Après l'obtention, ras les moustaches, de l'abolition de trois articles de la Ley de Caducidad, sur injonction de la Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme, le 12 avril dernier (voir mon article du 13 avril 2011), c'est un nouvel échec que vient d'essuyer en Uruguay la majorité présidentielle formée par les élus parlementaires du Frente Amplio, le parti qui fédère quasiment tous les mouvements de gauche du pays depuis 1971.
Là encore, le vote s'est fait à une voix près. A l'Assemblée Nationale. Seulement 49 voix pour l'abolition de cette loi qui maintient dans l'impunité les criminels de la Dictature militaire, ce régime anticonstitutionnel qui, en Uruguay, s'est installé en 1973 et n'a été renversé qu'en 1985, pour être aussitôt couvert par l'adoption, démocratique, de cette loi, en 1986.
Autant l'Argentine parvient à purger sa mémoire collectives des crimes commis sous la Dictature, grâce à deux vagues de procès, dans les années 1984-1986, puis de nouveau depuis 2003, avec l'arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner, autant l'Uruguay n'en finit pas de traîner avec lui les fantômes de ce régime qui aura duré beaucoup plus longtemps qu'en Argentine, avec un même degré de violence et une moins grande aura internationale pour ses militants des droits de l'homme, moins entendus et moins écoutés que ne le sont des associations argentines comme Madres de Plaza de Mayo et Abuelas de Plaza de Mayo.
Il semblerait que le personnel politique uruguayen actuel ait toujours peur de soulever le couvercle de la boîte de Pandore. Or le Président lui-même, Pepe Mujica, pourtant ancien guerrillero, n'est pas un chaud partisan des procès (il craint en effet que, sous prétexte de justice, ce soit en fait une forme de vengeance qui s'exerce). Ce démocrate incontestable, bon vivant et passionné préfère que le pays aille de l'avant. A ceci près qu'il est quasiment impossible pour une société d'aller de l'avant lorsque son passé reste encombré de secrets politiques et que les fils des dictateurs se présentent eux-mêmes aux élections en revendiquant l'oeuvre paternelle comme ce fut le cas pour le candidat arrivé en 3ème position lors de l'élection présidentielle de 2009 (voir mon article du 26 octobre 2009 à ce sujet).
A la Chambre, à Montevideo, le débat aura duré 14 heures non stop et s'est achevé sur un vote à 49/49, match nul entre pour et contre l'abolition proposée par le Gouvernement, lequel suit un grand axe politique du Frente Amplio. Or pendant le débat, la rue défilait. C'était la 16ème Marche silencieuse (Marcha de Silencio), sur Avenida 18 de Julio (1). Les observateurs estiment que 100 000 personnes y ont participé, un chiffre qui n'est pas à négliger dans une ville comme la capitale uruguayenne et un pays où le silence règne presque sans interruption depuis le retour de la démocratie. Quelques pancartes réclamaient la Justice et la Vérité, selon un slogan qui a bien pris en Argentine. D'autres proclamaient que la Justice n'est pas la Vengeance, une allusion des plus claires aux propos tenus par l'actuel Président pendant sa campagne, il y a deux ans, dans une interview haute en couleurs qu'il avait alors accordée au quotidien de droite argentin La Nación (voir mon article du 28 septembre 2009).
L'opposition se réjouit naturellement de cette défaite de la majorité, qui se trouve fortement divisée par cette affaire depuis deux mois environ, et ses ténors affirment qu'il est temps désormais de s'attaquer aux problèmes d'actualité : le monde du travail, le secteur de l'éducation, les problèmes de sécurité et d'infrastructure. Ils en profitent pour épingler le Président, pour ce qu'ils estiment être son manque de respect pour la démocratie, puisque deux plébiscites récents, organisés par le Frente Amplio, ont déjà rejeté cette abolition de la loi d'amnistie.
Lundi prochain, le Président Mujica devrait réunir autour de lui les barons de sa majorité pour examiner avec eux la stratégie à adopter pour obtenir un jour l'abolition de la Ley de Caducidad, qui isole de plus en plus l'Uruguay, déjà considéré comme un paradis fiscal gris, dans une zone géographique dont tous les pays apurent, les uns derrière les autres, leur passé dictatorial en ouvrant des procès pendant les dernières années qu'il reste à vivre aux plus hauts responsables, tirant ainsi la leçon de l'affaire Pinochet, dont le décès a éteint la cause publique contre celui qui était en fin de compte le dictateur le plus emblématique de cette dernière phase de la la guerre froide, où l'Amérique Latine tout entière s'était retrouvée écrouée par les Etats-Unis.
Pour en savoir plus :
lire l'article de une de El País, le quotidien de Montevideo (à ne pas confondre avec son homonyme madrilène) : il revient sur la Marche du Silence
lire l'article de El País sur les réactions de l'opposition
lire l'article de El País sur les réactions des ONG des droits de l'homme en Uruguay et les déclarations de Macarena Gelman (2)
lire l'article de La República sur la Marcha del Silencio (autre quotidien uruguayen, à ne pas confondre cette fois-ci avec un journal italien, dont le titre s'écrit avec 2 p et sans accent sur le u)
lire l'article de La República sur la réunion du Gouvernement prévue lundi matin
lire l'article du quotidien argentin Página/12 (tout à gauche et indéfectible militant des droits de l'homme).
(1) 18 de Julio (18 juillet) : c'est la date anniversaire de la prestation de serment à la première constitution d'Uruguay, l'année de l'indépendance du pays, en 1830. C'est le nom de la principale avenue de la capitale, qui constitue le parcours obligé de toutes les grandes manifestations politiques mais aussi celui des grands défilés festifs, notamment lors de l'ouverture du Carnaval (voir mes articles sur le sujet en cliquant sur le raccourci Carnaval, dans la rubrique Grands rendez-vous du Tango, dans la partie haute de la Colonne de droite).
(2) Macarena Gelman est la fille argentine d'une disparue uruguayenne. C'est le combat qu'elle a entamé avec son grand-père paternel pour faire ouvrir une enquête sur la disparition de sa mère qui est à l'origine de l'arrêt de la Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme dénonçant le caractère contraire à la Charte des Nations Unies de la Ley de Caducidad. Voir mon article du 25 mars 2011 à ce propos. Macarena Gelman est la petite-fille du poète argentin Juan Gelman, lui-même éditorialiste de la rédaction du quotidien Página/12.