Cela s'est passé hier matin, vers 8h40
(heure argentine), au prix d'un évident manque de tact (pour ne pas
dire plus) de la part de Radio Continental : vingt minutes avant
qu'il ne s'installe au micro pour son marathon quotidien qu'il anime
chaque matin en direct depuis neuf ans, de 9h à 13h, le journaliste
argentino-uruguayen Victor Hugo Morales a vu entrer dans le studio un
huissier de justice, accompagné d'un représentant de l'actionnaire,
qui a aussitôt demandé au cameraman qui filme l'émission
d'arrêter de tourner sous prétexte qu'il s'agissait d'une affaire
privée. On entend quelqu'un répliquer qu'il s'agit au contraire
d'une chose très publique et on voit alors arriver près du petit
bonhomme d'huissier dans ses petits souliers le géant qu'est Victor
Hugo Morales, qui comprend déjà ce qui se trame. Horriblement gêné,
l'huissier lit alors d'une voix à peine audible l'acte officiel, qui
fait office de lettre de licenciement, mettant ainsi fin, sans
préavis, au contrat du journaliste, qui travaille depuis 30 ans sur
cette antenne.
Victor Hugo Morales, c'est un géant de
la radio argentine, une grande vedette médiatique (et je ne parle
par seulement de sa taille physique), un homme passionné et très
cultivé, capable de parler d'histoire, de musique, de littérature
comme de football. C'est lui, l'auteur du commentaire légendaire de
ce but mythique que Diego Maradona marqua de la main en 1986 au Mexique
(Goooooooooooooooooooooooooolll). L'huissier n'a pas fini de parler
que Victor Hugo, comme l'appellent ses nombreux admirateurs, se
précipite dans un studio voisin et interrompt l'émission en cours
pour annoncer en direct son licenciement. Une tranche de publicité
est lancée à l'antenne et couvre alors ses paroles. On le voit
attendre au milieu de confrères et collègues éberlués et très
affectés puis à la fin de la publicité, il reprend la parole pour
donner sa version des faits, pendant 13 minutes. C'est une
logorrhée quelque peu répétitive, où l'on perçoit l'émotion
de l'homme et sa colère et où les accusations pleuvent contre le
Gouvernement en place, contre le groupe Clarín, contre le danger qui
menacerait la démocratie et la liberté d'expression.
Le journal de Montevideo titre (à droite) "Limogeage de Victor Hugo : on soupçonne de possibles pressions de Macri" Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
En Argentine, le scandale est immense.
L'émission était l'une des plus écoutées dans la grille de Radio
Continental et l'homme, qui est victime de ce mauvais procédé, est
une référence de l'antenne.
Sur le plan politique, Morales est
proche du kirchnerisme, il est plus sympathisant de la cause que
militant au sens propre, et il n'a pas ménagé ses critiques contre
Mauricio Macri depuis l'élection de celui-ci. Dans l'opposition, on
a donc tôt fait d'attribuer cette expulsion de l'antenne à une
pression exercée par le Président Macri sur les dirigeants de la
radio (bien entendu, rien n'est prouvé). Au cours de la dernière
année, Victor Hugo s'est en aussi pris dans un livre au journal
Clarín, dont le groupe était visé par la loi des médias (ley de
medios), destinée à interdire la constitution de groupes
médiatiques si puissants qu'ils écrasent la liberté et la
diversité de l'information.
Le journaliste se déclare donc victime
d'une répression idéologique et il est vrai qu'en plus d'être
brutal et vexatoire, son licenciement est très mal justifié :
de prétendus manquements aux obligations contractuelles alors qu'il
a assuré son émission tous les jours pendant neuf ans et que son
contrat n'arrivait à échéance que le 31 décembre 2016 (1). Dans
la foulée de l'humiliante lecture du billet de licenciement devant témoins,
le journaliste a affirmé que dès le lendemain du second tour de
l'élection présidentielle, donc à la fin novembre, la direction de
la station lui avait offert sept millions de pesos en guise
d'indemnité contre sa démission (une somme astronomique). Il a
refusé le marché mais, du coup, il ne peut se dire surpris de la
cessation du contrat, mais seulement des formes, exécrables, et du
moment choisi, qui est non seulement un manque de respect à Victor
Hugo Morales, à ses invités du jour et à l'équipe technique, mais
également aux auditeurs fidèles qui attendaient leur rendez-vous
quotidien.
Ce départ contraint est-il, comme
croit le comprendre l'intéressé, une conséquence de l'absorption
de Radio Continental par la chaîne de télévision privée Canal 9 ?
Est-ce, comme il le claironne, le pendant à la radio de la fin de
l'émission ultra-kirchneriste 678 sur TV Pública ? Est-ce,
comme il l'affirme, le tocsin pour la liberté d'expression des
journalistes en Argentine ? (2) Serait-ce le résultat, comme il
le suggère, d'un vaste complot entre Clarín, le gouvernement
national, celui de Córdoba et celui de Mendoza, et une partie de la
magistrature pour le mettre sur la paille, façon Bernard Tapie et le
Crédit Lyonnais ? (3) Après avoir vu et écouté ce qu'il
s'est passé, je n'en mettrais tout de même pas ma main au feu. En
effet, il a pu tout de même s'exprimer encore pendant un quart
d'heure sur le temps d'antenne d'un autre producteur auquel il n'a
pas demandé la permission de prendre la parole. Et ce quart d'heure
est mis en ligne, en écoute libre, directement sur le site du
journal Clarín, pourtant ouvertement accusé par Victor Hugo d'être
derrière tout ça...
Il se trouve que la grossière et
brutale décision de Radio Continental tombe en plein milieu d'un
fait divers qui a beaucoup occupé les médias pendant plus d'une semaine, une spectaculaire
évasion dont je vois mal comment on pourrait l'attribuer au nouveau
gouvernement (qui n'était pas en charge de l'administration
pénitentiaire dans la Province de Buenos Aires), où je vois mal
comment on peut reprocher à la ministre de
la Sécurité une bavure de communication ce week-end comme s'il s'agissait d'un crime scandaleux (4) ni que la
capture des trois fugitifs soit présentée comme une victoire contre
le trafic de stupéfiants (5). Il tombe aussi en plein milieu de la
querelle sur la dissolution par décret de l'AFSCA, la haute autorité
créée par la ley de medios, une dissolution que plusieurs référés
judiciaires contestent formellement sans que l'Exécutif en ait tenu
le moindre compte dans ses dernières décisions (voir mon article du 31 décembre 2016). Or d'après les
propos à chaud du journaliste viré, son licenciement pourrait être
une diversion à tout cela et correspondre à une volonté de le
faire taire pour qu'il ne puisse plus dénoncer ces mascarades...
Cela me paraît bien léger !
De nombreuses personnalités marquées
à gauche, dont Estela de Carlotto, la pourtant conciliante
présidente de Abuelas de Plaza de Mayo, pour qui la coupe semble
être sur le point de déborder, et le très peu contestable prix
Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel, ont fait connaître
publiquement leur soutien au journaliste viré avec aussi peu de
respect humain. Christina Kirchner et son fils, Máximo, aujourd'hui député national pour la Province de Santa Cruz, ont
exprimé aussi leur émotion depuis leurs vacances en Patagonie.
L'opposition appelle à une manifestation sur Plaza de Mayo
aujourd'hui à 18h. Le scandale est d'autant plus fort qu'on se
trouve en plein été, une époque de l'année où il est difficile
de mobiliser les gens et que le Congrès ne siège pas non plus, ce
qui rend l'opposition institutionnellement muette. Tout cela fait
décidément très mauvais genre.
Cet arrêt soudain d'une émission très
populaire n'a pas pris de court le journaliste seul mais tout le
monde, y compris des quotidiens peu susceptibles d'être
anti-macristes, comme La Nación. L'affaire se retrouve même à la
une des quotidiens uruguayens, puisque Victor Hugo est né dans la
République orientale. La décision est d'autant plus choquante que
cette émission matinale était celle qui avait la plus forte
audience. On peut même parler d'une véritable institution dans le
pays.
Pour aller plus loin :
lire l'article de une de Página/12 qui
consacre à l'affaire cinq articles ce matin, dont un sur les soutiens apportés au journaliste et un autre sur les décisions de justice contre la dissolution de l'AFSCA
lire l'article de Clarín, qui donne in
extenso les 13 minutes d'explications fournies en direct à
l'antenne de Radio Continental par Victor Hugo Morales (difficile
dans ce cas de parler de censure anti-démocratique de Clarín que le
journaliste dénonce si vertement. De deux choses l'une, ou
c'est très habile de la part de Clarín pour ne pas donner raison à son accusateur ou c'est
l'analyse de Victor Hugo Morales qui est fausse). Il y eu un temps où la rédaction de ce journal se serait ouvertement félicité de son éviction avec des arguments du type "bien fait pour lui". Rien sur cette affaire à la une de ce matin.
lire l'article de La Nación, qui
rapporte les déclarations de Victor Hugo Morales sans les commenter.
Le journal ne fait même pas mine de justifier la décision de Radio
Continental et publie lui aussi, comme Página/12, un article neutre
sur les décisions judiciaires concernant l'AFSCA, sans accuser les
juges de partialité contre le Gouvernement (ce que le titre n'hésite
pourtant pas à faire dans d'autres cas). C'est aussi ce quotidien qui se fait l'écho d'un moment de panique chez les salariés de la Casa Rosada, empêchés d'entrer dans les locaux hier matin... Plus de peur que de mal : le système de sécurité va changer et l'interdiction n'était qu'un dysfonctionnement dû à ces opérations techniques pendant le week-end. Mais il y a une telle psychose du licenciement des salariés embauchés sous Cristina que certains ont cru qu'ils avaient été renvoyés sans même le savoir...
lire l'article de El País, qui
incorpore la vidéo du studio où Victor Hugo comprend qu'il est
remercié et se précipite dans le studio voisin (où le cameraman
le suit en courant du mieux qu'il peut)
lire l'article de El Observador.
Ajout du 13 janvier 2016 :
Lire l'article de Página/12 sur le succès de la manifestation en faveur de Victor Hugo Morales hier sur Plaza de Mayo.
Ajouts du 16 janvier 2016 :
Lire la longue interview que Hernán Lombardi a accordée il y a quelques jours, une nouvelle fois, à La Nación sur sa politique à l'égard de Radio Nacional, au cours de laquelle il a annoncé que Victor Hugo Morales allait continuer à animer ses émissions sur Radio Clásica, la station consacrée à la musique classique du groupe Radio Nacional.
Ajout du 13 janvier 2016 :
Lire l'article de Página/12 sur le succès de la manifestation en faveur de Victor Hugo Morales hier sur Plaza de Mayo.
Ajouts du 16 janvier 2016 :
Lire la longue interview que Hernán Lombardi a accordée il y a quelques jours, une nouvelle fois, à La Nación sur sa politique à l'égard de Radio Nacional, au cours de laquelle il a annoncé que Victor Hugo Morales allait continuer à animer ses émissions sur Radio Clásica, la station consacrée à la musique classique du groupe Radio Nacional.
Cela lui a valu une réplique verte de Morales, qui le traite d'hypocrite. La raison ? Voilà quinze ans qu'il anime ces émissions de Radio Nacional sans toucher un sou... La réplique est à lire,elle aussi, dans La Nación.
Ajout du 17 janvier 2016 :
La Nación nous raconte que Victor Hugo Morales vient de donner sa version des faits au micro de la 11.10, la radio généraliste publique de la Ville autonome de Buenos Aires (donc sous tutelle d'un gouvernement macriste), et qu'avec un sens non dissimulé de la provocation, il a lancé un défi à Hernán Lombardi : il annonce son retrait de Radio Nacional, sur l'antenne Clásica de laquelle il animait depuis plusieurs années une émission à titre gracieux (il ne veut pas être la caution de Lombardi et d'un pluralisme dont il nie l'existence effective), et promet d'accepter toute proposition d'émission quotidienne en prime-time sur TV Pública dès lors qu'il pourra l'animer avec les journalistes de 678, le talk-show hyper-kirchneriste qui n'existe plus depuis la fin de l'année dernière et qui donne des boutons à tous ceux qui ont voté pour l'alliance Cambiemos menée par Mauricio Macri (entre autres, parce qu'ils en avaient ras-le-bol de cette émission).
Ajout du 17 janvier 2016 :
La Nación nous raconte que Victor Hugo Morales vient de donner sa version des faits au micro de la 11.10, la radio généraliste publique de la Ville autonome de Buenos Aires (donc sous tutelle d'un gouvernement macriste), et qu'avec un sens non dissimulé de la provocation, il a lancé un défi à Hernán Lombardi : il annonce son retrait de Radio Nacional, sur l'antenne Clásica de laquelle il animait depuis plusieurs années une émission à titre gracieux (il ne veut pas être la caution de Lombardi et d'un pluralisme dont il nie l'existence effective), et promet d'accepter toute proposition d'émission quotidienne en prime-time sur TV Pública dès lors qu'il pourra l'animer avec les journalistes de 678, le talk-show hyper-kirchneriste qui n'existe plus depuis la fin de l'année dernière et qui donne des boutons à tous ceux qui ont voté pour l'alliance Cambiemos menée par Mauricio Macri (entre autres, parce qu'ils en avaient ras-le-bol de cette émission).
(1) Lui aurait-on donné des consignes
sur le contenu politique de son émission ou demandé de modérer son
ton, délibérément polémique, et aurait-il refusé de se plier à
un tel changement ? Il ne me paraît pas douteux qu'il ne soit
pas homme à accepter de recevoir des consignes sur le contenu de son
émission. Aurait-il reçu des injonctions paradoxales comme le
pratique souvent un patron qui veut se séparer d'un salarié et
cherche à le pousser à la faute ? Il n'est pas interdit d'y
penser lorsqu'on écoute la manière dont il explose.
(2) Personnellement, lorsque je lis la
presse, je n'ai pas l'impression qu'il y ait une censure. Je vois des
articles qui critiquent le pouvoir en place et pas seulement dans
Página/12 (qui ne critiquait jamais l'ancienne majorité). En
revanche, ce qui a changé, c'est que dans La Nación, la critique de
l'opposition est moins virulente qu'elle n'était quand cette
opposition était la majorité. J'ai l'impression de retrouver dans
un journal comme celui-là quelque chose qui ressemble davantage
qu'auparavant à un quotidien de vieille démocratie, comme il en
existe chez nous. Comme si les journalistes retrouvaient ou
trouvaient un certain équilibre.
(3) Dans une affaire de droits de
retransmission d'un match de foot qui remonte à Mathusalem, le
journaliste a été poursuivi par le groupe Clarín d'une manière
très exagérée et le groupe médiatique a obtenu sa condamnation à
une indemnisation démesurée, qu'il ne sera sans doute jamais en
capacité de payer. Un peu comme la Société Générale contre
Jérôme Kerviel. Est-ce pour cette raison que le journaliste n'a pas
voulu quitter son poste lorsque la radio lui proposait un pont d'or,
parce qu'il a besoin de continuer à gagner sa vie pour faire face à
ces échéances disproportionnées ? Dans ce cas on pourrait
comprendre ce que ses déclarations ont de confus après la lecture
par le petit huissier qui regarde le bout de ses chaussures puis son
interminable diatribe au micro du collègue...
(4) L'un des trois fugitifs a été
repris ce week-end et on a cru pendant quelques heures que la capture
concernait les trois détenus en cavale. Il semble qu'il y ait eu un
raté dans la transmission d'information entre les forces de police
sur le terrain et le ministère de la Sécurité dont elles
dépendent. Mais ce n'est pas non plus le mensonge du siècle !
(5) C'en est une. Toute petite. Mais
qu'on le veuille ou non, remettre la main sur des évadés est une
victoire de l'Etat de droit même s'il vaudrait mieux que les
évasions n'aient pas lieu. Pourtant il y aura toujours des évasions,
partout où il y aura des prisons. Le 0 défaut n'existe pas plus que
le 0 risque. Et reprocher à un gouvernement de se féliciter de voir
reconduits en prison des malfaiteurs évadés, c'est de la mauvaise
foi.