samedi 25 juillet 2020

Un quart de siècle sans Osvaldo Pugliese [Troesmas]

Ce buste est installé sur Avenida Corrientes à Buenos Aires
à l'entrée de Villa Crespo, le quartier natal de Pugliese
Sur la plaque du Parti Communiste Argentin, on lit :
"On dit qu'il avait un pacte avec le tango,
un pacte avec le peuple,
un pacte avec la vie"

Il y a vingt-cinq ans, à quelques mois de son quatre-vingt-dixième anniversaire, disparaissait Osvaldo Pugliese (19005-1995), l’un des grands maîtres de la Guardia Nueva, le courant moderniste et polyphonique du tango apparu dans les années 1920 sous l’impulsion de Julio de Caro (1).

Une de Clarín le 26 juillet 1995, ornée d'une caricature
signée Hermenegildo Sábat, le grand dessinateur de presse de la rédaction
En haut à droite, l'attentat du RER B à la station Saint-Michel la veille
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Grand compositeur, grand pianiste, militant communiste depuis 1936 par solidarité envers la République espagnole menacée par un coup d’État militaire soutenu par les régimes fasciste et nazi, co-fondateur du syndicat argentin des musiciens, fondateur d’un orchestre-coopérative qui portait son nom et qui a laissé son empreinte indélébile dans la musique de Buenos Aires, Osvaldo Pugliese est l’un de ces maîtres dont se réclame aujourd’hui toute une génération de musiciens, de vingt à cinquante ans, qui sont le visage contemporain du tango et qui travaillent eux aussi en coopérative pour se donner la force collective de résister à la pression du système économique dominant à cause duquel tant d’autres artistes, solistes et groupes, sont contraints à concéder des compromissions et à trahir leurs convictions artistiques pour pouvoir manger.

Le "petit musée" de doña Lidia, dans l'appartement du couple
Elle m'avait autorisée à prendre quelques photos en août 2007

Osvaldo Pugliese, c’est Recuerdo (1924) et La Yumba (1939), les deux morceaux qui caractérisent le mieux son style. Ce mélange subtil entre la virilité du rythme et la douceur de la mélodie lui permit de revitaliser, lors d’une tournée au Japon, une valse jusqu’à lui abonnée aux interprétations sirupeuses, Desde el Alma (du fond de l’âme), de Rosita Melo (qui repose non loin de lui au cimetière de La Chacarita, à Buenos Aires).
Autre caractéristique de sa musique : la finale tanguera classique à deux notes (le fameux chan chan final, traduisez « tsoin tsoin ») s’est chez lui progressivement réduite à une seule note, la première, suivie d’un presque silence qui est encore de la musique.

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Deux quotidiens lui rendent hommage ce matin : Página/12 et La Nación, qui va jusqu’à mettre son hommage en manchette au-dessus de la une.

Les deux journaux ont battu le rappel des experts et des anciens musiciens de Pugliese pour rendre compte de la profusion de l’œuvre et de la complexité du souvenir qu’il a laissé, puisque cet athée convaincu (et tolérant) est devenu San Pugliese, que de nombreux Argentins invoquent contre le mauvais sort ou la simple malchance et que la plupart des musiciens considèrent comme leur saint protecteur (2). Nombreux sont en effet les artistes à l’invoquer par trois fois avant d’entrer en scène. Et même si doña Lidia, sa veuve, en a ri lorsqu’elle a appris qu’on avait ainsi canonisé son défunt époux, c’est bel et bien elle qui a tenu à m’offrir l’une des deux images pieuses que je possède et elle m’a raconté à cette occasion des témoignages que lui avaient confiés plusieurs personnes persuadées d’avoir été exaucées après être venues prier sur la tombe du Maestro !


La prière qui figure au dos de l’image rappelle bien entendu les prières pleine d’humour potache de l’Église maradonienne (voir mon article du 9 février 2009) :

"Protégenos de todo aquel que no escucha. Ampáranos de la mufa de los que insisten con la patita de pollo nacional. Ayúdanos a entrar en la armonía e ilumínanos para que no sea la desgracia la única acción cooperativa. Llévanos con tu misterio hacia una pasión que nos parta los huesos y no nos deje en silencio mirando un bandoneón sobre una silla".

Protège-nous de tout ce qui est sourd. Sois notre abri contre le mauvais sort de ceux qui insistent [pour faire usage] de la patte de poulet nationale. Aide-nous à entrer en harmonie et sois notre lumière afin que le malheur ne soit pas la seule action coopérative. Entraîne-nous dans ton mystère vers une passion qui nous déchire et ne nous laisse pas regarder en silence un bandonéon sur une chaise. (3)
Traduction © Denise Anne Clavilier

Bien entendu, l’envergure artistique du compositeur fait qu’il est amplement présent dans l’anthologie que j’ai publiée en 2010 : Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins (Éditions du Jasmin).

Cimetière de La Chacarita (Buenos Aires), carré des grands artistes populaires
Le monument, qui date de juillet 1996, a été bâti grâce à une souscription publique.
Son luxe inouï dit fort bien la popularité dont jouissait le musicien

Pour en savoir plus :
lire le témoignage du dernier chanteur de son orchestre, Abel Córdoba, dans Página/12
sur Todo Tango, vous trouverez un vaste choix d’enregistrements, de partitions et de concerts filmés et disponibles sur Youtube. Un délice pour mélomanes.



(1) C’est ce qui, au sens historique, fait de Osvaldo Pugliese le deuxième créateur de cette réinvention du genre qui correspond au moment où les musiciens professionnels s’en sont emparés.
(2) Ce syncrétisme est un phénomène attesté partout en Argentine où des pratiques religieuses précolombiennes ou des événement historiques locaux sont christianisées en dehors de l’Église catholique comme on peut le voir avec le Gauchito Gil, la Defunta Correa et donc, au cœur même d’une mégalopole comme Buenos Aires, San Pugliese.
(3) Ce texte suit le rythme du Notre Père en espagnol et fait allusion tant à des us et coutumes locaux (la patte de poulet à laquelle on attribue les mêmes pouvoirs que notre patte de lapin) qu’à sa musique si reconnaissable et évoque la scène du concert avant l’entrée des musiciens.