Il y a vingt-cinq ans, à quelques mois de son
quatre-vingt-dixième anniversaire, disparaissait Osvaldo Pugliese
(19005-1995), l’un des grands maîtres de la Guardia Nueva, le
courant moderniste et polyphonique du tango apparu dans les années
1920 sous l’impulsion de
Julio de Caro (1).
Grand
compositeur, grand pianiste, militant communiste depuis 1936 par
solidarité envers la République espagnole menacée par un coup
d’État militaire soutenu par les régimes
fasciste et nazi, co-fondateur du syndicat
argentin des musiciens, fondateur d’un orchestre-coopérative qui
portait son nom et qui a laissé son empreinte indélébile
dans la musique de Buenos Aires, Osvaldo Pugliese est l’un de ces
maîtres dont se réclame aujourd’hui toute une génération de
musiciens, de vingt à cinquante ans,
qui sont le visage contemporain du tango et qui travaillent
eux aussi en coopérative pour se donner la
force collective de résister à la pression du système économique
dominant à cause duquel tant d’autres artistes, solistes
et groupes, sont contraints à concéder
des compromissions et
à trahir leurs convictions artistiques pour pouvoir manger.
Le "petit musée" de doña Lidia, dans l'appartement du couple Elle m'avait autorisée à prendre quelques photos en août 2007 |
Osvaldo
Pugliese, c’est Recuerdo
(1924) et La Yumba
(1939), les deux morceaux qui
caractérisent le mieux son style. Ce
mélange subtil entre
la virilité du rythme et la douceur de la mélodie lui permit de
revitaliser, lors d’une tournée au Japon, une valse jusqu’à lui
abonnée aux interprétations sirupeuses, Desde
el Alma (du fond de l’âme), de
Rosita Melo (qui repose non loin de lui au cimetière de La
Chacarita, à Buenos Aires).
Autre
caractéristique de sa musique : la finale tanguera classique à
deux notes (le fameux chan chan
final, traduisez « tsoin tsoin ») s’est chez lui
progressivement réduite à une seule note, la première, suivie d’un
presque silence
qui est encore de
la musique.
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Deux
quotidiens lui rendent hommage ce matin : Página/12
et La Nación,
qui va jusqu’à mettre son hommage en manchette au-dessus de la
une.
Les
deux journaux ont battu le rappel des experts et des anciens
musiciens de Pugliese pour rendre compte de la profusion de l’œuvre
et de la complexité du souvenir qu’il a laissé, puisque cet athée
convaincu (et tolérant) est devenu San Pugliese, que de nombreux
Argentins invoquent contre le mauvais sort ou la simple malchance et
que la plupart des musiciens considèrent comme leur saint protecteur
(2).
Nombreux sont en effet les
artistes à l’invoquer par trois fois avant d’entrer en scène.
Et même si doña Lidia, sa veuve, en a ri lorsqu’elle a appris qu’on
avait ainsi canonisé son défunt époux,
c’est bel et bien elle qui a tenu à
m’offrir l’une des deux images pieuses
que je possède et elle m’a raconté à cette occasion des
témoignages que lui avaient confiés plusieurs personnes persuadées
d’avoir été exaucées après être venues prier sur la tombe du
Maestro !
La
prière qui figure au dos de l’image rappelle bien entendu les
prières pleine d’humour potache de
l’Église maradonienne
(voir mon article du 9 février 2009) :
"Protégenos
de todo aquel que no
escucha. Ampáranos de la mufa de los que insisten con la patita de
pollo nacional. Ayúdanos a entrar en la armonía e ilumínanos para
que no sea la desgracia la única acción cooperativa. Llévanos con
tu misterio hacia una pasión que nos parta los huesos y no nos deje
en silencio mirando un bandoneón sobre una silla".
Protège-nous
de tout ce qui est sourd. Sois
notre abri
contre le mauvais sort de ceux qui insistent [pour faire usage] de la
patte de poulet nationale. Aide-nous à entrer en
harmonie
et sois
notre lumière
afin
que
le malheur ne soit pas la seule action coopérative. Entraîne-nous
dans ton mystère vers une passion qui nous déchire et ne nous
laisse pas regarder en
silence un
bandonéon sur une chaise. (3)
Traduction
© Denise Anne Clavilier
Bien
entendu, l’envergure
artistique du compositeur
fait qu’il est amplement présent dans l’anthologie que j’ai
publiée en 2010 : Barrio
de Tango, recueil bilingue de tangos argentins
(Éditions du Jasmin).
Pour
en savoir plus :
lire
l’article de Página/12
sur
Todo Tango, vous trouverez un vaste choix d’enregistrements, de
partitions et de concerts filmés et disponibles
sur Youtube. Un délice pour mélomanes.
(1)
C’est ce qui, au sens historique, fait de Osvaldo Pugliese le
deuxième créateur de cette réinvention du genre qui correspond au
moment où les musiciens professionnels s’en sont emparés.
(2)
Ce syncrétisme est un phénomène attesté partout en Argentine où
des pratiques religieuses précolombiennes ou des événement
historiques locaux sont christianisées en dehors de l’Église
catholique comme on peut le voir avec le Gauchito Gil, la Defunta
Correa et
donc,
au cœur même d’une mégalopole comme
Buenos Aires,
San Pugliese.
(3)
Ce texte suit le rythme du Notre Père en espagnol et fait allusion
tant à des us et coutumes locaux (la patte de poulet à
laquelle on attribue les mêmes pouvoirs que
notre patte de lapin) qu’à sa musique si reconnaissable et évoque
la scène du concert avant l’entrée des musiciens.