L'année dernière, à quelques jours près, Litto Nebbia animait un méga-concert de rock au pied de l'Obélisque pour lancer les cinq jours de fête culminante qui devaient saluer les 200 ans de la Revolución de Mayo, dont c'est aujourd'hui le 201ème anniversaire (voir mon article du 19 mai 2010 à ce sujet ou l'ensemble de mes articles sur les célébrations du Bicentenaire, dans la rubrique Petites chronologies, dans la partie médiane de la Colonne de droite).
Dimanche dernier, pour le souvenir, le quotidien Página/12 sortait un double album de ce concert historique où se sont bousculés les grands noms du rock nacional. A cette occasion, samedi, le journal publiait aussi une interview de l'auteur-compositeur-interprète, dont les lecteurs fidèles de Barrio de Tango savent qu'il est le producteur et le concepteur du disque Melopea qui accompagne mon anthologie, Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, aux Editions du Jasmin, en mai 2010 (voir mon article du 15 mars 2010 sur ce disque)
L'interview a été enregistrée au bar La Perla du quartier de Once, à Balvanera, le quartier du poète et compositeur Enrique Santos Discépolo (1901-1951), ce bar où la légende veut que Litto ait écrit et composé son grand succès, La Balsa (1), ce bar où il vient de donner une série de concerts dans un cycle qui a vu passer depuis octobre dernier l'élite du rock nacional.
L'établissement qui avait mis la clé sous la porte a réouvert il y a peu, comme cela se passe souvent à Buenos Aires, où les cafés, restaurants et autres confiterias disparus peuvent rester fermés plusieurs années avant qu'un repreneur se manifeste et relance l'affaire dans le même business.
Verbatim...
–¿Se vive la misma emoción tocando solo en el bar La Perla, que ante millones de personas, como sucedió en los festejos por el Bicentenario? ¿Se sigue siendo un “náufrago” ante tamaña multitud?
(Risas.) –En esa época era muy importante esa palabra. Significaba quedarse despierto toda la noche y tenía que ver con la bohemia, la música. Eramos sobrevivientes de un naufragio. Cuando empezaba el día, veíamos a la gente con la cara fresca, recién levantada, y nosotros parecíamos tipos que habían abandonado un barco. Pasaron más de cuarenta años y hoy me veo haciendo lo mismo: música. Claro, con los cambios cronológicos de la vida y con lo que uno va haciendo. Yo no me ubico en un rol protagónico en esto, siempre hice música: desde los ocho años que no paro. Y hacer música con mi viejo a los ocho años, hacerlo a los dieciséis en La Cueva, hacerlo a los veinte con Los Gatos y hacer música en el escenario en los festejos del Bicentenario, todo lo viví con la misma emoción.
Litto Nebbia, in Página/12
Est-ce qu'on vit la même émotion en jouant en solo au Bar La Perla que devant des millions de personnes, comme cela s'est passé pendant le Bicentenaire ? Est-ce que ça reste un "naufrage" (2) devant une telle foule ?
(Rires) - A cette époque-là, il était très important, ce mot. Il signifiait rester éveillé toute la nuit et il avait à voir avec la bohême, avec la musique. Nous étions des survivants d'un naufrage. Quand le jour commençait, nous voyions les gens avec leur visage frais, tout juste réveillés et nous, nous avions l'air de types qui avaient abandonné le navire. Plus de 40 ans ont passé depuis et aujourd'hui, me voilà qui fais la même chose : de la musique. Bien sûr, avec les changements chronologiques de la vie et avec tout ce que j'ai réalisé. Je ne m'attribue pas un rôle de protagoniste là-dedans, j'ai toujours fait de la musique : depuis l'âge de huit ans, je n'ai pas arrêté. Faire de la musique avec mon père (3) à 8 ans, en faire à 17 à La Cueva, en faire à 20 avec Los Gatos (4) et faire de la musique sur le podium des festivités du Bicentenaire, j'ai tout vécu avec la même émotion.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–Pareciera que estamos ante una reivindicación de la primera década del rock nacional: la caja con nueve discos editados por Melopea, su discográfica, con la participación de una decena de músicos argentinos; la reapertura del bar La Perla; los festejos por el Bicentenario y, ahora, la edición de Página/12 de dos discos que documentan aquella presentación.
–Para nosotros fue impactante tocar para tanta gente, además de oírnos muy bien y luego corroborar que por televisión se oía increíblemente. En nuestro país ha sido un “clásico” que una banda se escuche muy mal en vivo por la televisión. Aparte de nuestra satisfacción personal, creo que haber realzado el rock argentino en la apertura de este festejo histórico coloca al género en un reconocimiento de raíz popular, que se suma a nuestros dos géneros de raíz argentina, el tango y el folklore. En cuanto a lo de La Perla es muy bueno. Todo esto es una sorpresa bárbara. Nunca me imaginé que alguien fuera a hacer esto, es una cosa bastante piola. Nosotros veníamos acá porque era el único lugar que estaba abierto a las cinco de la mañana. Terminábamos de tocar en La Cueva y nos veníamos todos para acá. Entrábamos porque si te veían en la calle te metían en cana por cualquier cosa: por tener pelo largo o por estar caminando en la calle tan tarde. En esa época no había nada abierto a esa hora ni tampoco teníamos plata para tomar un taxi: entonces entrábamos porque en La Perla pasábamos desapercibidos. Que se abra un lugar nuevo para tocar en vivo me pone muy feliz. Que haya buen sonido, luces, y que toquen músicos solistas y grupos muy buenos, me pone contento. Y más sabiendo cómo está la situación en la Ciudad de Buenos Aires, donde no hay lugares para tocar, para nadie: ni para grupos chicos, medianos o grandes.
Litto Nebbia, in Página/12
On dirait que nous sommes face à une revendication de la première décennie du rock nacional : le pack de neufs disques édité par Melopea (5), votre discographie (6), avec la participation d'une dizaine de musiciens argentins, la réouverture du Bar La Perla, les festivités du Bicentenaire et maintenant, l'édition par Página/12 de deux disques qui rappellent cette représentation.
- Pour nous, ça nous a beaucoup marqués de jouer pour tant de monde, en plus d'entendre très bien notre musique et d'avoir constaté encore après qu'à la télévison ça s'écoutait incroyablement bien. Dans notre pays, ça a été un grand classique que le son d'un groupe à la télévision soit mauvais en direct. Mis à part notre satisfaction personnelle, je crois qu'avoir hissé le rock argentin en ouverture de cette fête historique donne au genre une reconnaissance d'origine populaire et il rejoint nos deux genres d'origine argentine, le tango et le folklore (7). Pour ce qui est de La Perla, c'est très bien. Tout ça est une formidable surprise. Je n'avais jamais imaginé que quelqu'un viendrait faire ça, c'est un truc vraiment super. Nous, nous venions ici parce que c'était le seul endroit qui était ouvert à 5 heures du matin. On finissait de jouer à La Cueva et on venait tous ici. On entrait parce que si on te voyait dans la rue, on te fichait en taule pour n'importe quoi : parce que tu avais les cheveux longs ou parce que tu te trouvais dans la rue aussi tard (8). A cette époque-là, il n'y avait rien d'ouvert à cette heure-là et puis nous n'avions pas non plus d'argent pour prendre un taxi. Alors on entrait parce qu'à La Perla, on passait inaperçu. Qu'une nouvelle salle s'ouvre où on peut jouer en public me rend très heureux. Qu'il y ait une bonne sono, des projecteurs et que des musiciens solistes ou des groupes très bons puissent jouer, ça me comble. D'autant plus en sachant quelle est la situation dans la Ville de Buenos Aires (9) où il n'y a pas de salle pour jouer, pour personne : pas plus les petites formations, que les moyennes ou les grandes.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–¿Cómo fue el armado de todo lo que se pudo ver y escuchar en la 9 de Julio, el año pasado?
–Yo había hecho unos discos dedicados a la primera década del rock nacional, una caja de nueve discos con casi trescientas grabaciones nuevas. Y presentar todo ese material en vivo era muy difícil, porque teníamos que juntar a todos los músicos y se hacía imposible. Entonces, empecé a pensar que algo había que hacer. La idea era hacer algo que durara dos horas, y llamar a los que pudieran, a los que estuvieran libres en ese momento para tocar en vivo, aunque sea, dos canciones cada uno. Cuando terminamos eso, nunca me imaginé que iba a ser la apertura de los festejos por el Bicentenario. Imaginate la satisfacción para nosotros, que venimos de un inicio donde lo que hacíamos era perseguido, prohibido, subestimado y toda la cantidad de cosas desgraciadas que sabemos que sucedieron. Estamos muy orgullosos de saber que el folklore, el tango y rock argentino son la representatividad total de nuestra cultura en la música popular.
Litto Nebbia, in Página/12
Comment ça a été de monter tout ce qu'on a pu voir et entendre sur la Avenida 9 de Julio, l'an passé ?
- Moi, j'avais fait quelques disques consacrés à la première décennie du rock nacional, ce pack de 9 disques de presque 300 enregistrements nouveaux. Et présenter tout ce contenu en public, c'était très difficile, parce qu'il fallait rassembler tous les musiciens et ça se révélait impossible. Alors j'ai commencé à penser qu'il fallait faire un truc. L'idée était de faire un truc qui aurait duré deux heures, et appeler ceux qui pouvaient, ceux qui étaient libres à ce moment-là pour jouer en public, ne serait-ce que deux chansons chacun. Quand nous avons terminé ça, je n'ai jamais imaginé que ça allait être l'ouverture des festivités du Bicentenaire. Imagine-toi la satisfaction pour nous, qui venons d'un début où ce que nous faisions était persécuté, interdit, dévalorisé et toute la quantité de trucs horribles qui se sont passés, on le sait. Nous sommes très fiers d'apprendre que le folklore, le tango et le rock argentin forment la représentativité complète de notre culture pour la musique populaire.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–¿Creía que esos festejos iban a ser tan masivos y que sería tan emotivo el recibimiento de la gente?
–No, nunca me lo imaginé. Creo que nadie pensó que esos festejos fueran a tener la resonancia que tuvieron. Sí, siempre se espera una cantidad de gente importante, pero fue algo muy grande lo que ocurrió durante esos días. La verdad es que fue un espectáculo maravilloso y emocionante, con millones de personas. Ahí yo me di cuenta de que eso había que publicarlo. Entonces, hablando con algunos de mis compañeros, me comentaron la idea de hacerlo a través de Página/12 y me pareció una idea buenísima que tuviera un precio accesible y que lo pudieran comprar todos. Además, suena divino, muy bien, y están Fito Páez, Rodolfo García y muchos más. A 40 años de su creación, el rock argentino tiene identidad, personalidad, y es un brazo más de nuestra cultura porque representa varios matices de nuestra idiosincrasia.
Litto Nebbia, in Página/12
Pensiez-vous que ces festivités allaient être un tel succès et que l'accueil des gens serait quelque chose d'aussi touchant ?
- Non, je n'ai jamais imaginé ça. Je crois que personne n'a pensé que ces festivités allaient avoir la résonnance qu'elles ont eue. Bien entendu, on espère toujours une grande quantité de gens mais ce qui s'est passé ces jours-là, ça a été un truc énorme. C'est vrai que ça a été un spectacle merveilleux et émouvant, avec des millions de personnes. C'est là que je me suis rendu compte que ça, il allait falloir le publier. Alors, en parlant avec quelques uns de mes confrères, on a avancé l'idée de le faire via Página/12 et ça m'a paru une idée excellente parce que ça donnerait un prix abordable et que tous pourraient l'acheter. En plus, ça sonne superbement, très, très bien, et il y a là Fito Páez, Rodolfo García et beaucoup d'autres. 40 ans après sa création, le rock argentin a une identité, une personnalité, et c'est une branche supplémentaire de notre culture, puisqu'il représente différentes nuances de notre idiosyncrasie.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
et ¡Viva la Patría! comme disent les Argentins en ce jour de fête nationale...
Pour aller plus loin :
lire l'intégralité de l'interview dans Página/12
(1) La Balsa (le radeau) est considéré comme le premier rock à texte d'expression hispanique. C'est une chanson qui date de 1967. Je l'ai présenté en version bilingue, traduite par mes soins, dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, paru en janvier 2011 chez Tarabuste Editions (revue Triages), p. 86. Avec d'autres titres aussi célèbres du même auteur. La Balsa, vous pouvez en écouter plusieurs versions dans la liste d'écoute consacrée à cette anthologie sur ma page Myspace.
(2) Le naufrage dont il est question ici est une citation du texte de La Balsa (ce pour quoi je vous renvoie à la lecture de Deux cents ans après).
(3) Comme dans l'interview de Pipi Piazzolla de ce week-end, Litto Nebbia utilise ici l'expression typiquement rioplatense de viejo pour désigner son père, d'une manière qui est empreinte d'affection et de respect. Impossible de le traduire par notre "vieux" de l'argot parisien, particulièrement insolent.
(4) Son deuxième groupe de rock. Voir l'article que j'ai consacré au musicien le 20 mai 2009, pour la première annonce que j'ai faite des premiers récitals en France qu'il allait venir donner au mois de septembre suivant.
(5) Le journaliste fait ici allusion à une anthologie de rock publiée l'année dernière par la maison de disques fondée et dirigée par Litto Nebbia, Melopea Discos (le label auquel on doit le disque de 22 pistes qui accompagne mon premier recueil bilingue, Barrio de Tango, aux Editions du Jasmin, voir mon article du 15 mars 2010 à son sujet). Sur cette anthologie discographique de rock, se reporter à mon article du 19 avril 2010.
(6) Vous remarquerez qu'en général, les journalistes de Página/12 (et les autres aussi d'ailleurs) tutoient les artistes qu'ils interviewent. Mais les Troesmas (maestros en verlan), ce sont les Troesmas. Litto Nebbia, qui tutoie tout le monde avec une facilité déconcertante, a droit ici à la troisième personne de la déférence argentine...
(7) En Argentine, on appelle folklore la musique des régions rurales, qu'elle soit d'hier ou d'aujourd'hui. Le tango, le rock et le jazz sont, eux, des musiques urbaines. Dans tous ces genres, urbains et ruraux, se joue le même défi : construire l'identité culturelle du pays.
(8) Sur cette répression invraisemblable de la fin des années 60, voir aussi ce qu'en raconte l'acteur et metteur en scène Alfredo Arias, dans son autobiographie, L'écriture retrouvée, publiée aux Editions du Rocher. C'était une vie passablement cauchemardesque pour les artistes en général. Litto Nebbia lui-même m'a raconté quelques anecdotes du même tonneau, des choses passablement épouvantables qu'il a vécues à la même époque à Rosario, sa ville natale, qui était encore très marquée par le régime de terreur crapuleux qu'y avait fait régner dans les années 30 un truand sicilien, surnommé Chicho Grande, et dont parle Enrique Santos Discépolo dans Cambalache (que j'ai traduit dans Barrio de Tango, Ed. du Jasmin). Le type avait fini par être arrêté puis expulsé en 1935, après avoir pourri la ville jusqu'au trognon. Il est retourné vivre en Italie, où il est devenu un maître des basses oeuvres fascistes et a noué des liens d'amitié avec le Duce. Il est mort à la fin de la guerre, d'une crise cardiaque, pendant un bombardement nord-américain...
(9) Allusion très directe à la politique culturelle menée par Hernán Lombardi et l'ensemble du Gouvernement Portègne, dont vous entendez les échos dans bon nombre de mes articles reprenant des interviews d'artistes, notamment ceux que j'ai consacrés aux prises de position des organisateurs du Festival Indépendant qui se tient depuis deux ans au mois de mars à Buenos Aires.