On attendait ce projet depuis le discours de
prestation de serment le 10 décembre dernier et il faut croire que
l’opposition de droite le redoutait car elle a sorti la grosse
artillerie avant même que le président Alberto Fernández ait
terminé son allocution de présentation.
Un
projet de loi vient d’être présenté au public avant d’être
envoyé au bureau du Congrès. Une présentation qui fait couler pas
mal d’encre car elle s’est faite en l’absence de tout
représentant de l’opposition néolibérale or Alberto Fernández a
fini par nous habituer à le voir consulter tout le monde tant le
mode sanitaire occupe le devant de la scène depuis le mois de mars.
On aurait pu aussi s’attendre à ce que la Cour suprême soit là
au grand complet et il n’en est rien. Seule la juge Elena Highton
de Nolasco a fait acte de présence, pourtant elle n’est pas
connue, c’est le moins qu’on puisse dire, pour ses positions de
gauche et elle ne préside pas la Haute Cour. Ses quatre collègues se sont abstenus de paraître à la
Casa Rosada.
Dans
son discours, le président a souligné le manque d’indépendance
institutionnelle qui a caractérisé le pouvoir judiciaire depuis
l’Indépendance et n’a fait que s’aggraver au cours des quatre
dernières années (2015-2019). Mauricio Macri, son prédécesseur,
en a pris pour son grade alors que les ennuis judiciaires volent en
escadrille au-dessus de lui pour des affaires autrement plus graves que
les scandales de corruption et d'enrichissement personnel qui pèsent sur Cristina Kirchner) (1).
Conformément à ce qu’on pouvait imaginer, le président a aussi
souligné les réformes de ses prédécesseurs de gauche : Raúl
Alfonsín qui a lancé les procès contre les criminels de la
dernière Dictature militaire, Néstor Kirchner qui a fait modifier
le fonctionnement de la Cour suprême et Cristina Kirchner,
aujourd’hui vice-présidente, qui s’est efforcé de moderniser
les institutions judiciaires nationales.
Si
ce projet est adopté, la justice fédérale va changer en
Argentine : actuellement douze juges fédéraux exercent pour
tout le pays. C’est très peu pour un pays d’environ 46 millions
d’habitants et cela forme un trop petit monde pour éviter les
ententes et les pressions partisanes entre eux. Avec cette
réforme, l’Argentine comptera vingt-trois cabinets
d’instruction, ce qui permettra de mieux répartir les affaires qui
sont attribuées par tirage au sort, avec possibilité pour le
magistrat ainsi désigné de se récuser, notamment en cas de conflit
d’intérêts ou de risque de soupçon de partialité.
Une
nouvelle chambre pénale va être créée par la fusion de deux
circuits jusque là séparés : d’une part les crimes de sang
et la délinquance crapuleuse, d’autre part la délinquance en col
blanc. Ainsi les justiciables poursuivis pour des activités
économiques illégales relèveront-ils d’un même code pénal. Le
col blanc côtoiera ainsi les crapules de bas étage, accusés
d’homicide ou d’escroquerie à la petit semaine. Visiblement, la
droite néolibérale n’apprécie guère ce changement de régime !
Pourtant, il devrait permettre de traiter les malfaiteurs à égalité
alors qu’aujourd’hui, les personnes poursuivis dans des affaires
économiques parviennent plus facilement à s’en sortir, peut-être
du fait de leurs relations mondaines, puisque de nombreux magistrats
fréquentent les mêmes clubs exclusifs, les mêmes golfs, les mêmes
manèges à chevaux, les mêmes rangs dans les avions des vols long
courrier, les mêmes hôtels de luxe à l’étranger…
Il
sera créé un Conseil de sages pour éclairer le pouvoir exécutif
sur les questions relevant du juridique.
Sur la photo, on voit le président qui écoute Elena Highton "On configure un nouveau Palais de Justice" Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
En
revanche, à ce stade, l’Argentine demeure dans la même
philosophie juridique du droit romain qui caractérise sa tradition
depuis les temps coloniaux. Le magistrat d’instruction et de
jugement préside les débats, interroge et décide. Le 10 décembre,
dans son discours de prise de fonction, le président avait annoncé
une réforme vers le droit de tradition anglaise, où le juge se
contente d’arbitrer les débats exclusivement menés par les
parties en présence (parquet, parties civiles et défense).
Depuis
hier soir, la presse mainstream
ne cache pas son hostilité à ce projet et se lance ce matin dans de
très nombreux procès d’intention contre les conseillers du
président et surtout contre Cristina Kirchner dont ils supposent
qu’elle est à la manœuvre. Toujours cette idée que le président
en fonction n’est pas capable de prendre ses décisions seul et ne
peut qu’être la marionnette d’autres acteurs. On lui avait fait
le même procès à elle, prétendant que son mari gouvernait à sa
place. On se demande bien dès lors pourquoi il ne s’était pas
représenté après son premier mandat.
Pour
aller plus loin :
lire
le communiqué de la Casa Rosada, qui propose l’intégralité du
discours du président, sous format de texte et de vidéo.
Ajout du 1er
août 2020 :
lire cette interview de la ministre de la Justice à Página/12 où elle explique la réforme.
(1)
L’ancien président est soupçonné d’avoir mis l’appareil
d’État presque au complet au service des affaires de la holding
familiale et de quelques associés politiques, dont certains pour des
enrichissements personnels individuels. Les dossiers se multiplient.
On en est à perquisitionner ses téléphones et ordinateurs, ce qui
ne s’est pas encore vu avec Cristina qui a pourtant subi des
perquisitions dans son appartement et dans des entreprises hôtelières
qu’elle a fondées au sud du pays mais on n’a jamais saisi ses
téléphones personnels. Il y a quelques semaines, Mauricio Macri a
prétexté de ses fonctions de président de la Fondation de la Fifa
pour se rendre au Paraguay où, de toute évidence, il n’a pas
parlé foot mais semble s’être concerté avec des hommes
politiques de la droite libérale et ce, en plein confinement de
l’Argentine ! Le moins que l’on puisse dire est que cela a
fait un beau chahut un peu partout dans la presse, y compris
mainstream qui semble l’abandonner peu à peu.