San Martín (peintre inconnu) |
Hier, dans son
hommage à San Martín pour l’anniversaire de sa mort, dans la
ville homonyme de la province de Buenos Aires, le président argentin
a annoncé le retour prochain des visages des grands hommes (et
femmes) de l’indépendance sur les billets de banque :
San Martín, Belgrano, Güemes et la Bolivienne
Juana Azurduy que la gauche argentine a tendance à s’approprier.
Portrait attribué à Madou (vers 1827, à Bruxelles) Le portrait canonique utilisé par le défunt billet de 5 $ |
Et au
lendemain de cette cérémonie, voilà que Clarín
(et lui seul) se fait l’écho d’une information publiée dans El
Comercio,
un quotidien de Lima (1),
sous la signature d’un historien péruvien. Comme d’habitude,
l’article est assez approximatif et la présentation du tableau par
la galerie de la rue de Provence qui le détient fait encore pire
dans ce domaine.
Nous ne disposons que de quelques portraits réalistes de San Martín (et c’est encore pire pour Belgrano), d’abord parce que contrairement à Napoléon il s’est assez peu soucié de diffuser son image partout et ensuite parce que les peintres et dessinateurs formés étaient très peu nombreux en Amérique du Sud. Nous avons donc une miniature, sans doute réalisé à Mendoza (1814-1817), un portrait réalisé au début de son séjour à Bruxelles (entre 1825 et 1827) par François Joseph de Navez (un élève belge de David, du temps où les deux vivaient à Paris) puis un portrait attribué à un autre artiste belge, qui allait connaître une notoriété et un prestige considérable, Jean-Baptise Madou (2), et enfin, toujours lors de son séjour en Belgique (donc avant mars 1831) une gravure pour laquelle San Martín a posé pour illustrer les mémoires d’un de ses compagnons d’armes qui l’en avait prié, l’Anglais devenu général péruvien William Miller mais ce portrait, pourtant utilisé à tort et à travers en Argentine, était raté d’après ce que San Martín en dit lui-même (les yeux ne sont pas ressemblants). Enfin, nous avons un daguerréotype réalisé à Paris en janvier ou février 1848, où son expression est très sévère comme l’exigeait cette technique dont la longueur de pose interdisait tout sourire (comme pour nos photos de passeport hatue sécurité). Pour les autres portraits qui nous sont parvenus, la ressemblance souffre du peu de technicité des peintres.
Portrait par Navez (vers 1825) Le Museo Histórico Nacional dit 1824 (mais cette année-là, il vit à Londres) |
Ce nouveau tableau est d’une main anonyme (même si Clarín tente de faire un lien, un peu poussif, avec le peintre David, que San Martín aurait rencontré à Bruxelles) (3). Le portrait aura été réalisé à Londres (en 1824) ou à Bruxelles (à partir de 1825). Personnellement, j'avoue un petit penchant pour Londres à cause du nom, bien orthographié et accentué, au-dessus du portrait (vu le lettrage employé, on a peu de chance d'être en face d'un surpeint postérieur mais c'est un point que seul un expert peut examiner). Une commande de James Duff, quatrième comte Fife, un ami personnel de San Martín, riche et alors très introduit dans la haute société londonienne, qui le reçut à son arrivée dans la capitale britannique et lui organisa, en août 1824, à Banff, près d'Aberdeen, sur les terres de son fief, la seule cérémonie honorifique publique offerte au Libérateur américain, me paraît possible et plausible. James Duff maniait très bien l'espagnol et il était alors l'un des rares hommes en Europe (hors Espagne) à respecter cette orthographe.
Le portait montre un San Martín de 3/4 face droit sans aucune mise en scène autour de lui, pas même les nuages imaginés par Navez à Bruxelles. Il a alors entre 45 et 50 ans et on lui donne nettement moins, or, on le sait, il paraissait beaucoup plus jeune que son âge réel et c'était encore vrai en 1843, comme le raconte Juan Bautista Alberdi dans ses notes parisiennes. On reconnaît chaque partie de son visage : nez, sourcils, couleur des yeux, bouche, commissure des lèvres, menton, oreilles et cheveux. On constate que son expression générale montre beaucoup de douceur et que les traits sont d’une belle régularité, ce qui correspond aux descriptions des contemporains. Un voile de tristesse couvre son expression. Si le portrait date bien des premières années de l'exil, ce serait normal : il pleurait encore le décès de sa femme, morte de tuberculose à 25 ans le 3 août 1823. Le chagrin avait failli le tuer. La maladie qu'il venait en outre de traverser, de novembre 1822, après sa démission à Lima, jusqu'à la fin 1823 (une sorte de burn-out), pourrait expliquer les joues qui semblent encore un peu creusées.
Bref, c’est bien lui et son nom et son grade inscrits en haut nous le confirment. Pourtant, on ne le reconnaît pas : l’iconographie le concernant est si pauvre que nous ne parvenons qu’à grand-peine à l’identifier en dehors des images canoniques que nous connaissons déjà. Imaginez un peu s’il fallait le reconnaître derrière un masque chirurgical !!!!
Plaisanterie mise à part, il est assez touchant de savoir que ce portrait se trouve ces jours-ci à quelques pas de la rue Saint-Georges, où San Martín a vécu à Paris dans un appartement qu’il avait acheté en 1836 et dont sa fille Mercedes hérita en 1850, à sa mort survenue le 17 août à Boulogne-sur-Mer.
Pour aller
plus loin :
sur la cérémonie du Día de San Martín et le retour des révolutionnaires sur les billets de banque
lire l’article de Página/12
lire l’article de La Prensa
Extrait du catalogue de la vente de mai 2021 Cliquez sur l'image pour une meilleure résolution |
CORRECTIF du 11 septembre 2021 :
Ayant
eu accès tout récemment à une meilleure résolution
photographique, je suppose aujourd’hui que ce portrait n’est
fondé sur aucune séance de pose car les yeux sont bleus, or nos
sources historiques comme les autres portraits réalisés de son
vivant par des peintres professionnels montrent indubitablement que
San Martín
avait les yeux foncés, de couleur brune très intense.
On peut donc
écarter définitivement une commande de James Duff ou de qui que ce
soit d’autre d’un peu fortuné et qui ait connu le général, que
ce soit à Londres ou à Bruxelles ou en Amérique du Sud.
(1) Je n’ai
pas pu retrouver l’article original sur le site du quotidien
péruvien.