vendredi 29 juillet 2011

Perception uruguayenne des disparus de la Dictature [Actu]

Dimanche dernier, Página/12, qui est si solidaire du combat militant mené pour les droits de l'homme par toutes les ONG de parents de disparus pendant la Dictature en Argentine, publiait l'interview d'un sociologue uruguayen, Gabriel Gatti, sur les différences de perception et de réaction face à cet héritage du passé anti-démocratique du sous-continent de part et d'autre du Río de la Plata. J'étais à ce moment-là encore en "vacances" de ce blog et je n'ai pas souhaité les interrompre pour aborder le sujet. Néanmoins, j'ai trouvé l'interview pertinente et éclairante, même si elle procède d'une personne qui ne vit pas en Uruguay, qui a même en quelque sorte rompu avec ce pays (il vit en Europe occidentale, ce qui sans aucun doute possible change profondément et le regard et la capacité analytique). J'ai donc décidé de traduire cet article à l'usage du public francophone.

Gabriel Gatti est né en 1967 en Uruguay. A l'âge de 8 ans, en 1975, avec sa famille, qui fuyait la dictature uruguayenne (1973-1985), il est venu vivre à Buenos Aires, où un régime similaire n'a pas tardé à s'implanter en mars 1976. En juin 7916, son père fut arrêté par les militaires. Il est toujours porté disparu. Sa soeur, qui était alors enceinte, fut elle aussi arrêtée et on a retrouvé ses restes en 1983. Avec sa mère et son frère, Gabriel Gatti a trouvé refuge en France. Par la suite, il est allé à Madrid où il a fait ses études de sociologie. Depuis 1993, il vit au Pays basque (côté espagnol) dont l'agitation politique, au début des années 90, l'a passionné, lui qui était alors un jeune sociologue de gauche, fils de parents révolutionnaires.

C'est pour un congrès international sur les pratiques sociales génocidaires (portant donc sur les événements sud-américains) qu'il était de passage à Buenos Aires et qu'il a accordé cette interview à Página/12.

–¿Qué diferencias hay entre Argentina y Uruguay en lo que respecta a la elaboración del pasado?
–En la Argentina, la figura del desaparecido está totalmente institucionalizada como parte de la escena pública. Los familiares de desaparecidos existen no sólo como un personaje doliente sino como un personaje político de primer orden. A diferencia, la figura del desaparecido es sumamente molesta para el imaginario colectivo del Uruguay, que tiende a valorar las cosas tranquilas. En parte, se explica por una cuestión de números, allí hay muy pocos. En Uruguay, antes de 2005, era muy difícil que te hablasen de desaparecidos. Te hablaban de otra cosa, de presos.
Gabriel Gatti, dans Página/12

- Quelles différences y a-t-il entre l'Argentine et l'Uruguay en ce qui concerne l'élaboration du passé ?
- En Argentine, la figure du disparu est totalement institutionnalisée et fait partie de la scène publique. Les parents de disparus existent non seulement comme personnages souffrants mais aussi comme personnages politiques de premier ordre. Tout au contraire, la figure du disparu est extrêmement gênante pour l'imaginaire collectif en Uruguay, qui tend à valoriser les choses tranquilles. Cela s'explique en partie par une question de nombre, il y a eu très peu de disparus [en Uruguay]. En Uruguay, avant 2005 (1), c'était très difficile qu'on te parle des disparus. On te parlait d'autre chose, de prisonniers.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿A qué se debe de que hoy esté más presente en Uruguay la figura del desaparecido?
–Desde ese año hasta hoy, han pasado muchísimas cosas, no sólo la constatación del Segundo Vuelo (N. de R: que trasladó en 1976 detenidos desde Argentina a Uruguay). Hubo un importantísimo intento de anular la Ley de Caducidad. No se puede decir que fue negativo el resultado: el 48 por ciento de la gente votó a favor de anularla, el resto de la gente no votó. Y hubo una movilización colectiva que indica que está aflorando, en cierto grado, una figura que era invisible y muy vinculada al mundo muy chiquito de los familiares. Pero la sensibilidad de los líderes políticos más renombrados, incluido el propio presidente, no es la misma que la que tienen los argentinos en esta materia.
Gabriel Gatti, dans Página/12

- A quoi le fait qu'aujourd'hui, la figure du disparu soit davantage présente en Uruguay est-il dû ?
- Depuis cette année-là jusqu'à aujourd'hui, il s'est passé beaucoup de choses, et pas seulement la prise en considération du Vol n° 2 [NdR : celui qui transféra en 1976 des détenus d'Argentine en Uruguay]. Il y a eu une tentative très importante d'abrogation de la Loi d'Amnistie. On ne peut pas dire que le résultat a été négatif : 48% des gens ont voté en faveur de l'abrogation, le reste n'a pas voté (2). Et il y a eu une mobilisation collective qui indique qu'est en train d'émerger, à un certain degré, une figure qui était invisible et très lié au tout petit monde des familles. Mais la sensibilité des leaders politiques les plus renommés, y compris le Président lui-même, n'est pas la même que celle qu'ont les Argentins dans ce domaine.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Cómo tomó la actuación del presidente José Mujica frente al proyecto interpretativo que pretendía dejar sin efecto la Ley de Caducidad?
–Me generó profundo desagrado. Entre otras cosas, porque el presidente y su actual ministro de Defensa, Eleuterio Fernández Huidobro, son parte de la misma generación de mi padre. Eran colegas de sensibilidad, aunque no eran de la misma línea política y, sin embargo, tienen una lectura tan militarista que es insensible con lo que ocurrió a una buena parte de su propia generación. Es desagradable por una cosa muy uruguaya (como científico social no lo debería decir porque es una generalización barata) que es la sobrevaloración de la institucionalidad, de los acuerdos, de lo que votó el pueblo. Eso los torna insensibles ante las cosas excepcionales, como es la figura del desaparecido.
Gabriel Gatti, dans Página/12

- Comment avez-vous pris l'action du Président José Mujica face au projet interprétatif qui prétendait priver d'effectivité la Loi d'Amnistie ? (3)
- Cela m'a fait très mal. Entre autres, parce que la Président et son actuel Ministre de la Défense, Eleuterio Fernández Huidobro, appartiennent à la même génération que mon père. Ils étaient confrères de sensibilité, même s'ils ne suivaient pas la même ligne politique et pourtant, ils ont une lecture si militariste qu'elle en est insensible à ce qui est arrivé à une bonne partie de leur propre génération. C'est déplaisant à cause de quelque chose qui est très uruguayen (comme scientifique de la chose sociale, je ne devrais pas le dire parce que c'est une généralisation de bazar), la survalorisation de l'institutionnalité, des accords, de ce qu'a voté le peuple. Cela les rend insensibles face aux choses exceptionnelles, comme c'est le cas de la figure du disparu.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Esa “insensibilidad” podría explicarse por una cuestión de números, porque allí hubo menos desaparecidos que en la Argentina?
–Sí, en parte. La dictadura uruguaya fue diferente de la argentina. Tuvo un “plan institucional” de exterminio. O sea, se pasaba por las cárceles y por el exilio, hasta eso era legal. La desaparición no entró en el registro de prácticas represivas de modo tan extensivo como ocurrió aquí. La sensibilidad uruguaya tan extrema por lo que es compartido y tan nula por lo que se sale de la norma hace que sea difícil pensar la figura.
Gabriel Gatti, dans Página/12

- Cette insensibilité pourrait-elle s'expliquer par une question de nombres, parce que là-bas, il y a eu moins de disparus qu'en Argentine ?
- Oui, en partie. La dictature uruguayenne a été différente de la dictature argentine. Il y a eu un plan institutionnel d'extermination. Ou pour le dire autrement, ça se passait dans les prisons et dans l'exil, même ça, c'était encore légal. La disparition n'est pas entrée dans le registre des pratiques répressives d'une manière aussi extensive que ce qui s'est produit ici. La sensibilité uruguayenne si extrême pour ce qui est partagé et si inexistante pour ce qui sort de la norme fait qu'il est difficile de penser cette figure du disparu.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Y qué diferencias ve entre el movimiento de derechos humanos argentino y el uruguayo?
–Las sensibilidades históricas son tan distintas que no sé si es justo hacer una comparación, porque entre otras cosas lleva a considerar lo evidente: Argentina está muy por delante en esa materia con respecto a Uruguay. Si hago la comparación, tendría que plantear una evolución en esta línea que no se va a dar.
Gabriel Gatti, dans Página/12

- Et quelles différences voyez-vous entre le mouvement des droits de l'homme argentin et son homologue uruguayen ?
- Les sensibilités historiques sont si différentes que je ne sais pas s'il est raisonnable de faire une comparaison, parce que entre autres choses, cela conduit à regarder l'évidence : l'Argentine est bien plus avancée en la matière au regard de ce qui se passe en Uruguay. Si je fais la comparaison, il faudrait que je supposer une évolution dans ce sens qui n'aura pas lieu.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Por qué dice que las políticas de la memoria son tramposas?
–Construyen unanimidades y construyen la convicción de que la verdad es cierta. Eso es tramposo, si lo miro desde el ojo clínico del sociólogo. Y no lo digo por aquello de que las memorias son múltiples sino porque éste es un campo precario, móvil, difuso. Si lo valoro como ciudadano implicado, no puede estar más que contento en el caso argentino, de una construcción de una narrativa oficial en el tema de los derechos humanos que ha permitido elaborar a medio plazo una figura internacionalmente consensuada de lo que es un desaparecido y que se está aplicando por doquier y con dosis crecientes de eficacia.
Gabriel Gatti, dans Página/12

- Pourquoi dites-vous que les politiques de la mémoires sont un piège ?
- Elles construisent des unanimités et contruisent la conviction que la vérité est sûre. Cela, c'est un piège si je l'observe avec l'oeil clinique du sociologue. Et je ne dis pas ça pour le fait que les souvenirs sont variés mais parce que c'est un champ précaire, variables, diffus. Si je lui donne de la valeur comme citoyen impliqué, je ne peux pas être autrement qu'heureux dans le cas de l'Argentine de la construction d'une histoire officielle sur le thème des droits de l'homme qui a permis d'élaborer à moyen terme une figure internationalement consensuelle de ce qu'est un disparu et qui est est appliqué par tout un chacun et avec des doses croissantes d'efficacité.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

–¿Por qué afirma que no es correcto hablar de “desaparecidos” en el caso de la represión franquista?
–Estamos hablando de un fenómeno que empezó a finales de los años ‘30 y hasta ahora no se nombraba. Se los denominaba “fantasmas”, los “paseados”. Sólo hace cinco años, y ahora está especialmente el asunto hirviendo, empieza a usarse el término desaparecido.
Gabriel Gatti, dans Página/12

- Pourquoi affirmez-vous qu'il n'est pas correct de parler de disparus dans le cas de la répression franquiste ?
- Nous parlons là d'un phénomène qui a commencé à la fin des années 30 et jusqu'à maintenant, on n'en parlait pas (4). On les appelait "fantômes", les "trépassés". Il n'y a que 5 ans et maintenant, le sujet monte comme le lait sur le feu, qu'on a commencé à utiliser le terme de disparus.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour aller à la source :

(1) 2005, soit 20 ans après le retour formel de la démocratie (1er mars 1985). C'est aussi l'année de l'arrivée au pouvoir du Frente Amplio et du premier gouvernement de gauche de l'histoire du pays, avec la prestation de serment, le 1er mars, du Président Tabaré Vázquez, élu en octobre de l'année précédente, un médecin humaniste et franc-maçon, qui, après l'obtention de sa thèse (1969) puis la mort de plusieurs membres de sa famille atteints de cancers, est allé parfaire sa spécialisation ultérieure en cancérologie, en 1977, à Paris (Institut Gustave Roussy, à Villejuif). Par la suite, il a beaucoup voyagé, de congrès international en congrès international. Vázquez a acheté une des cliniques les plus en pointe dans ce domaine et pendant sa présidence, il a continué à exercer, en traitant une poignée de patients. Après la fin de son mandat, il a retrouvé les malades et sa chaire de Radiothérapie à l'Université de Montevideo. C'est lui qui le premier a fait remettre en question la Ley de Caducidad, dont il souhaitait l'abolition, beaucoup plus que son successeur, sans avoir pu l'obtenir.
(2) Au sujet de ce référendum, voir mon article du 21 octobre 2009
(3) Sur ce vote parlementaire, voir mon article du 13 avril 2011
(4) Il me semble que Gabriel Gatti ergote un peu sur le vocabulaire ici. La terrible réalité historique de la disparition des opposants à Franco a été largement abordée à plusieurs reprises depuis le retour de la démocratie en Espagne, notamment à l'occasion du décès du Comte de Barcelone, Don Juan de Borbón, le père du roi Juan Carlos, précisément en avril 1993, l'année où Gatti s'est installé au Pays Basque, puis lorsque le Gouvernement espagnol a décidé de rendre leur nationalité aux exilés républicains et/ou à leurs descendants s'ils le souhaitaient et enfin lorsqu'il a été question de supprimer la pharaonique et hideuse nécropole de Valle de los Caidos, où reposent Franco et un grand nombre de phalangistes tombés sous les balles des républicains pendant la guerre civile. Et le quotidien espagnol El País n'a jamais hésité à rappeler les atrocités de la répression franquiste pendant et après la guerre civile.