Oscar Conde est un éminent membre de la Academia Porteña del Lunfardo et c'est aussi un universitaire qui a enseigné le grec ancien à l'Université de Buenos Aires. Linguiste distingué, selon la formule consacrée, il vient de publier aux Editions Taurus un pavé de 500 pages intitulé Lunfardo. Un estudio sobre el habla popular de los argentinos, qui brise quelques idées toutes faites sur le sujet, des idées qui ont été mises dans la tête des Argentins par les tout premiers auteurs qui se soient penchés sur le phénomène, des policiers intrigués par ce langage bizarre qu'ils entendaient dans la bouche des gens qu'ils arrêtaient, crapules patentées, voleurs de pommes et grévistes considérés alors comme de dangereux fauteurs de troubles. En fait, le lunfardo est le produit du précipité babélien qui s'est produit à Buenos Aires et autour du Río de la Plata, à partir des années 1880, quand de très nombreux immigrants ne parlant pas espagnol affluaient à Buenos Aires, attirés par la propagande effrenée du Gouvernement pour peupler le pays, et adoptèrent l'espagnol qu'ils trouvèrent sur place tout en l'agrémentant de mots, d'expressions et de proverbes ou de dictons et de tournures idiomatiques venant de leur pays ou de leur région de naissance. Et il se trouve que ces immigrants et ces pauvres se sont trouvé arrêtés plus souvent qu'à leur tour par le système ultra-répressif mis en place par les gouvernements qui se sont succédés de 1880 à 1916. D'où l'idée fausse que ce langage était celui des voyous et des prisons.
Dans son travail, Oscar Conde étudie trois aspects du phénomène, ce qui donne un ouvrage parmi les plus complets sur le sujet à ce jour : les caractéristiques linguistiques du lunfardo, les modalités historiques et étymologiques qui ont formé le lexique lunfardo et l'utilisation de ce parler populaire et oral dans la littérature (notamment les textes de tango et de rock) et dans les médias (presse, radio, télévision) des origines (1880 environ) à nos jours.
Página/12 fait du livre l'objet de la une de ses pages culturelles aujourd'hui (exceptionnellement laide et à côté de la plaque, avec ce cliché, dans tous les sens du terme, de Caminito) avec un article de Silvina Fiera, qui est allée interviewer l'essayiste, un esprit passionné et touche-à-tout comme il en faut pour aborder ce sujet transverse et jusqu'à présent très délaissé par le monde universitaire. Comme le tango, d'ailleurs. Et c'est un très bon signe que des universitaires se penchent enfin sur ces questions. Ce sont les historiens qui ont ouvert la voie, en commençant à contester les analystes hyper-idéologiques des classes possédantes argentines, qui avaient comme fossilisé l'histoire, comme elles avaient figé le tango dans sa fausse identité de musique des bas-fonds (ce que plus un seul essayiste sérieux ne peut plus soutenir aujourd'hui), comme elles avaient figé le lunfardo dans sa tout aussi fausse identité d'argot du milieu qu'avait cru déceler le commissaire de police Antonio Dellepiane auteur du premier lexique de lunfardo, dans un livre de 1894 intitulé, d'une manière qui ne laisse place à aucune équivoque, El idioma del delito.
Pour aller plus loin :
lire la critique, toujours instructive, du blog de Pablo Peusner, el psicoanalista lector et Dieu sait si la psychanalyse a des choses à dire sur un langage qui fut longtemps honni et qui joue beaucoup avec les mots et les figures de rhétorique, comme Monsieur Jourdain fait de la prose, sans le savoir, comme c'est le cas de tous les parlers populaires oraux.
Voir aussi la page du livre sur la librairie en ligne argentine Mercado Libre. Il y ait vendu au prix de 79 $ pour le marché intérieur. Attention : depuis l'extérieur, les prix passent en dollars, la TVA devrait chuter mais le prix de l'envoi augmenter.