Samedi dernier, au théâtre IFT, du quartier de l'Abasto, Juan José Mosalini donnait un concert, comme je l'ai annoncé dans un précédent article consacré à l'émission-podcast Fractura Expuesta, qui l'avait invité à son micro jeudi 25 février (lire mon article du 25 février 2010). Sur la scène du teatro IFT, jouaient avec lui Pablo Agri, au violon, Cristián Zárate au piano, Roberto Tormo à la contrebasse et Ricardo Lew à la guitare (remplaçant lui-même Leonardo Sánchez, le musicien avec lequel Mosalini avait travaillé).
Le bandonéoniste et compositeur vient en effet de sortir dans son pays natal un album édité en France il y a 12 ans : Conciertos para bandoneón y guitarra.
A l'occasion de ce concert et de cette sortie, le quotidien Página/12 a publié vendredi 26 février une interview de Mosalini par Karina Micheletto et a mis la photo du musicien installé en France à la une de son supplément Spectacles et Culture.
Verbatim :
Juan José Mosalini dice que, de un tiempo a esta parte, aquello de “el cuore partido”, a lo que se acostumbró desde hace treinta y tres años, se materializó en una forma disfrutable de ida y vuelta. “Ahora hasta tengo un bulín porteño”, sonríe. Tal como le dijo alguna vez Julio Cortázar en una reunión parisina, la figura geométrica que mejor le cabe, concluye ahora, es la del triángulo: ese cuore está dividido entre París, Buenos Aires y Marsella, donde, igual que el escritor, el bandoneonista tiene “una base de operaciones” para escapada de descanso y también de buena comida. Desde hace tres meses, el bandoneonista, compositor y arreglador está en la Argentina, y son varios los motivos profesionales que lo traen a esta esquina del triángulo.
Karina Micheletto, Página/12
Juan José Mosalini dit que, depuis quelque temps, ce truc du coeur partagé (1), auquel il s'est habitué depuis maintenant 33 ans, s'est matérialisé sous une forme agréable d'allers-retours. "Maintenant, j'ai même un pied-à-terre portègne", dit-il en souriant (2). Tout comme le lui avait dit un jour Julio Cortázar dans une rencontre à Paris, la figure géométrique qui lui va le mieux, c'est la conclusion à laquelle il est arrivé, c'est celle du triangle : son coeur est divisé entre Paris, Buenos Aires et Marseille, où, comme l'écrivain, le bandonéoniste a une base opérationnelle pour des escapades de repos et de bonne chère aussi. Depuis trois mois, le bandonéoniste, compositeur et arrangeur est en Argentine et elles sont nombreuses, les motivations professionnelles qui le conduisent à ce coin-là du triangle.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–El disco que acaba de salir en la Argentina, Conciertos para bandoneón y guitarra, comienza con una obra de Piazzolla que usted grabó por primera vez, “Milongón festivo”. ¿Cómo llegó a sus manos?
–Es cierto, era una obra inédita, tan inédita que el propio hijo de Astor, Daniel Piazzolla, no la conocía. ¡Cuando la escuchó, no daba crédito! Poco importan los entretelones, pero para resumirlo puedo contar que José Bragato, colaborador incansable de Astor durante más de medio siglo, fue quien la puso en mis manos. Bragato fue, digámoslo así, un filtro de toda la música que compuso Piazzolla. Porque Astor era alguien que –digámoslo también así, finamente– meaba la música: la capacidad de trabajo que tenía ese tipo era algo monstruoso. Y en esa vorágine creativa iba escribiendo y tirando flechas para todos lados, anotaciones extrañas, códigos suyos. Bragato era el que después pasaba en limpio, distribuía ese pensamiento musical en partituras. Por eso tiene guardada absolutamente toda la obra de Piazzolla. Con Bragato somos muy amigos, nos conocemos de la época en que gané el concurso de Canal 13, hay una relación medio paternalista de parte suya. Un día apareció con esta obra increíble y me dijo: “Tomá pibe, te la doy a vos”. Era una obra para tres bandoneones y orquesta sinfónica; yo reduje los bandoneones a uno y con Leonardo (Sánchez) agregamos una línea para la guitarra. Quedó tal como se escucha en el disco.
Página/12
Karina Micheletto : Le disque qui vient de sortie en Argentine, Concerts pour bandonéon et guitare, s'ouvre avec une oeuvre de Piazzolla dont vous avez fait le premier enregistrement, Milongón festivo. Comme est-elle arrivée dans vos mains ?
Juan José Mosalini : Pour une oeuvre inédite, c'était une oeuvre inédite, tellement inédite que le propre fils d'Astor, Daniel Piazzolla, ne la connaissait pas. Quand il l'a écoutée, il n'y a pas cru ! Les coulisses importent peu et pour le dire rapidement, ce que je peux vous raconter c'est que c'est José Bragato, partenaire infatigable d'Astor pendant plus d'un demi-siècle, qui me l'a mise entre les mains. Bragato a été, disons-le comme ça, un filtre de toute la musique qu'a composée Piazzolla. Parce qu'Astor était quelqu'un qui, disons-le aussi comme ça, donnait de la musique comme une vache du lait (3) : la capacité de travail qu'avait ce type était quelque chose de phénoménal. Et dans ce déferlement créatif, il écrivait et mettait des flèches dans tous les sens, des notes bizarres, de codes à lui. Bragato, c'était celui qui mettait tout ça au propre après, qui disposait toute cette pensée musicale en partitions. C'est pourquoi il a conservé absolument toute l'oeuvre de Piazzolla. Bragato et moi, nous sommes amis, nous nous sommes connus à l'époque où j'ai gagné le concours de Canal 13 (4), il y a [entre nous] une relation à moitié paternaliste de sa part. Un jour, il est arrivé avec cette oeuvre incroyable et il m'a dit : "tiens, prends ça, gamin, c'est à toi que je le donne". C'était une oeuvre pour trois bandonéons et un orchestre symphonique. J'ai réduit les bandonéons à un seul et avec Leonardo (Sánchez), j'ai ajouté une ligne pour la guitare. Et ça a donné ce que l'on entend sur le disque.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–Era un bicho raro...
–Claro, con mi bandoneón era algo así como un marciano, por algo no hubo en mi generación muchos solistas de bandoneón. Esa generación rechazaba el tango y por supuesto rechazaba el bandoneón. Imagínese, con 15 o 16 años, un momento de la vida en que uno se enamora a altísima velocidad, he pasado malos momentos. En las fiestas de chicos y chicas, que en la época se llamaban asaltos, me hacían llevar el bandoneón y después se burlaban.
Página/12
–Claro, con mi bandoneón era algo así como un marciano, por algo no hubo en mi generación muchos solistas de bandoneón. Esa generación rechazaba el tango y por supuesto rechazaba el bandoneón. Imagínese, con 15 o 16 años, un momento de la vida en que uno se enamora a altísima velocidad, he pasado malos momentos. En las fiestas de chicos y chicas, que en la época se llamaban asaltos, me hacían llevar el bandoneón y después se burlaban.
Página/12
K. M. : Vous étiez un type à part...
J.J.M. : Pour ça, oui. Avec mon bandonéon, j'étais une espèce de martien. Ce n'est pas pour rien qu'il n'y a pas beaucoup de solistes de bandonéon de ma génération. Cette génération-là rejetait le tango et bien sûr elle rejetait le bandonéon. Imaginez un peu : à 15 ou 16 ans, une époque de la vie où on tombe amoureux en moins de deux, j'ai passé des mauvais quarts d'heure. Dans les fêtes de jeunes, qu'à l'époque on appelait des assauts (asaltos), on me faisait apporter mon bandonéon et après on se moquait de moi.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–Para conquistar chicas no era. Seguro que al que llevaba la guitarra le iba mejor...
–Fíjese que aquella que era la destinataria de mi atención fue una de las que una vez se burló. Pero bueno, fue también la que me indujo a anotarme en aquel concurso donde empezó todo. Resultó que al final gané y llegó un telegrama para dar la noticia. Ahí tuve que contarle a mi padre: “Mirá, tal día te mentí, no fui al colegio, fui a anotarme a este concurso”. El premio era integrar la orquesta estable de Canal 13 durante seis meses. Al final me quedé un año, y de ahí fui conociendo a un artista y a otro. Así integré primero la orquesta de Jorge Dragone, después toqué con Argentino Ledesma, con Baffa-Berlingieri, y después con Leopoldo Federico, con Osvaldo Pugliese, con tantos... hasta llegar al presente. Un camino largo para un chico de José C. Paz.
Página/12
–Fíjese que aquella que era la destinataria de mi atención fue una de las que una vez se burló. Pero bueno, fue también la que me indujo a anotarme en aquel concurso donde empezó todo. Resultó que al final gané y llegó un telegrama para dar la noticia. Ahí tuve que contarle a mi padre: “Mirá, tal día te mentí, no fui al colegio, fui a anotarme a este concurso”. El premio era integrar la orquesta estable de Canal 13 durante seis meses. Al final me quedé un año, y de ahí fui conociendo a un artista y a otro. Así integré primero la orquesta de Jorge Dragone, después toqué con Argentino Ledesma, con Baffa-Berlingieri, y después con Leopoldo Federico, con Osvaldo Pugliese, con tantos... hasta llegar al presente. Un camino largo para un chico de José C. Paz.
Página/12
K.M. : Pas très efficace pour séduire les filles. A coup sûr, celui qui avait une guitare, il s'en sortait mieux...
J.J.M. : Imaginez-vous que cette même fille qui était l'objet de mes attentions a été de celles qui se sont moqué de moi. Mais, bon, c'est aussi elle qui m'a poussé à m'inscrire dans ce concours avec lequel tout a commencé. En fin de compte, c'est moi qui ai remporté la finale et la nouvelle est arrivée par télégramme. Là, il a fallu que j'en parle à mon père : "Ecoute, l'autre jour, je t'ai raconté des histoires. Je ne suis pas allé à l'école, je suis allé m'inscrire à ce concours". Le prix à gagner, c'était d'entrer dans l'orchestre en titre de Canal 13 pour une durée de 6 mois. Pour finir, je suis resté un an et à partir de là, j'ai rencontré un artiste et puis un autre. C'est comme ça que je suis entré dans l'orchestre de Jorge Dragone, après j'ai joué avec Argentino Ledesma, avec Baffa et Berlingieri, et après avec Leopoldo Federico, avec Osvaldo Pugliese, avec tant et tant... jusqu'à aujourd'hui. Un long chemin pour un gamin de José C. Paz (5).
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–¿No era un “barrio de tango”?
–Para nada. En aquella época mi barrio estaba totalmente descolgado del mundo urbano, era campo. A 38 kilómetros de “la gran ciudad”, era un pueblo con inmigrantes sirio-libaneses, colonias judías y de japoneses que llegaban para trabajar como horticultores, porque parece que en la zona había buena tierra. Venir a comer una pizza a Las Cuartetas era la gran salida a la ciudad, una vez cada tanto. De allí venía yo, en una época en que el tango estaba en crisis, desplazado por nuevas modas, un período de mucha crisis cultural de los ’60. Un pibe de campo, que tocaba el bandoneón... Sí, era raro.
Página/12
K.M. : Ce n'était pas un quartier de tango ?
J.J.M. : Pas le moins du monde. A cette époque-là, mon quartier était totalement separé de l'univers de la ville, c'était la campagne. A 38 km de la Grande Ville, c'était un village d'immigrants syrio-libanais, de colonies juives et de Japonais qui arrivaient pour travailler comme horticulteurs, parce qu'il paraît que dans le coin la terre était bonne. Aller manger une pizza à Las Cuartetas, c'était LA sortie en ville, une fois de temps en temps. C'est de là que j'arrivais moi, à une époque où le tango était en crise, détrôné par de nouvelles modes, une période de grande crise culturelle dans les années 60. Un gamin de la campagne, qui jouait du bandonéon.... Pour ça, non, ce n'était pas ordinaire.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
–Desde su última visita, el tango fue declarado Patrimonio Cultural Intangible de la Humanidad. ¿Qué implica para usted esa declaración?
–Un reconocimiento enorme. Escuché que hubo polémicas, hasta hay músicos que directamente se oponen a la declaración, dicen algo así como que el tango es nuestro y no de la humanidad. No me interesa entrar en esas polémicas, no me siento representado. Pero puedo dar mi parecer. El tango no necesita ser Patrimonio de la Humanidad, eso es seguro. Jerusalén tampoco, tantas joyas arquitectónicas que son Patrimonio de la Humanidad tampoco, tienen valor per se. Pero un reconocimiento unánime de una entidad tan heterogénea, me parece valioso. Estuve en una reunión de la Unesco en la que se trató el tema, me convocó Miguel Angel Estrella, que es el embajador argentino ante ese organismo. Cuando vi el espíritu de unanimidad que había ante la declaración, entre los representantes de todos los países, me quedó en claro que era una revalorización. Así lo siento.
Página/12
K.M. : Depuis votre dernière visite, le tango a été déclaré Patrimoine Culturel immatérielle de l'Humanité. Qu'est-ce que cette déclaration implique selon vous ?
J.J.M. : Une reconnaissance énorme. J'ai entendu parler des polémiques, il y a même des musiciens qui s'opposent directement à cette déclaration. Ils disent quelque chose dans le genre "le tango est à nous et pas à l'humanité" (6). Entrer dans ces polémiques ne m'intéresse pas, je ne me sens pas représenté là-dedans. Mais je peux dire comment je sens les choses. Le tango n'a pas besoin d'être Patrimoine de l'Humanité, ça c'est sûr. Jérusalem non plus. Tant et tant de joyaux de l'architecture qui sont Patrimoine de l'Humanité non plus. Tout ça a sa valeur en soi. Mais une reconnaissance unanime d'une institution aussi hétérogène, je crois que ce n'est pas rien. J'ai assisté à une réunion à l'Unesco au cours de laquelle le sujet a été débattu, j'avais été invité par Miguel Angel Estrella (7), qui est l'ambassadeur argentin auprès de cet organisme. Quand j'ai vu l'esprit d'unanimité qui règnait avant la déclaration, entre les représentants de tous les pays, il m'est apparu clairement que c'était une grande reconnaissance de la valeur du tango. C'est comme ça que je le sens.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
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(1) Mosalini emploie deux fois ce terme venu de l'Italie en Argentine pour désigner le coeur : el cuore.
(2) Bulín : autre terme de lunfardo, typique du parler quotidien de Buenos Aires. On désigne par bulín un nid d'amour, un pied-à-terre, un petit logement sans grand luxe mais bien à soi. Les connaisseurs du répertoire connaissent bien ce mot grâce à un tango comme El bulín de la calle Ayacucho (Prácanico-Flores).
(3) La métaphore ne peut être traduite littéralement, en français elle donnerait lieu à contre sens. Mear, c'est pisser. Or un pisse-copie en français, c'est quelqu'un qui écrit beaucoup, avec facilité mais qui manque de personnalité. Cela ne peut bien évidemment pas s'appliquer à Piazzolla.
(4) Canal 13 est une chaîne de télévision très importante dans le paysage audiovisuel argentin.
(5) José Paz, une commune du Gran Buenos Aires.
(6) Voir l'interview des artistes du Festival de tango indépendant dans Página/12 de ce matin (lire mon article de ce jour) et, il y a 15 jours, la réaction spontanée de la chanteuse Adriana Varela, dans une autre interview, toujours dans le supplément culturel de Página/12 (lire mon article du 20 février 2010)
(7) Miguel Angel Estrella est un pianiste classique argentin, grand artiste qui a beaucoup milité pour la démocratie pendant la Dictature. Il a été arrêté, torturé, il a dû s'exiler en France comme réfugié politique et il a fondé l'association Musique Espérance pour apporter la musique aux défavorisés de son pays et aux prisonniers dans le monde entier. Il a en particulier donné des concerts dans les prisons françaises. Il est maintenant l'Ambassadeur de son pays à l'UNESCO, dont le siège est à Paris. C'est à ce titre qu'il a conduit une bonne partie des négociations qui ont abouti à la déclaration de fin septembre 2009.