samedi 15 mars 2014

Et toi, qu'est-ce que tu feras quand tu seras grand ? [Histoire]

Moi, quand je serai grand, hé bien, je serai Grenadier à cheval !

C'est la fière réponse que presque tous les petits garçons argentins font quand ils vont à la grande école, alors que nos bambins du même âge rêvent d'être pompier ou astronaute. Chacun son ambition !

A vos ciseaux et vos bâtons de colle
Page de la revue Billiken, du 8 août 1966
Cliquez sur l'image pour la lire un peu mieux

Il est vrai que le régiment des Grenadiers à cheval (RGC) s'enorgueillit d'une histoire prestigieuse et d'une longue tradition ininterrompue qui remonte à 1903 (pour nous autres Européens, ce n'est pas long, mais pour des Américains, si !). Et pourtant ce que fête demain ce régiment, ce sont bien les deux cents deux ans de sa fondation.
Comment une unité qui se flatte d'avoir été fondée par un fort en math comme San Martín peut-elle faire une telle erreur de calcul ?

En 1812, un triumvirat assurait la direction politique des Provinces-Unies du Sud encore hésitantes devant la perspective de l'indépendance. Le 16 mars, une semaine après son arrivée à Buenos Aires (voir mon article du 9 mars de l'année dernière), le lieutenant-colonel José de San Martín (1778-1850) obtenait de ce Gouvernement provisoire la création d'un escadron d'élite composé de grenadiers à cheval, des soldats athlétiques de haute taille, capables d'assurer leur fonction tactique de prédilection, l'assaut, une capacité qui faisait terriblement défaut aux troupes déjà existantes dans les Provinces-Unies du Río de la Plata, formés à la défense contre les invasions anglaises, quand il avait fallu arracher Buenos Aires au corps expéditionnaire britannique de 1806 et et la défendre lors de la nouvelle tentative d'invasion en 1807, alors que les troupes coloniales brillaient par leur absence (1).
En moins d'un an, San Martín avait réussi à former une unité d'une redoutable efficacité comme elle le prouva contre les forces absolutistes à San Lorenzo, le 3 février 1813 (voir mon article du 3 février 2013 et celui du 3 février 2014).
Par la suite, cet escadron, devenu un véritable régiment, aussi resserré en effectif que redoutable dans le combat, devait accumuler les victoires et les exploits : c'est lui qui fournit l'ossature technique de l'Armée des Andes, le corps expéditionnaire légendaire qui, parti de Mendoza à la mi-janvier, libéra le Chili le 12 février 1817 (on a vu ça le 12 février dernier) et c'est encore lui qui fournit le noyau dur des forces terrestres de l'Armée libératrice du Pérou, qui provoqua la chute de Lima et le début de la décolonisation du Pérou, en juillet 1821 (voir mon article du 21 novembre 2012).
En 1826, Bernardino Rivadavia (1780-1845) prononça la dissolution du régiment.

Aujourd'hui, l'explication que le régiment donne lui-même de cette dissolution doit ne fâcher personne.
C'est d'ailleurs bien là le rôle de ce corps : parmi ses missions, il y a celle d'être un symbole de l'unité nationale. Le régiment aurait donc été dissous parce qu'il avait atteint le but qui lui avait été assigné par le triumvirat : assurer l'indépendance du sud du sous-continent. Ce qu'il l'a préservé d'intervenir dans des guerres intra-américaines si contraires aux principes qui avaient présidé à sa fondation par San Martín : guerres civiles entre unitaires et fédéraux, puis entre fédéraux portègnes et fédéraux littoraux, mais aussi contre le Chili et le Paraguay et pire encore contre les Indiens dans la mal nommée Conquête du Désert (2), conflits peu glorieux qui ont entaché l'histoire argentine tout au long du XIXème siècle. Prenons donc acte de cette interprétation a minima et acceptons-la tant que l'Argentine ne pourra surmonter ses difficultés à aborder son histoire de manière consensuelle (3), avec la rigueur qui s'impose aux sciences humaines... (4)

Petit documentaire édité par le RGC et qui retrace son histoire

La réalité historique est, à n'en pas douter, beaucoup plus accidentée : la dissolution du régiment a été décidée par Bernardino Rivadavia, l'année où il accéda aux fonctions de Président des Provinces-Unies du Río de la Plata, fonctions dont il fut le premier titulaire. Or depuis 1812, Rivadavia était l'ennemi irréductible de San Martín, qui s'était alors retiré dans un exil discret à Bruxelles. L'inimitié entre eux était née très tôt, sans doute dès le mois de mars 1812, au cours de leur première rencontre. Or de tout ce que San Martín avait accompli en Amérique, il ne restait en 1826 que le souvenir d'exploits militaires inégalables et une seule institution publique toujours debout : ce régiment, auréolé de gloire pour tous les habitants de ce qui allait devenir l'Argentine que nous connaissons. Il est plus que probable que Rivadavia a voulu l'abattre à cause de son allégeance sans faille à son chef historique...

Le régiment a été ressuscité en 1903 comme symbole d'unité nationale avec pour mission militaire la sécurité des personnalités nationales, en premier lieu celle du chef de l'Etat, des membres du Gouvernement et des bâtiments officiels de la République argentine. Son uniforme de parade lui a été attribué peu après, alors que le pays tout entier se mobilisait progressivement pour son centenaire. C'est, à peu de choses près, l'uniforme ordinaire que San Martín avait dessiné en 1812, en usant avec sobriété des codes et règles en vigueur en Europe : bottes de cavalier, pantalon marine à bande écarlate, habit marine à retroussis écarlates, baudrier blanc, sabre ottoman, épaulettes à franges et shako marine avec galon d'élite et cocarde nationale.

Aujourd'hui, c'est une unité d'exception, que l'on intègre par cooptation, en fonction de ses états de service et sous réserve de la taille corporelle réglementaire (modèle armoire à glace !).


Interview du porte-parole du RGC par les élèves de radio d'ETER, célèbre école de communication
pour les 200 ans du régiment en 2012
A part quelques menus problèmes de raccord dans la posture de l'officier
c'est un chef-d'œuvre du genre.
Sept minutes d'argentin sans sous-titre (vous respirez un bon coup et vous cliquez sur Play !)

* * *

San Martín par lui-même et par ses contemporains, Denise Anne Clavilier, Editions du Jasmin. A paraître début mai 2014.
En souscription jusqu'au 30 avril, au prix de lancement de 20 € (au lieu de 24,90).

Episode n° 6 de la présentation

Pour lire les cinq autres épisodes, cliquez sur le mot-clé SnM ant Jasmin dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.

* * *

A une date qui n'est pas fixée avec exactitude mais qui ne peut être que très précoce, en mars ou avril 1812, San Martín fixa les modalités de fonctionnement de ce qui n'était encore qu'un escadron avec une quinzaine d'officiers, dont deux au moins étaient arrivés avec lui sur la George Canning (Alvear et Zapiola) et dont plusieurs devinrent pour lui des amis à vie.

C'est ainsi qu'en ces temps troublés, il institua une réunion de service dont le modèle lui fut inspiré par sa longue expérience d'officier dans une Espagne qui avait inventé l'armée moderne vers 1768, celle qui, à l'inverse des armées mercenaires, est subordonnée au pouvoir exécutif (au lieu d'être sa propre maîtresse), se contente de sa solde là où les mercenaires arrondissaient leurs fins de mois grâce aux butins et aux pillages, doit respecter la population civile et ses biens, prête serment à une instance supérieure nationale, symbolisée en Espagne par le drapeau, etc.

Voici le texte qui l'établit, une mesure qui fit de cet outil de la révolution qu'était l'armée nationale embryonnaire une institution acceptée, appréciée et admirée par l'ensemble de la population, à l'inverse des armées napoléoniennes qui se firent haïr dans toute l'Europe et en France même pour la brutalité de leurs mœurs. Et San Martín le savait, lui qui avait combattu d'abord dans l'Espagne alliée forcée de la République puis de l'Empire et ensuite contre les troupes de Joseph Bonaparte, dans la guerre d'indépendance d'Espagne, que les francophones connaissent très mal. Et pour cause ! ils étaient alors du côté de l'envahisseur, qui sera bouté hors de la Péninsule après six ans de la résistance acharnée des patriotes ibériques.

Ajout du 17 mars 2014
Photo commémorative publiée par le RGC sur sa page Facebook

San Martín était convaincu de l'efficacité de l'exemple venu d'en haut, dont il avait éprouvé le caractère contagieux en vingt ans de carrière espagnole. Une conception du pouvoir dont un certain nombre de nos dirigeants, politiques et économiques, en Europe comme en Amérique, n'aurait pas tort de s'inspirer.

Aujourd'hui, les grenadiers à cheval considèrent toujours le code d'honneur que San Martín établit à la fin du document comme partie intégrante de leurs statuts.

Cada domingo del mes deben reunirse todos los oficiales y cadetes en casa del comandante del regimiento. Éste abre la sesión por un pequeño discurso en que demuestra la utilidad de tal establecimiento y la obligación que tiene todo oficial de honor de no permitir en el seno del cuerpo ninguno que no corresponda a él.

Chaque dimanche du mois, tous les officiers et cadets doivent se retrouver chez le commandant du régiment. Celui-ci ouvre la séance avec un petit discours qui démontre l'utilité d'une telle institution et l'obligation qui repose sur chaque officier d'honneur de n'accepter au sein du corps personne qui en soit indigne.

Concluido el discurso mandará salir oficial por oficial a otra pieza en la que habrá unas tarjetas en blanco para que cada uno escriba lo que haya notado en la comportación de algún compañero.

Une fois le discours terminé, il fera sortir chaque officier un par un dans une autre pièce où il y aura des bulletins vierges pour que chacun écrive ce qu'il aura remarqué dans le comportement de l'un ou l'autre de ses camarades.

Concluido esto se levantará el sargento mayor o el capitán más antiguo en defecto de éste, y correrá el sombrero en el que cada oficial depositará su papeleta con la mano cerrada para introducirla. Recogidas que sean las pasarán al jefe principal para que las revise en secreto y si encontrare alguna acusación y el acusado se hallase presente lo mandará salir, lo que verificado hará presente al cuerpo de oficiales la papeleta que ha dado motivo a la salida anterior.

Ceci fait, le commandant, ou le capitaine le plus ancien en l'absence de celui-ci, se lèvera et fera circuler le chapeau dans lequel chaque officier déposera son papier en fermant le poing au moment de l'y mettre. Dès qu'ils seront collectés, il les passera au chef de corps pour qu'il en prenne connaissance en secret et s'il trouve une dénonciation et que l'accusé se trouve présent, il le fera sortir et ceci fait, il produira devant l'ensemble des officiers le papier ayant donné motif à la sortie sus-dite.

Cada oficial tiene derecho para hablar sobre el particular que se propone, lo que discutido a satisfacción, se nombrará una comisión de tres oficiales que será a elección de todo el cuerpo para la averiguación del hecho; pero dichos oficiales deberán ser más antiguos y de superior graduación que el acusado.

Chaque officier a le droit de s'exprimer sur le point qui se présente, et une fois que l'affaire aura été discutée autant que de besoin, on nommera une commission de trois officiers qui sera choisie par tout le corps pour instruire l'affaire. Mais ces officiers devront avoir plus d'ancienneté que l'accusé et un grade supérieur.

Hecha la averiguación, se citará a junta extraordinaria a la que la comisión de residencia hará presente el encargo que se le ha confiado, y según lo que resulte de la exposición se volverá a discutir sobre ello, cuya discusión concluida, se pasará a votación secreta; es decir, por papeletas y en los mismos términos que se verifican las acusaciones; pero firmando cada oficial su dictamen que, poco más o menos, deberá ser concebido en estos términos : « El teniente don fulano de tal no es acreedor a alternar con sus honrados compañeros » o « el teniente don fulano de tal es acreedor a ser individuo del cuerpo ».

L'instruction faite, on convoquera une réunion extraordinaire à laquelle la commission instituée présentera la charge qui lui a été confiée et selon ce qui résultera de cette exposition, on reprendra la discussion sur l'affaire. Une fois cette discussion conclue, on passera à un vote secret, c'est-à-dire avec des bulletins et dans les mêmes conditions que celles qui s'appliquent pour les dénonciations mais chaque officier signera son jugement qui devra être rédigé plus ou moins dans ces termes : "le lieutenant Untel ne doit pas rester parmi ses honorables camarades" ou "le lieutenant Untel peut rester membre du corps".

La penalidad de éstos será lo que decida la suerte del oficial y en caso de empate el del jefe general valdrá por dos.

Le verdict posé par eux sera ce qui décidera du sort de l'officier et en cas d'égalité de voix, celle du chef suprême comptera double.

Si el oficial acusado saliese inocente se le hará entrar a presencia de todo el cuerpo de oficiales y se le dará una satisfacción por el presidente.
Si el oficial acusado saliese reo, se nombrará una comisión de un oficial por clase, para anunciarle que el respetable cuerpo de oficiales manda pida su licencia absoluta y que en el ínterin que ésta se le concede no se presente en público con el uniforme del regimiento y en caso de contravenir le será arrancado a estocadas por el primer oficial que le encuentre.

Si l'officier accusé est déclaré innocent, on l'introduira en présence de tout le corps des officiers et le président lui fera réparation.
Si l'officier accusé est déclaré coupable, on nommera une commission d'un officier de chaque grade pour lui annoncer que le respectable corps des officiers lui mande de le prier de demander son congé définitif et le temps que celui-ci lui soit accordé il ne se présentera plus en public avec l'uniforme du régiment et au cas où il y contreviendrait, cet uniforme lui sera arraché à l'estocade par le premier officier qui le rencontra.

Delitos por los cuales deben ser arrojados los oficiales
1° Por cobardía en acción de guerra, en la que aun agachar la cabeza será reputado tal.
2° Por no admitir un desafío, sea justo o injusto.
3° Por no exigir satisfacción cuando se halle insultado.
4° Por no defender a todo trance el honor del cuerpo cuando lo ultragen a su presencia o sepa ha sido ultrajado en otra parte.
5° Por trampas infames como de artesanos.
6° Por falta de integridad en el manejo de intereses, como no pagar á la tropa el dinero que se le haya suministrado para ella.
7° Por hablar mal de otro compañero con personas u oficiales de otros cuerpos.
8° Por publicar las disposiciones interiores de la oficialidad en sus juntas secretas.
9° Por familiarizarse en grado vergonzoso con los sargentos, cabos y soldados.
10° Por poner la mano a cualquiera mujer aunque haya sido insultado por ella.
11° Por no socorrer en acción de guerra á un compañero suyo que se halle en peligro, pudiendo verificarlo.
12° Por presentarse en público con mujeres conocidamente prostituidas.
13° Por concurrir a casas de juego que no sean pertenecientes a la clase de oficiales, es decir, jugar con personas bajas e indecentes.
14° Por hacer un uso inmoderado de la bebida en términos de hacerse notable con perjuicio del honor del cuerpo.

Délits pour lesquels les officiers doivent être exclus
1. Par lâcheté au combat, au cours duquel le seul fait de baisser la tête sera considéré comme tel.
2. Pour n'avoir pas accepté un défi, qu'il soit juste ou injuste.
3. Pour n'avoir pas exigé réparation quand il se trouve insulté
4. Pour n'avoir pas défendu à tout prix l'honneur du corps quand celui-ci est bafoué en sa présence ou qu'il apprend qu'il l'a été ailleurs
5. Pour d'ignobles fraudes de maquignon
6. Pour manque d'intégrité dans l'administration pécuniaire comme de ne pas payer aux soldats l'argent qui lui a été remis pour eux (5)
7. Pour avoir médit d'un autre compagnon auprès de personnes ou d'officiers d'autres corps
8. Pour avoir publié les dispositions internes du corps des officiers prises en réunion secrète
9. Pour s'être montré familier à un degré inconvenant avec les sergents, les caporaux et les soldats
10. Pour avoir levé la main sur n'importe quelle femme même si celle-ci l'a insulté
11. Pour ne pas avoir secouru au combat un de ses compagnons qui se trouve en danger alors qu'il est en mesure de le faire
12. Pour s'être présenté en public avec des femmes notoirement prostituées
13. Pour avoir fréquenté des cercles de jeu autres que ceux des officiers, soit avoir joué avec des gens vils et licencieux (6)
14. Pour avoir fait un usage immodéré de la boisson dans des conditions qui en font un acte public et portent atteinte à l'honneur du corps.

Yo estoy seguro que los oficiales de honor tendrán un placer en ver establecidas en su cuerpo unas instituciones que los garantizan de confundirse con los malvados y perversos, y me prometo (porque la experiencia me lo ha demostrado) que esta medida les hará ver los más felices resultados, como la segura prosperidad de las armas de la patria.

Je suis certain que les officiers d'honneur auront plaisir à voir établies entre eux des règles qui les préservent d'être confondus avec les scélérats et les vicieux et parce que l'expérience me l'a démontré, je gage que cette mesure leur vaudra les plus heureux résultats, comme la prospérité certaine des armes de la patrie.

Nota. - El cuerpo de oficiales tiene un derecho de reprender (por la voz de su jefe) a todo oficial que no se presente con aquel aseo propio del honor del cuerpo, y en caso de reincidencia sobre este defecto, quedan comprendidos en los artículos de separación de él.

Domingo Albariño
Hipólito B[o]uchard
Manuel Soler
Lino R. de Arellano
Ladislao Martínez
Rufino Guido
Carlos Bowness
José María Urdininea
Mariano Necochea
Luis José Pereyra
Anselmo Vergara
Ángel Pacheco
Juan Manuel Blanco
José Hilario Basavilbaso (7)

Nota Bene : le corps des officiers dispose d'un droit à reprendre, par la voix de leur commandant, tout officier qui ne se présente pas dans la tenue et la propreté qui sied à l'honneur du corps et en cas de récidive sur ce défaut, ce cas se trouve compris dans les causes de renvoi des officiers.
Suivent les signatures de tous les officiers appartenant à l'escadron du 16 mars 1812.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Source : Documentos del Archivo de San Martín, tome 2, Museo Mitre (8), Buenos Aires, 1910, pp 10-12

Le moins qu'on puisse dire est que San Martín se montrait très exigeant.
En ces temps de révolution et d'utopie, ces vues élevées ont galvanisé les officiers qu'il a recrutés, ce qui a sans doute joué un rôle immense dans le succès de ses armes.
Du côté absolutiste, au contraire, plus le temps a passé, plus la moralité de la hiérarchie s'est corrompue, au fur et à mesure que la légitimité du combat passait du côté révolutionnaire et indépendantiste aux yeux des Américains comme des Européens.
En 1817 déjà, les ennemis de San Martín brillent par leur peu de courage et au plus haut niveau, on assiste à des abandons d'une lâcheté insigne, comme ce fut le cas de Francisco Marcó qui chercha à fuir devant le désastre de Chacabuco et pire encore, celui de Mariano Osorio, qui quitta le champ de bataille de Maipú vers 15h, alors que le combat n'a cessé qu'à 18h, et abandonna même dans sa fuite et par traîtrise une partie du détachement qu'il avait détourné pour lui servir d'escorte.


Extrait du JT de Canal 7, la chaîne généraliste publique, le 16 mars 2012

Les comportements dignes, comme ce fut le cas à Quito en 1822, pour le dernier vice-roi de la Nouvelle-Grenade, le général Juan de la Cruz Mourgeón, lui qui, encore lieutenant-colonel, avait eu le jeune capitaine San Martín sous ses ordres en Espagne, au combat de Arjonjilla en juin 1808, ont été de plus en plus rares alors que de l'autre côté, le prestige des grenadiers à cheval de Buenos Aires grandissait dans l'opinion publique, jusqu'à l'étranger.

Ce prestige qui s'étendait dans tout l'Occident, on peut le percevoir dans les souvenirs que publièrent les acteurs britanniques de cette aventure (Basil Hall, William Miller, Samuel Haigh). Dans les années 1820, ils citent le nom du régiment en gardant la désignation espagnole (granaderos a caballo), alors qu'ils traduisent tout le reste. Bien entendu, ils ont tout à fait la possibilité d'adopter un lexique anglais pour parler d'un tel régiment (des grenadiers à cheval, il y en avait eu pléthore dans les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, dans toutes les armées belligérantes. Ce n'était en aucune façon une invention exotique de San Martín).


Extrait des archives vidéo de la Casa Rosada
Hommage aux Grenadiers à cheval l'année dernière,
pour l'anniversaire du régiment
présidé par les deux jeunes premiers de la République
le vice-président, Amado Boudou (au micro)
et le Premier ministre d'alors, Juan Manuel Abal Medina
Un protocole très différent de nos usages en pareilles circonstances.
Et tout le monde chante, comme toujours en Argentine

Tout cela fait qu'il est normal qu'en Argentine, les garçonnets réclament un uniforme de grenadier à cheval pour aller à l'école aux alentours du 25 mai, la fête nationale, et du 17 août, le Día de San Martín...

* * *

Prochain rendez-vous de présentation de ce nouveau libre à paraître en mai : le mercredi 19 mars 2014.
Le 19 mars est un jour très particulier parmi toutes les éphémérides de José de San Martín. C'est la date du seul revers militaire de sa vie en Amérique... Mais je ne pense pas vous parler encore de plaies et de bosses ce jour-là, car j'ai réuni dans San Martín par lui-même et par ses contemporains la plupart des documents pertinents sur cet épisode qui porte le nom de surprise de Cancha Rayada. Ces documents ont été rédigés les uns en espagnol (par San Martín lui-même et par Tomás Guido), les autres en anglais (par un militaire, William Miller, et un civil, Samuel Haigh). Certes, j'aurais pu y ajouter (9) l'orgueilleux rapport du vainqueur, paru quelques mois plus tard, dans la Gazette de Madrid, à la place d'honneur.
Le général Osorio s'est si bien vanté de son exploit, que l'on peut percevoir entre les lignes la conscience qu'il a de son infériorité tactique et stratégique et qu'il ne parvient pas tout à fait à occulter. Il a lui-même du mal à croire qu'il a pu disperser la forte armée, deux fois plus grosse que la sienne, de San Martín. Ce qui explique peut-être qu'il se soit si piètrement comporté trois semaines plus tard, lorsque San Martín jeta contre lui toutes les forces chiliennes, confortées par l'enjeu politique (la liberté du Chili) et la volonté, dont témoigne Samuel Haigh, de compenser la dispersion subie dans la soirée du 19 mars précédent.
Or le 19 mars prochain, j'enregistrerai aussi une interview en espagnol qui sera diffusée le lendemain à l'antenne de RAE.

Et comme tout doit se finir en musique et en chanson dans ce blog, après mes articles sur l'hymne national, sur l'hymne au Libertador général San Martín et  à la Marche de San Lorenzo, pourquoi ne pas se mettre dans les oreilles ce chef d'œuvre patriotique de la musique cuyaine qu'est Sesenta Granaderos (soixante grenadiers), une libre interprétation d'un épisode de la vie de San Martín, lorsqu'en janvier 1820 il dût repasser de Mendoza au Chili, malade au plus haut degré, dans une litière portée par quelques uns de ses hommes les plus fiables en ces temps de guerre civile...
Un texte légèrement bègue et une musique à vous donner envie de danser, par la musique du régiment sur la place d'armes de la caserne de Palermo.



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Pour participer à la souscription de San Martín par lui-même et par ses contemporains, à paraître en mai 2014, téléchargez le bon de souscription en format pdf.
Jusqu'au 30 avril, l'ouvrage de 384 pages est vendu au prix de lancement de 20 € (au lieu de 24,90).
Plus d'informations sur le site de la maison d'édition et le mien.

Pour lire d'autres documents historiques avant la parution du nouveau recueil :
l'article de la Gaceta de Buenos Aires du 5 février 1813 (attention : la traduction en français n'est pas publiée en ligne, je l'ai réservée pour San Martín par lui-même et par ses contemporains, où on la trouvera à la page 37)
le rapport du cabildo de Mendoza sur l'action politique et militaire de son gouverneur-intendant qu'il voulait voir honorer par le Congrès de Tucumán (1816)
l'article de la Gaceta de Buenos Aires sur la victoire de San Martín à Chacabuco (12 février 1817), dûment traduit en français
les articles du Journal des Débats à Paris sur cet événement contraire aux intérêts de l'Espagne de Fernando VII
l'article du Diario Constitucional de Barcelona sur l'expédition de San Martín contre Lima, capitale du vice-royaume du Pérou
les notes du capitaine Basil Hall sur l'entrevue qu'il a eue avec San Martín devant la côte de Lima trois semaines avant la chute de la ville
les notes de Basil Hall sur le comportement privé de San Martín pendant la campagne du Pérou
l'analyse de l'action de San Martín au Pérou, dressée en 1840 par le Français Gabriel Lafond
et quelques lettres concernant Remedios de Escalada, la trop discrète épouse du générale.

Pour en savoir plus sur l'ensemble des auteurs qui constituent ce recueil, voyez l'article que je leur ai consacré le 21 février 2014.

Pour en savoir plus :
cliquez sur le mot-clé SnM ant Jasmin, dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus pour lire les autres articles se reportant à cet ouvrage.
Vous pouvez aussi écouter en ligne les interviews que j'ai données sur le même sujet en mai dernier à Jordi Batallé, de RFI espagnol et en août à Darío Bursztyn sur les ondes de Radio Nacional, en attendant celle qui sera diffusée le 20 mars prochain à 20h30 (heure de Buenos Aires) sur RAE et que conduira Leonardo Liberman.
Ce nouvel entretien sera en ligne dès le lendemain, sur le blog de RAE espagnol et sur son propre blog, El Mirador Nocturno.


(1) En 1806, l'Espagne avait depuis longtemps rapatrié la crème de ses troupes coloniales pour répondre d'abord aux menaces que faisaient peser à sa frontière nord la France Révolutionnaire, jusqu'en 1793, ensuite contre les attaques britanniques le long des côtes atlantiques et méditerranéennes, une fois qu'elle a été obligée de s'allier à la France par la paix de Bâle (1794) jusqu'à Trafalgar (1805), qui détruisit quasiment toute la flotte nationale et suspendit presque complètement les liens maritimes avec l'empire. Et le comble fut mis à cette situation militaire désastreuse quand Napoléon décida l'invasion subreptice de la Péninsule à la toute fin de 1807, en profitant de la sottise et de la vanité du chef du gouvernement espagnol, le tristement célèbre Manuel Godoy. Dans les colonies, ne restaient alors que des troupes peu résistantes et mal entraînées, seulement capables de s'enfoncer dans les terres avec le vice-roi et le trésor public, pour tenir l'un et l'autre hors de portée des ennemis. Ces troupes laissèrent donc la population civile faire face à l'invasion, favorisant ainsi l'évolution des milices de supplétifs en véritables régiments comme le régiment de Patricios, qui, sous les ordres de son colonel, Cornelio de Saavedra, fut le fer de lance de la Révolution de Mai en 1810. C'est ce régiment, avec son uniforme de parade si typique des années 1810, qui rend les honneurs aux instances constitutionnelles de la Ville Autonome de Buenos Aires.
(2) La Conquête du Désert, conduite par le général Julio Argentino Roca, avait pour but de vider la Patagonie de ses habitants indiens, essentiellement mapuches, s'est déroulée de 1878 à 1885. C'est un épouvantable épisode de l'histoire argentine qui relève de ce qu'on appelle aujourd'hui un génocide mais à cette époque-là, l'homme de culture européenne n'avait aucune conscience de cette dimension anthropologique d'une telle guerre. La statue de Roca a été érigée en bonne place, à l'angle de la rue Perú et de la Diagonal Sur, à Buenos Aires. Un grand nombre de villes et de départements portent son nom dans tout le territoire argentin. A l'issue de cette sinistre conquête, Roca a été élu président de la Nation, en 1898.
(3) Aujourd'hui, les officiers du RGC ont, comme n'importe quel autre citoyen argentin, leurs propres convictions politiques (chez certains, elles se repèrent sans trop de peine) et malgré cela, sur l'histoire, ils se révèlent d'une rare ouverture d'esprit, encore plus rare quand on considère le degré de crispation qui existe en Argentine. J'ai été surprise de leur capacité à mettre de côté leurs postures partisanes pour approcher la réalité historique. J'ai eu l'occasion de parler avec des civils, notamment dans le milieu universitaire, qui vous assènent plus de certitudes qu'ils ne font preuve d'ouverture d'esprit, de curiosité intellectuelle et de capacité de débattre. Comme quoi, l'Argentine est un pays où il faut vraiment se méfier de nos préjugés !
(4) Les historiens argentins, même les plus virulents à gauche, n'ont jamais jeté le doute sur l'intégrité du régiment et sa loyauté aux institutions légales (Congrès, Constitution, etc). Il n'a jamais été accusé, en tout cas un tant soit peu validement, d'avoir trempé dans les complots putschistes ou les révolutions de palais fomentés par certains corps de l'armée, que ce soit dans la marine, l'aviation ou l'armée de terre. En revanche, conservant une stricte neutralité, le RGC a toujours, sans état d'âme collectif extériorisé, exercé ses missions d'escorte présidentielle, y compris auprès de criminels consommés qui avaient pris le pouvoir par la force.
(5) C'est alors le rôle du capitaine de remettre leur solde aux éléments de sa compagnie. Dans les années 1830, San Martín s'est fâché à jamais avec son beau-frère Manuel Escalada dont il avait su qu'il s'était livré à des malversations alors qu'il lui avait confié, les yeux fermés, la gestion de ses propres biens en Argentine. La rupture entre les deux hommes a été violente, malgré la distance. C'est peut-être à elle que l'on doit les rumeurs répandues par la famille Escalada au XXème siècle contre San Martín et même contre Remedios, longtemps après leur disparition. En effet, des fils de don Antonio de Escalada, seul Manuel a eu une descendance qui lui a survécu. Or ses enfants n'ont connu ni leur oncle ni leur tante. Ils sont donc susceptibles d'avoir pris le parti de leur père contre celui d'un oncle par alliance, inconnu et perdu dans un lointain exil en Europe. En revanche, la sœur de Manuel et de Remedios, Nieves, semble avoir conservé jusqu'au bout d'excellentes relations avec San Martín et avec sa nièce, Mercedes, ainsi que sa petite-nièce Josefina.
(6) La société était alors constituée en classes sociales distinctes dont il était tout simplement inenvisageable qu'elles se mêlent les unes aux autres, même à l'église, dans les plus grandes occasions comme Pâques ou Noël. Chacune se voyait attribué un carré où s'installer en toute formalité. Quand des personnes de rang différent entraient en contact, les codes de comportement hiérarchiques qui régissaient leur relation étaient si rigides que les enfreindre ne pouvait être interprété qu'en mauvaise part. D'un comportement fautif en la matière, on inférait aussitôt que la personne coupable d'une telle faute ne pouvait être motivée que par des intentions inavouables (escroquerie, ivrognerie, ambition démesurée et autres vices). Dans San Martín par lui-même et par ses contemporains, on verra que lorsqu'il évoque Bolívar, San Martín le juge d'abord à travers ce manque de respect qu'il affichait bruyamment pour ce type de contraintes sociales, un comporement dont il a été témoin et qui lui a souverainement déplu. D'autant que ces formalités rigoureuses ne l'ont jamais empêché lui-même de se montrer très accessible aux humbles mais sans doute savait-il respecter les convenances sans y mettre l'arrogance et les airs hautains dans lesquels tombaient tant et tant de supérieurs, parfois même sans s'en rendre compte.
Dans le monde hispanique auquel appartiennent les Provinces du Río de la Plata, très influencé par la morale catholique la plus stricte, le jeu d'argent est très étroitement encadré. Dans la République argentine, le jeu est même officiellement interdit jusque dans les années 1970, quand l'Etat instituera un monopole officiel des jeux de hasard. Néanmoins le jeu a toujours existé et les paris hippiques, par exemple, ont toujours été tolérés au grand jour. Ils fournissent même l'une des thématiques majeures du répertoire du tango à texte.
Ces règles et usages n'ont cependant jamais empêché San Martín de les transgresser pour des raisons stratégiques et tactiques supérieures. C'est ainsi qu'il lui est arrivé plus souvent qu'à son tour de se déguiser en paysan pour aller de nuit ou juste avant l'aurore rencontrer tel ou tel de ses espions de retour du Chili lorsqu'il vivait à Mendoza ou en provenance du Pérou lorsqu'il était à Santiago. Quelques rares observateurs en ont été témoins qui n'ont pas compris l'étrange comportement du général en chef.
(7) Les deux beaux-frères de San Martín, Manuel et Mariano de Escalada, ne figurent pas parmi ses signataires. Ils font pourtant partie des tout premiers engagés dans l'escadron des Grenadiers à cheval. Ils ont figuré dans le combat de San Lorenzo, l'aîné, Manuel, comme sous-lieutenant et le cadet encore comme cadet. De même on observe une absence de taille : celle de Carlos María de Alvear, l'un des officiers de la cellule fondatrice, qui s'éloignera très vite de ce corps pour développer tout seul et au gré du vent une carrière militaire et politique qu'il aurait voulu aussi brillante que celle de San Martín.
(8) Sur le musée Mitre, voir mon article du 3 janvier 2014 sur une des journées du programme culturel que je vous propose avec l'agence de voyage équitable Human Trip.
(9) Pour que l'ouvrage reste abordable dans un format confortable à lire et à feuilleter, je ne pouvais guère dépasser le format de Barrio de Tango, soit pas plus de 384 pages. Mais sur la seule période américaine de San Martín, les documents intéressants (ils le sont tous) pourraient occuper vingt fois plus de volume, surtout s'il faut les présenter en version bilingue pour un public non hispanophone.