mardi 12 janvier 2016

Une vedette de la radio limogée presque en direct [Actu]

En gros titre : "C'est la liberté d'expression qui est attaquée"
Dans la manchette du haut,
la fin de la cavale des deux fugitifs qui restaient dans la nature
mais qui ne pouvaient plus bouger. Ils ont été cueillis sans résistance,
là où leur complice l'avait été 48 heures avant.
Ils étaient épuisés, assoiffés, morts de faim...

Cela s'est passé hier matin, vers 8h40 (heure argentine), au prix d'un évident manque de tact (pour ne pas dire plus) de la part de Radio Continental : vingt minutes avant qu'il ne s'installe au micro pour son marathon quotidien qu'il anime chaque matin en direct depuis neuf ans, de 9h à 13h, le journaliste argentino-uruguayen Victor Hugo Morales a vu entrer dans le studio un huissier de justice, accompagné d'un représentant de l'actionnaire, qui a aussitôt demandé au cameraman qui filme l'émission d'arrêter de tourner sous prétexte qu'il s'agissait d'une affaire privée. On entend quelqu'un répliquer qu'il s'agit au contraire d'une chose très publique et on voit alors arriver près du petit bonhomme d'huissier dans ses petits souliers le géant qu'est Victor Hugo Morales, qui comprend déjà ce qui se trame. Horriblement gêné, l'huissier lit alors d'une voix à peine audible l'acte officiel, qui fait office de lettre de licenciement, mettant ainsi fin, sans préavis, au contrat du journaliste, qui travaille depuis 30 ans sur cette antenne.

Victor Hugo Morales, c'est un géant de la radio argentine, une grande vedette médiatique (et je ne parle par seulement de sa taille physique), un homme passionné et très cultivé, capable de parler d'histoire, de musique, de littérature comme de football. C'est lui, l'auteur du commentaire légendaire de ce but mythique que Diego Maradona marqua de la main en 1986 au Mexique (Goooooooooooooooooooooooooolll). L'huissier n'a pas fini de parler que Victor Hugo, comme l'appellent ses nombreux admirateurs, se précipite dans un studio voisin et interrompt l'émission en cours pour annoncer en direct son licenciement. Une tranche de publicité est lancée à l'antenne et couvre alors ses paroles. On le voit attendre au milieu de confrères et collègues éberlués et très affectés puis à la fin de la publicité, il reprend la parole pour donner sa version des faits, pendant 13 minutes. C'est une logorrhée quelque peu répétitive, où l'on perçoit l'émotion de l'homme et sa colère et où les accusations pleuvent contre le Gouvernement en place, contre le groupe Clarín, contre le danger qui menacerait la démocratie et la liberté d'expression.

Le journal de Montevideo titre (à droite)
"Limogeage de Victor Hugo : on soupçonne de possibles pressions de Macri"
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En Argentine, le scandale est immense. L'émission était l'une des plus écoutées dans la grille de Radio Continental et l'homme, qui est victime de ce mauvais procédé, est une référence de l'antenne.

Sur le plan politique, Morales est proche du kirchnerisme, il est plus sympathisant de la cause que militant au sens propre, et il n'a pas ménagé ses critiques contre Mauricio Macri depuis l'élection de celui-ci. Dans l'opposition, on a donc tôt fait d'attribuer cette expulsion de l'antenne à une pression exercée par le Président Macri sur les dirigeants de la radio (bien entendu, rien n'est prouvé). Au cours de la dernière année, Victor Hugo s'est en aussi pris dans un livre au journal Clarín, dont le groupe était visé par la loi des médias (ley de medios), destinée à interdire la constitution de groupes médiatiques si puissants qu'ils écrasent la liberté et la diversité de l'information.

Le journaliste se déclare donc victime d'une répression idéologique et il est vrai qu'en plus d'être brutal et vexatoire, son licenciement est très mal justifié : de prétendus manquements aux obligations contractuelles alors qu'il a assuré son émission tous les jours pendant neuf ans et que son contrat n'arrivait à échéance que le 31 décembre 2016 (1). Dans la foulée de l'humiliante lecture du billet de licenciement devant témoins, le journaliste a affirmé que dès le lendemain du second tour de l'élection présidentielle, donc à la fin novembre, la direction de la station lui avait offert sept millions de pesos en guise d'indemnité contre sa démission (une somme astronomique). Il a refusé le marché mais, du coup, il ne peut se dire surpris de la cessation du contrat, mais seulement des formes, exécrables, et du moment choisi, qui est non seulement un manque de respect à Victor Hugo Morales, à ses invités du jour et à l'équipe technique, mais également aux auditeurs fidèles qui attendaient leur rendez-vous quotidien.

La Nación a préféré un petit titre, en bas, au centre
La vedette est pour la capture des deux fugitifs,
et en haut à gauche, la manchette est consacrée à David Bowie
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Ce départ contraint est-il, comme croit le comprendre l'intéressé, une conséquence de l'absorption de Radio Continental par la chaîne de télévision privée Canal 9 ? Est-ce, comme il le claironne, le pendant à la radio de la fin de l'émission ultra-kirchneriste 678 sur TV Pública ? Est-ce, comme il l'affirme, le tocsin pour la liberté d'expression des journalistes en Argentine ? (2) Serait-ce le résultat, comme il le suggère, d'un vaste complot entre Clarín, le gouvernement national, celui de Córdoba et celui de Mendoza, et une partie de la magistrature pour le mettre sur la paille, façon Bernard Tapie et le Crédit Lyonnais ? (3) Après avoir vu et écouté ce qu'il s'est passé, je n'en mettrais tout de même pas ma main au feu. En effet, il a pu tout de même s'exprimer encore pendant un quart d'heure sur le temps d'antenne d'un autre producteur auquel il n'a pas demandé la permission de prendre la parole. Et ce quart d'heure est mis en ligne, en écoute libre, directement sur le site du journal Clarín, pourtant ouvertement accusé par Victor Hugo d'être derrière tout ça...

Il se trouve que la grossière et brutale décision de Radio Continental tombe en plein milieu d'un fait divers qui a beaucoup occupé les médias pendant plus d'une semaine, une spectaculaire évasion dont je vois mal comment on pourrait l'attribuer au nouveau gouvernement (qui n'était pas en charge de l'administration pénitentiaire dans la Province de Buenos Aires), où je vois mal comment on peut reprocher  à la ministre de la Sécurité une bavure de communication ce week-end comme s'il s'agissait d'un crime scandaleux (4) ni que la capture des trois fugitifs soit présentée comme une victoire contre le trafic de stupéfiants (5). Il tombe aussi en plein milieu de la querelle sur la dissolution par décret de l'AFSCA, la haute autorité créée par la ley de medios, une dissolution que plusieurs référés judiciaires contestent formellement sans que l'Exécutif en ait tenu le moindre compte dans ses dernières décisions (voir mon article du 31 décembre 2016). Or d'après les propos à chaud du journaliste viré, son licenciement pourrait être une diversion à tout cela et correspondre à une volonté de le faire taire pour qu'il ne puisse plus dénoncer ces mascarades... Cela me paraît bien léger !

De nombreuses personnalités marquées à gauche, dont Estela de Carlotto, la pourtant conciliante présidente de Abuelas de Plaza de Mayo, pour qui la coupe semble être sur le point de déborder, et le très peu contestable prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel, ont fait connaître publiquement leur soutien au journaliste viré avec aussi peu de respect humain. Christina Kirchner et son fils, Máximo, aujourd'hui député national pour la Province de Santa Cruz, ont exprimé aussi leur émotion depuis leurs vacances en Patagonie.
L'opposition appelle à une manifestation sur Plaza de Mayo aujourd'hui à 18h. Le scandale est d'autant plus fort qu'on se trouve en plein été, une époque de l'année où il est difficile de mobiliser les gens et que le Congrès ne siège pas non plus, ce qui rend l'opposition institutionnellement muette. Tout cela fait décidément très mauvais genre.

Miguel Rep a signé la dernière page de Página/12
Le dessinateur reprend le slogan de la campagne contre la violence faite aux femmes
Ni una menos (pas une de moins)
La pancarte dit : "Pas un(e) journaliste de moins"

Cet arrêt soudain d'une émission très populaire n'a pas pris de court le journaliste seul mais tout le monde, y compris des quotidiens peu susceptibles d'être anti-macristes, comme La Nación. L'affaire se retrouve même à la une des quotidiens uruguayens, puisque Victor Hugo est né dans la République orientale. La décision est d'autant plus choquante que cette émission matinale était celle qui avait la plus forte audience. On peut même parler d'une véritable institution dans le pays.

Pour aller plus loin :
lire l'article de une de Página/12 qui consacre à l'affaire cinq articles ce matin, dont un sur les soutiens apportés au journaliste et un autre sur les décisions de justice contre la dissolution de l'AFSCA
lire l'article de Clarín, qui donne in extenso les 13 minutes d'explications fournies en direct à l'antenne de Radio Continental par Victor Hugo Morales (difficile dans ce cas de parler de censure anti-démocratique de Clarín que le journaliste dénonce si vertement. De deux choses l'une, ou c'est très habile de la part de Clarín pour ne pas donner raison à son accusateur ou c'est l'analyse de Victor Hugo Morales qui est fausse). Il y eu un temps où la rédaction de ce journal se serait ouvertement félicité de son éviction avec des arguments du type "bien fait pour lui". Rien sur cette affaire à la une de ce matin.
lire l'article de La Nación, qui rapporte les déclarations de Victor Hugo Morales sans les commenter. Le journal ne fait même pas mine de justifier la décision de Radio Continental et publie lui aussi, comme Página/12, un article neutre sur les décisions judiciaires concernant l'AFSCA, sans accuser les juges de partialité contre le Gouvernement (ce que le titre n'hésite pourtant pas à faire dans d'autres cas). C'est aussi ce quotidien qui se fait l'écho d'un moment de panique chez les salariés de la Casa Rosada, empêchés d'entrer dans les locaux hier matin... Plus de peur que de mal : le système de sécurité va changer et l'interdiction n'était qu'un dysfonctionnement dû à ces opérations techniques pendant le week-end. Mais il y a une telle psychose du licenciement des salariés embauchés sous Cristina que certains ont cru qu'ils avaient été renvoyés sans même le savoir...
lire l'article de El País, qui incorpore la vidéo du studio où Victor Hugo comprend qu'il est remercié et se précipite dans le studio voisin (où le cameraman le suit en courant du mieux qu'il peut)
lire l'article de El Observador.

Ajout du 13 janvier 2016 :
Lire l'article de Página/12 sur le succès de la manifestation en faveur de Victor Hugo Morales hier sur Plaza de Mayo.

Ajouts du 16 janvier 2016 :
Lire la longue interview que Hernán Lombardi a accordée il y a quelques jours, une nouvelle fois, à La Nación sur sa politique à l'égard de Radio Nacional, au cours de laquelle il a annoncé que Victor Hugo Morales allait continuer à animer ses émissions sur Radio Clásica, la station consacrée à la musique classique du groupe Radio Nacional.
Cela lui a valu une réplique verte de Morales, qui le traite d'hypocrite. La raison ? Voilà quinze ans qu'il anime ces émissions de Radio Nacional sans toucher un sou... La réplique est à lire,elle aussi, dans La Nación.

Ajout du 17 janvier 2016 :
La Nación nous raconte que Victor Hugo Morales vient de donner sa version des faits au micro de la 11.10, la radio généraliste publique de la Ville autonome de Buenos Aires (donc sous tutelle d'un gouvernement macriste), et qu'avec un sens non dissimulé de la provocation, il a lancé un défi à Hernán Lombardi : il annonce son retrait de Radio Nacional, sur l'antenne Clásica de laquelle il animait depuis plusieurs années une émission à titre gracieux (il ne veut pas être la caution de Lombardi et d'un pluralisme dont il nie l'existence effective), et promet d'accepter toute proposition d'émission quotidienne en prime-time sur TV Pública dès lors qu'il pourra l'animer avec les journalistes de 678, le talk-show hyper-kirchneriste qui n'existe plus depuis la fin de l'année dernière et qui donne des boutons à tous ceux qui ont voté pour l'alliance Cambiemos menée par Mauricio Macri (entre autres, parce qu'ils en avaient ras-le-bol de cette émission).


(1) Lui aurait-on donné des consignes sur le contenu politique de son émission ou demandé de modérer son ton, délibérément polémique, et aurait-il refusé de se plier à un tel changement ? Il ne me paraît pas douteux qu'il ne soit pas homme à accepter de recevoir des consignes sur le contenu de son émission. Aurait-il reçu des injonctions paradoxales comme le pratique souvent un patron qui veut se séparer d'un salarié et cherche à le pousser à la faute ? Il n'est pas interdit d'y penser lorsqu'on écoute la manière dont il explose.
(2) Personnellement, lorsque je lis la presse, je n'ai pas l'impression qu'il y ait une censure. Je vois des articles qui critiquent le pouvoir en place et pas seulement dans Página/12 (qui ne critiquait jamais l'ancienne majorité). En revanche, ce qui a changé, c'est que dans La Nación, la critique de l'opposition est moins virulente qu'elle n'était quand cette opposition était la majorité. J'ai l'impression de retrouver dans un journal comme celui-là quelque chose qui ressemble davantage qu'auparavant à un quotidien de vieille démocratie, comme il en existe chez nous. Comme si les journalistes retrouvaient ou trouvaient un certain équilibre.
(3) Dans une affaire de droits de retransmission d'un match de foot qui remonte à Mathusalem, le journaliste a été poursuivi par le groupe Clarín d'une manière très exagérée et le groupe médiatique a obtenu sa condamnation à une indemnisation démesurée, qu'il ne sera sans doute jamais en capacité de payer. Un peu comme la Société Générale contre Jérôme Kerviel. Est-ce pour cette raison que le journaliste n'a pas voulu quitter son poste lorsque la radio lui proposait un pont d'or, parce qu'il a besoin de continuer à gagner sa vie pour faire face à ces échéances disproportionnées ? Dans ce cas on pourrait comprendre ce que ses déclarations ont de confus après la lecture par le petit huissier qui regarde le bout de ses chaussures puis son interminable diatribe au micro du collègue...
(4) L'un des trois fugitifs a été repris ce week-end et on a cru pendant quelques heures que la capture concernait les trois détenus en cavale. Il semble qu'il y ait eu un raté dans la transmission d'information entre les forces de police sur le terrain et le ministère de la Sécurité dont elles dépendent. Mais ce n'est pas non plus le mensonge du siècle !
(5) C'en est une. Toute petite. Mais qu'on le veuille ou non, remettre la main sur des évadés est une victoire de l'Etat de droit même s'il vaudrait mieux que les évasions n'aient pas lieu. Pourtant il y aura toujours des évasions, partout où il y aura des prisons. Le 0 défaut n'existe pas plus que le 0 risque. Et reprocher à un gouvernement de se féliciter de voir reconduits en prison des malfaiteurs évadés, c'est de la mauvaise foi.