour lancer ce type de pari : c'est la période des vacances d'été, ne l'oublions pas. Et ce n'est pas non plus une politique délibérée du gouvernement en place pour faire échouer les initiatives de l'opposition. Ce n'est pas lui qui a choisi cette date du 10 décembre pour entrer en fonction, une date qui a été choisie en 1983 parce qu'elle correspond au jour international des droits de l'homme, date retenue à l'ONU par une majorité de pays de l'hémisphère nord, pour lesquels elle correspond à la toute fin de l'automne et donc à l'activité à plein régime.
Les manifestations n'ont pas eu le succès espéré. Il n'est que de voir aujourd'hui la façon dont Página/12 en rend compte pour s'en persuader : cela n'est pas en une, il n'y a pas de photo montrant des rassemblements populaires, comme cela fut le cas au surlendemain du limogeage de Victor Hugo Morales de Radio Continental, ce que Página/12 a exploité en bonne et due forme.
De toute évidence, il n'y a pas d'appui populaire authentique à Milagro Sala. Ce qui ne veut évidemment pas dire que le risque qu'elle prend pour sa santé et sa vie avec sa grève de la faim soit acceptable par une société civilisée ni qu'elle est coupable. Pour le moment, elle n'est pas jugée, elle est donc présumée innocente, ce qui est un fait de droit inviolable en démocratie. De toute évidence, cependant, les accusations qui sont portées contre elle et son organisation ont quelque crédibilité dans l'opinion publique, ce qui en dit long sur la réalité vécue par les Argentins de ce qu'est Tupac Amaru.

Ajout du 29 janvier 2016 :
Lire l'article de Página/12 de ce jour et celui de La Nación sur le seating organisé par différents mouvements sociaux péronistes, dont la Tupac Amaru et le Movimiento Eva, sur Plaza de Mayo pour soutenir (enfin) Milagro Sala. Il aura donc fallu près de deux semaines pour qu'un mouvement de soutien se manifeste publiquement (c'est long, au regard des mœurs politiques argentines) et encore est-ce le fait des mouvements installés dans la Province de Buenos Aires (et non pas ceux de Jujuy), une province où Cambiemos est arrivé au pouvoir en ne recueillant que 36% des voix (donc sans représenter la majorité réelle, ce qui rend cette défaite du Frente para la Victoria encore plus douloureuse pour ses militants et sympathisants).



(1) Donc ce n'était pas vraiment un débat, même si pour une bonne partie des Argentins c'en est bien un. Ce que nous appelons pluralisme est encore une réalité inconnue de la majorité des Argentins, qui pourraient pourtant en avoir l'expérience en allant regarder ce qui est disponible sur depuis l'étranger sur le site Internet de la Radio Télévision espagnole (RTVE).
(2) Comme cela se passe aussi à Jujuy.