Aujourd'hui,
9 mars, c'est le deux cent deuxième anniversaire de l'arrivée de José de San
Martín à Buenos Aires, à bord de la frégate George Canning,
affrétée à Londres par son ami James Duff, quatrième comte Fife,
cinquante jours plus tôt. Il y a deux ans, je vous en avais parlé
pour le bicentenaire de l'événement, en illustrant mon article avec
ce petit entrefilet inséré le 13 mars 1812 dans la Gaceta de Buenos
Aires, date à laquelle le rédacteur, Bernardo Monteagudo, avait
déjà dû comprendre, à considérer l'importance qu'il lui donne
dans son texte, que San Martín n'était pas le premier venu et qu'il
allait sans doute compter à l'avenir.
Quelques membres de la famille de San Martín, dont on a des portraits authentiques. Remedios est la troisième en partant de la gauche. A sa gauche, Mercedes, leur fille, née à Mendoza. |
En
effet, trois jours plus tard seulement, le 16 mars, le nouveau
débarqué obtenait du triumvirat alors au pouvoir la création d'un
escadron militaire d'élite, embryon du Régiment des Grenadiers à
cheval dont je vous ai abondamment parlé en février. Alors qu'il
était inconnu à Buenos Aires, qu'il venait de Londres (laquelle
avait cherché à conquérir le Río de la Plata en 1806 puis à
nouveau en 1807), qu'il affichait un grade anormalement élevé pour
ses trente-quatre ans et qu'il avait un fort accent andalou, bref,
tout ce que les colonisés en rébellion ouverte contre l'Espagne
d'Ancien Régime détestaient par-dessus tout (1).
C'est
cet officier célibataire et encore jeune, au fort pouvoir de
conviction et au charisme que cet entrefilet laisse entrevoir, qui va
rencontrer, cette semaine-là ou la suivante, une toute jeune fille
au joli prénom marial : doña Remedios.
*
* *
Présentation
de San Martín par lui-même et par ses contemporains – épisode 5
*
* *
Nous
n'avons que peu d'informations sur María de los Remedios de Escalada
y La Quintana qui allait épouser notre héros le 12 septembre 1812,
six mois après son arrivée à bord du navire britannique (voir mon article du 19 septembre 2012).
D'elle,
on sait toutefois qu'elle a vu le jour à Buenos Aires, le 20
novembre 1797 (lui était né le 25 février 1778, plus au nord, à
Yapeyú), qu'elle a été baptisée dans l'église de La Merced (à Monserrat), où
elle s'est plus tard mariée, et qu'elle est morte, à Buenos Aires,
le 3 août 1823, de ce qui ressemble fort à une tuberculose. Sa
tombe est toujours au cimetière de la Recoleta, une des toutes
premières qui fut creusé dans cette toute première nécropole
publique fondée l'année précédente. On la trouve à cent mètres
de l'entrée, dans un recoin discret, sur la droite de l'année
centrale (voir mon article du 29 décembre 2013 sur les hauts-lieux
historiques du quartier).
On
connaît très bien ses parents, ses oncles paternel et maternel (un
de chaque côté, et tous deux profondément impliqués dans les
faits révolutionnaires que son mari a portés à leur sommet), ses
deux frères, eux aussi héros de l'indépendance malgré leur jeune
âge en 1812, tous deux engagés parmi les tout premiers grenadiers à
cheval, de ceux qui participèrent (2) à la victoire de San Lorenzo,
dont on célébrait le bicentenaire l'année dernière (voir mes articles sur ce combat).
D'elle,
malgré la correspondance nourrie qu'elle eut avec son mari jusqu'à sa mort, on n'a conservé qu'un seul billet
manuscrit : une petite note écrite à la va-vite à l'une de
ses amies, à Mendoza, en janvier 1817, la veille de la prestation de
serment de l'Armée des Andes, qui s'apprêtait à reconquérir
l'indépendance du Chili. Ce petit billet, conservé aujourd'hui au
Museo Histórico Nacional (voir mes articles du 21 août et du 5 octobre 2013) et pratiquement inconnu en Argentine même, figure,
comme on peut l'imaginer, dans San Martín par lui-même et par ses
contemporains (à paraître en mai 2014, aux Editions du Jasmin).
Le
reste des échanges entre les époux a disparu (3), peut-être
détruit par San Martín en personne après la mort de sa femme,
pour que ces lettres ne risquent pas de tomber entre les mains de son
pire ennemi politique, Bernardo Rivadavia, homme dénué de tout
scrupule et de toute pudeur dès lors qu'il s'agissait de lui nuire,
à lui et à sa famille.
A
travers les petites incises, glissées par ses correspondants dans
les formules de politesse en fin de missive, à travers de brèves
confidences qui semblent échapper à l'homme extrêmement pudique
qu'était San Martín, on voit se dessiner la figure d'une jeune
personne pleine de charme, fine et menue de corps, alors qu'on
préférait les dames bien en chair, une jeune femme exquise avec
tout le monde, qui se fit adopter en quelques jours en octobre 1814
par la bonne société de Mendoza, au point que lorsque le bruit
courut, l'année suivante, qu'elle allait retourner à Buenos Aires,
le Cabildo local écrivit à San Martín pour lui proposer une aide matérielle afin qu'elle puisse rester à ses côtés :
la seule raison que les magistrats municipaux imaginaient pour expliquer cet éloignement était que San Martín abandonnait
aux caisses de l'Armée des Andes une partie trop importante de sa
solde au point de ne plus être en mesure d'entretenir son épouse.
On
constate aussi qu'elle est très intelligente, douée d'une rare
capacité d'initiative, d'organisation et de conviction, excellente
hôtesse dans un temps où savoir recevoir et faire la conversation
est essentiel dans des relations sociales très codifiées, d'une
rare maturité – et en cela elle ressemble beaucoup à son mari,
qui maîtrise ses rapports sociaux, ses plans stratégiques et qui
avait été aussi un enfant précoce, entré à huit ans dans une
école supérieure à laquelle en cette fin du XVIIIème
siècle on n'accédait en moyenne qu'à dix-sept ans.
En
outre, Remedios possède une volonté de fer qu'elle sait faire
respecter, y compris et surtout auprès de son mari, qui semble
apprécier chez elle cette capacité à lui tenir tête,
contrairement à une certaine image traditionnelle en Argentine qui
en fait une créature timide, effacée et soumise, conforme aux
critères en vigueur dans la seconde moitié du XIXème
siècle
mais très éloignée de la femme de la bonne société en cette
époque révolutionnaire.
Il
n'y a qu'un seul moment où San Martín paraît sourciller devant
cette forte tête, c'est quand elle tombe gravement malade et que,
pour suivre les conseils des médecins, il voudrait qu'elle quitte
Mendoza et retourne à Buenos Aires (4), dont la faculté recommande
le climat - à tort mais on n'est qu'en 1819 et on croit encore que le
climat de la moyenne et haute montagne est malsain, parce que dans
ces régions beaucoup plus qu'ailleurs on compte des attardés
mentaux -à cause de l'endogamie excessive de populations enclavées,
et des goitreux -une maladie provoquée par la carence de
l'alimentation en iode !
De
tous les correspondants de San Martín, celui qui nous en apprend le
plus sur ce qu'elle fut est donc sans doute cette bonne pâte de
notaire ecclésiastique de Gervasio Posadas (Buenos Aires, 18 juin
1757 – 2 juillet 1833).
Suite de l'article. On y lit les noms des dames patriotes Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Malgré
cela, Gervasio Posadas, qui est un brave homme mais manque
d'envergure politique dans ces circonstances agitées, a su ne pas
être le pantin, malléable à merci que souhaitait Alvear,
comme on le voit dans ses Mémoires, sans doute écrits en 1828 à
l'intention de ses enfants. Il voulait qu'ils aient sa version des
événements, puisque son action avait été dénigrée de son vivant
et que toute la famille en souffrait beaucoup. Il demeure en
particulier très fidèle à San Martín et on constate dans ses
courriers qu'il a pour lui une véritable affection. Certes, ce
dernier est parfois obligé de lui secouer les puces, ce qu'il fait,
avec le tact qui le caractérisait, lorsque, à Tucumán, il
reconstruit l'armée du Nord, défaite et dépenaillée, en ce début
1814 (voir leur échange épistolaire des 23 février et 9 mars, il y
a deux cents ans aujourd'hui, dans San Martín par lui-même et par
ses contemporains, pp 42-45).
Quelques
semaines plus tard, San Martín, pris d'une crise d'asthme doublée
d'une crise d'ulcère qui lui fait tousser du sang, doit se retirer à
Córdoba pour se soigner. Alvear arrive alors auprès de Posadas,
tout frétillant, près à prendre la succession. Mais à Buenos
Aires, on s'y oppose et Posadas donne raison aux opposants (il va le
payer très cher au début de l'année suivante, quand le cousin le déposera
pour s'asseoir lui-même dans son fauteuil directorial – mais pas
pour longtemps, je vous rassure : Alvear sera renversé au bout
de deux mois). Un autre officier est envoyé relever San Martín –
et ce sera, malgré tout, une catastrophe car les chefs militaires de
talent font encore défaut dans les rangs patriotiques.
En
juillet, Posadas envoie un bref billet à San Martín :
Señor don José de San
Martín.
Buenos Aires, 5 de julio de 1814
Estimado amigo :
Con tanta buena noticia y tan seguidas,
lo hago a usted ya enteramente restablecido.
Allá va el cuarto «
extraordinario » que abraza dos cosas que corona la obra, y
cada una de ellas es la más interesante.
Como a todo el mundo circuló la
empresa, no tengo más tiempo que para decirle que en estas noches
anteriores tuve el honor de que estuviese aquí de visita la gordita
con mi señora doña Tomasa, doña María Eugenia, su padre y don
José de María, todos buenos.
Siempre de usted amado amigo y
afectísimo paisano
Q. S. M. B.
Gervasio Anto
de Posadas. (6)
A monsieur don José de
San Martín
Buenos Aires, le 5 juillet
1814
Cher ami,
Avec de si bonnes
nouvelles et si fréquentes, je vous tiens maintenant pour
entièrement rétabli.
Voilà que part le
quatrième extraordinaire (7) qui recouvre deux choses que couronne
l'œuvre, et chacune d'elles est des plus intéressantes (8).
Comme l'entreprise a
circulé partout, je n'ai que le temps de vous dire que ces nuits
passées, j'ai eu l'honneur de recevoir la visite de la petite avec
madame doña Tomasa, doña María Eugenia, son père et don José de
María, qui se portent tous bien.
Pour toujours votre ami et
compatriote affectionné qui vous baise les mains.
Gervasio Antonio de
Posadas
(Traduction Denise Anne
Clavilier)
Nul
ne peut ici jurer que "la
gordita",
c'est bien Remedios mais ça y ressemble bigrement. Les autres
visiteurs sont en effet sa mère, doña Tomasa, sa demi-sœur, María Eugenia, née du premier mariage de Antonio de Escalada, don Antonio
lui-même est là ainsi que le mari de María Eugenia. José de María
était né à Cadix. "Gordita"
est
ici un terme affectueux, qu'il ne faudrait pas traduire par
grassouillette. Il est d'ailleurs toujours en usage dans ce sens qui
sonnerait en français comme "ma
grande"
ou "ma
jolie".
Depuis
Córdoba, où sa santé s'est donc rétablie, San Martín sollicite,
en ce mois de juillet, le poste de gouverneur de Cuyo, immense
province qui couvre les actuels territoires de Mendoza, San Luis et
San Juan. La capitale, Mendoza, contrôle l'accès aux Andes. De là,
il pourra entamer sa grande entreprise : faire tomber la place
forte absolutiste de Lima, en passant non pas par l'actuelle Bolivie
(le haut Pérou) mais par la mer, en remontant les côtes du Chili
vers le nord, le long du désert d'Atacama.
Trop
heureux de le savoir à nouveau en bonne santé, Gervasio Posadas le nomme
Gouverneur-Intendant de Cuyo en août 1814 et l'envoie donc à
Mendoza, une ville qu'il connaît lui-même fort bien pour y avoir
vécu quelques années plus tôt.
San
Martín écrit alors à Remedios de venir le rejoindre. Et commence
entre les deux hommes une correspondance dont nous n'avons que la
partie de Posadas, qui y mêle sans cesse la politique et les
affaires privées. C'est qu'il a vu naître Remedios, qui n'a alors
que dix-sept ans. Notaire du diocèse depuis 1789, il connaît
parfaitement toute la famille Escalada. C'est lui qui a rédigé à
peu près tous leurs contrats de mariage et traité leurs
successions. Il est l'un des très rares correspondants de San Martín
à lui parler de Remedios en l'appelant tout simplement par son
prénom, sans y mettre d'autres formes.
Le
16 septembre, alors que la jeune femme est depuis un mois dans ses
préparatifs de voyage, Posadas écrit à nouveau à San Martín :
[...] Mucho partido
puede ganar con su trato el amable genio de Remedios, la cual
va bien acompañada con doña Benita Merlo y su esposo Manolito
Corvalán, que es natural de esa ciudad, de una de las familias
principales, y va de teniente gobernador á San Juan. [...]
PD : Acabo de saber
que su madama no sale hasta de aquí á ocho días. (6)
L'aimable génie
[caractère] de Remedios peut vous gagner de nombreux partisans avec
son entregent. Elle prend la route en bonne compagnie, avec doña
Benito Merlo et son époux, Manolito Corvalán, qui est originaire de
San Juan, d'une de ses plus importantes familles, et qui s'y rend en
qualité de sous-gouverneur de cette ville. […]
PS : je viens
d'apprendre que votre épouse ne part pas avant huit jours d'ici.
(Traduction Denise Anne
Clavilier)
N'est-il pas
impressionnant de voir un homme de cinquante-sept ans, posé,
réfléchi, prudent et débonnaire comme Posadas, porter un jugement
aussi admiratif sur une jeunette de dix-sept ans qu'il a fait sauter
sur ses genoux, d'autant plus qu'il s'adresse à un baroudeur ?
A trente-six ans, San Martín a déjà surmonté les plus épineuses situations, conduit la quarantaine de Cadix pendant une épidémie de fièvre jaune, mené dix années de double vie, révolutionnaire libéral dans le secret des loges andalouses et officier de l'armée royale au grand jour dans l'Espagne cadenassée de Carlos IV... Pouvoir apporter quelque chose à un tel homme n'est pas donné à tout le monde !
A trente-six ans, San Martín a déjà surmonté les plus épineuses situations, conduit la quarantaine de Cadix pendant une épidémie de fièvre jaune, mené dix années de double vie, révolutionnaire libéral dans le secret des loges andalouses et officier de l'armée royale au grand jour dans l'Espagne cadenassée de Carlos IV... Pouvoir apporter quelque chose à un tel homme n'est pas donné à tout le monde !
Plus tard, le 1er
octobre, alors que le pire revers militaire au Chili va changer pour
deux longues années les perspectives stratégiques de San Martín
(9), l'expédition cuyaine est enfin prête et Posadas se jette sur
sa plume pour en informer San Martín, dont on devine sans peine
l'impatience de voir arriver sa femme (il l'a quittée à la fin de
l'année précédente). San Martín et Remedios entretenaient une
relation notoirement amoureuse et tous ceux qui les ont vus ensemble,
que ce soit à Buenos Aires ou à Mendoza, en témoignent sans
ambiguïté, quoi qu'en disent certains auteurs mal intentionnés
qui, jusqu'à aujourd'hui, cherchent à créer du scandale avec des
adultères imaginaires de l'un et de l'autre (10).
Señor don José de San
Martín.
Buenos Aires, 1° de octubre de 1814
Mi amado amigo :
Por fin ya partió su madama, la cual
no ha tenido la culpa en la demora, sino sus padres (según que ellos
mismos me lo han dicho) pues no han querido que pase a un país nuevo
sin todos los atavíos correspondientes a su edad
y nacimiento. Al fin son padres y es forzoso que al menos en
esta ocasión los disculpe usted.
Peña queda enterado de su capítulo de
carta y este bueno y fiel amigo dice que hasta de Montevideo escribió
a usted.
Por lo que hace a nuestro amistoso
suplemento, ya me parece que le escribí a usted, lo entregase al
administrador de aduana don Juan Gregorio Lemos.
Balcarce, o ha desconfiado de la
sinceridad y buena fe con que lo he tratado o no hay con qué lo
contente. El correo pasado hablé con su hermano el gobernador de
ésta, para que le escribiese, como le escribió, a fin de que
francamente le dijera qué era lo que le acomodaba, cuya contestación
espero para resolver acerca de lo que usted me propone.
Por lo que hace a Corvalán no tengo el
menor reparo, y ahí, en llegando el caso será colocado en lo que
usted quiera y me avisa. Toda esta familia es buena, amiga de Buenos
Aires y digna de ser tratada y considerada.
En esa ciudad hay un vecino honrado,
nombrado don Joaquín de Sosa y Lima al cual en este correo le digo
que se acerque a usted con confianza para tratar de varios
particulares sobre reparos en la catedral y adelanto provisional del
puente. Tiene su famosa posesión del otro lado del Zanjón y es un
buen vecino, formal y de juicio y por eso solo está mal querido de
algunos.
Los árabes corren de un lado para el
otro y así lo tienen encarnizado a Carlos en perseguirlos (a mi
entender sin juicio); de modo que no sé de él desde el día 18 del
pasado.
Déjese usted de galopadas y cuídese
mucho porque hay mucho que ver y no tenga ni un instante ocioso a
éste su apasionado y verdadero amigo
Q. S. M. B.
Gervasio Antonio de
Posadas (6)
Monsieur don José de San
Martín
Buenos Aires, 1er
octobre 1814
Mon très cher ami
Enfin, votre épouse est
partie. Le retard n'est pas sa faute mais celle de ses parents (ce
sont eux-mêmes qui me l'ont dit) car ils n'ont pas voulu qu'elle
s'en aille dans un nouveau pays sans tout le trousseau qui correspond
à son âge et à sa naissance (11). Que voulez-vous ? ce sont
des parents et vous êtes bien obligé, au moins dans cette occasion,
de ne pas vous fâcher contre eux.
Peña (12) est au courant
du paragraphe de votre lettre et ce bon et fidèle ami dit qu'il vous
a écrit, même de Montevideo.
Pour ce qui touche à
notre supplément amical, il me semble vous avoir déjà écrit de le
remettre à l'administrateur de douanes, don Juan Gregorio Lemos.
Quant à Balcarce (13), ou
il n'a pas confiance dans la sincérité et la bonne foi avec
lesquelles je l'ai traité ou il n'y a pas moyen de lui faire
plaisir. Au dernier courrier, j'ai parlé avec son frère, le
gouverneur d'ici, pour qu'il lui écrive, ce qu'il a fait, afin qu'il
lui dise franchement ce qui l'accommoderait et j'attends sa réponse
pour prendre ma résolution sur ce que vous me proposez.
Pour ce qui touche
Corvalán, je n'ai pas la moindre objection et le cas se présentant,
il sera affecté à ce que vous voudrez et ce que vous me direz.
Toute la famille est digne, amie de Buenos Aires (14) et mérite
d'être considérée et bien reçue.
A Mendoza, il y a un
propriétaire honorable, nommé don Joaquín de Sosa y Lima, auquel
par ce courrier je dis de s'adresser à vous avec confiance pour
traiter de différents détails sur les travaux de restauration de la
cathédrale (15) et l'avance provisoire du pont. Il a ses fameuses
terres de l'autre côté du canal (16) et c'est un bon citoyen,
sérieux et de bon sens et rien que pour cela, il y en a quelques uns
qui ne l'aiment pas beaucoup.
Les rustres (17) courent
d'un côté à l'autre, avec Carlos acharné à les poursuivre (bien
à tort à mon avis). Tant et si bien que je n'ai pas de nouvelles de
lui depuis le 18 septembre.
Laissez votre cheval à
l'écurie et prenez bien soin de vous, parce qu'il y a beaucoup à
faire et qu'il ne me reste pas un instant de repos.
Votre ami passionné et
véritable, qui vous baise les mains.
Gervasio Antonio de
Posadas
(Traduction Denise Anne
Clavilier)
* * *
Après ces quelques
touches de l'importante époque de Mendoza, prochain épisode de laé
présentation de ce prochain livre, le 16 mars, pour l'anniversaire
de la création du Régiment des Grenadiers à cheval.
Cependant, comme ce 16
mars tombe un dimanche de salon du livre (à Boissy Saint-Léger), je
publierai l'article soit le 15 soit le 17, en fonction de l'actualité
et de ma propre charge de travail.
* * *
Pour participer à la
souscription de San Martín par lui-même et par ses contemporains, à
paraître en mai 2014, téléchargez le bon de souscription en forma tpdf. Jusqu'au 30 avril 2014, il est vendu au prix de lancement de 20 €
(au lieu de 24,90).
Plus d'informations sur le
site de la maison d'édition et le mien.
Pour aller plus loin :
Sur les rapports du
Cabildo de Mendoza avec San Martín, voyez mon article de novembre 2012, publié à l'occasion de la sortie de San Martín à rebours
des conquistadors, la biographie que j'ai consacrée au Père de la
Patrie argentine, sortie en décembre 2012 chez le même éditeur.
Pour lire d'autres
documents historiques avant la parution du nouveau recueil :
l'article de la Gaceta de Buenos Aires du 5 février 1813 (attention : la traduction en
français n'est pas publiée en ligne, je l'ai réservée pour San
Martín par lui-même et par ses contemporains, où on la trouvera à
la page 37)
l'article de la Gaceta de
Buenos Aires sur la victoire de San Martín à Chacabuco (12 février
1817), dûment traduit en français
les articles du Journal des Débats à Paris sur cet événement contraire aux intérêts de
l'Espagne de Fernando VII
l'article du Diario
Constitucional de Barcelona sur l'expédition de San Martín contre Lima, capitale du vice-royaume du Pérou
les notes du capitaine
Basil Hall sur l'entrevue qu'il a eue avec San Martín devant la côte
de Lima trois semaines avant la chute de la ville
les notes de Basil Hall
sur le comportement privé de San Martín pendant la campagne du
Pérou
l'analyse de l'action de San Martín au Pérou, dressée en 1840 par le Français Gabriel
Lafond.
Vous pouvez aussi écouter
en ligne l'interview que j'ai donnée sur le même sujet en mai dernier à Jordi Batallé, de RFI espagnol, en août à Darío
Bursztyn sur les ondes de Radio Nacional avant celle qui sera
diffusée le 20 mars prochain à 20h30 (heure de Buenos Aires) sur
RAE et que conduira Leonardo Liberman. Elle sera en ligne dès le
lendemain, sur le blog de RAE espagnol et sur son propre blog, El
Mirador Nocturno.
(1) Depuis la fin du règne de Carlos
III (qui meurt en 1788), les Espagnols tout fraîchement débarqués
s'emparaient de tous les postes stratégiques dans l'administration
du vice-royaume, au détriment des Criollos, nés sur cette terre.
Cet usage s'était accentué encore sous Carlos IV et, malgré cela,
en 1806, les troupes du roi avaient pris la poudre d'escampette
devant le corps expéditionnaire britannique, laissant les colons
civils seuls face au danger et dans l'obligation d'assurer leur
défense avec les moyens du bord. C'est dire si chez le Portègne de
1810, la coupe était pleine. Aussi avait-on saisi la première
occasion pour se débarrasser du dernier vice-roi, l'amiral Baltasar
Cisneros (voir mes articles sur la Semaine de Mai, d'il y a bientôt
quatre ans). Ce n'était certainement pas pour accepter un officier
qui aurait ressemblé un tant soit peu aux anciens fonctionnaires
royaux en mars 1812. San Martín avait donc un pouvoir de conviction
peu commun pour que le triumvirat lui accorde si vite ce qu'il
demandait pour assurer le sort de la révolution...
(2)
Mariano Escalada, à peine seize ans, n'était encore que cadet. On
suppose qu'il a observé la confrontation depuis le clocher de
l'église du couvent San Marcos. En revanche, pour son frère aîné,
Manuel, déjà officier après une rude et rapide formation d'à
peine onze mois, San Lorenzo fut le baptême du feu. Les deux s'en
sont sortis sans une égratignure. Par la suite, ils allaient jouer
un grand rôle auprès de San Martín, comme aide de camp, messagers
et commandants militaires dans des batailles comme Chacabuco (voir
mon article du 12 février 2014) et Maípu, sur le sol chilien.
(3)
Il y a un autre pan de correspondance dont il ne nous reste rien et
dont l'absence aiguise l'imagination des faiseurs de légende (et des
scribouillards escrocs qui, à Buenos Aires, tâchent de nous vendre
des vessies pour des lanternes, en inventant des thèses farfelues,
celui-ci que San Martín était un bâtard métisse qui sema les
enfants illégitimes partout sous ses pas, cet autre qu'il était un
espion à la solde des Anglais... On voit de tout dans les librairies
argentines !). Cet autre pan disparu, c'est la correspondance que
San Martín a entretenue avec son ami María Alejandro Aguado
(1785-1842), comte de Monte-Rico et marquis de los Maresmas del
Guadalquivir, fastueux homme d'affaire espagnol dans la France de
l'âge romantique, qui inspira à Alexandre Dumas le personnage
fantasque et ténébreux du comte de Montecristo, à la fortune sans
borne... On sait qu'à Paris, ils furent très amis, au point que San
Martín a tenu les cordons du poêle le jour de l'enterrement
d'Aguado. On pense même qu'ils se tutoyaient, ce qui est rarissime
chez San Martín, qui réserve ce traitement aux membres de sa
famille et à un autre de ses amis, un seul, Gregorio Gómez.
(4)
Il a en touché deux mots à Tomás Guido, très lointain cousin de
sa belle-mère, et dans cette petite phrase, on le sent inquiet pour
la santé de sa femme. Alors qu'il est retenu par les affaires
militaires à Santiago, il craint que Remedios refuse de repartir
vers Buenos Aires, où ses parents, croit-il grâce à l'expérience
de l'année précédente, auront tôt fait de la rétablir en la
faisant manger d'abondance pour qu'elle reconstitue ses forces. Une
cuillère pour papa, une cuillère pour maman... En 1818, ils avaient
même réussi à lui faire prendre du poids !.
(5)
A tel point que la source alveariste sur San Martín et l'ensemble
des événements révolutionnaires et indépendantistes est à
prendre avec d'infinies précautions. Les Alvear racontent n'importe
quoi avec l'aplomb d'une dynastie à la Kennedy. Voir mon article du 29 décembre 2013 sur le quartier de Recoleta qu'ils ont annexé pour
y mettre en scène la geste très factice de leur propre famille.
(6)
Source : Documentos del Archivo de San Martín, tome 2, Museo
Mitre, Buenos Aires, 1910.
(7)
Courrier officiel transporté non pas par la malle ordinaire mais par
un messager spécialement commis à cet effet. Il s'agit donc d'un
document urgent. Et ce billet n'en est que l'accompagnement
personnel.
(8)
Il est probable qu'il ait fait allusion ici à une décision de la
Loge de Buenos Aires, organisme secret, dont le but était
l'indépendance de l'Amérique du Sud, une idée à laquelle une
majorité d'Américains, dans les classes sociales supérieures,
n'étaient pas encore ralliée en 1814. Il fallait donc s'entendre
secrètement, dans un cadre disciplinaire d'une sévérité inouïe,
comme cela s'est passé dans la résistance sous l'Occupation. San
Martín, Alvear et Posadas sont quelques uns des fondateurs de cette
cellule révolutionnaire dont le mode de fonctionnement a été
inventé à Londres par le Vénézuélien Francisco de Miranda
(1750-1816), grand révolutionnaire qui s'était battu dans la guerre
d'indépendance des Etats-Unis, avait participé à la bataille de
Valmy puis à plusieurs conflits révolutionnaire jusque sous le
consulat. Il a fini ses jours en prison à Cadix, livré aux
Espagnols par son propre disciple, Bolívar, selon la thèse la plus
communément admise.
(9)
Le 2 octobre, l'armée révolutionnaire chilienne, divisée entre
deux partis, celui des frères Carrera et celui de O'Higgins, est
défaite à Rancagua par les absolutistes dirigés par Osorio. Une
quinzaine de jours plus tard, Remedios va arriver dans la petite
ville alors très pauvre de Mendoza submergée par un flot de 2000 réfugiés chiliens, qui auront tout perdu dans la catastrophe, sauf
la vie. Et San Martín va devoir, à partir de rien, constituer
l'Armée des Andes, son parc d'artillerie et tout le ravitaillement
qu'il faut pour, une fois au Chili, ne pas entamer les réserves du
pays libéré, qui aura entre temps été mis en coupe réglée par
une administration aux ordres de Fernando VII, à travers le très
jusqu'au-boutiste vice-roi de Lima.
(10)
Le plus absurde dans ce domaine est un roman de gare, paru en 2000,
et qui veut que Remedios ait été la maîtresse de Bernardo
Monteagudo. Manque de bol pour la crédibilité de l'auteur : à
l'époque à laquelle elle situe ces amours coupables, Remedios se
trouvait à Buenos Aires, très malade, et Monteagudo était à Lima,
aux côtés de San Martín. Mais comme les Argentins connaissent très
mal leur histoire, dont l'apprentissage scolaire est un véritable
pensum, ils peuvent gober ça... La même chose avec les rumeurs
entretenues par La Nación et dont je vous parlais hier, sur le
prétendu refus de Cristina de Kirchner de recevoir l'actuel Pape du
temps où il était l'archevêque de Buenos Aires. Tout cela est
faux, a été démenti et re-démenti mais ça continue à circuler,
sous la plume de journalistes peu scrupuleux ou qui ne prennent pas
la peine de s'informer et sur le clavier d'internautes péremptoires
qui commentent à tort et à travers les articles des précédents.
Une calamité !
(11)
L'historien revisionista, militant péroniste s'il en est, Norberto
Galasso a une interprétation bien à lui de ces diligences de don
Antonio et doña Tomasa : il veut y voir le mépris de riches
oligarques envers leur gendre impécunieux. Mais rien ne dit qu'il a
raison, bien au contraire. D'abord parce que l'oligarchie que les
péronistes haïssent et combattent n'existe pas encore à cette
époque, elle n'apparaît que sous Rosas comme une réaction contre
et pour sa politique. Donc on n'y est pas encore, loin de là.
Ensuite parce que cette attention parentale peut être interprétée
comme une honorable délicatesse : constituer une garde-robe
complète d'épouse de gouverneur, c'est alléger d'autant la charge
financière pesant sur San Martín, dont ils connaissent déjà très
bien la priorité économique et morale qu'il attache à la cause
indépendantiste. Sans oublier tout bonnement qu'il leur faut doter
leur fille, qui n'a pas encore quitté leur toit et n'a donc sans
doute même pas consommé son union, s'étant mariée encore
impubère. Il y a deux cents ans, on sait que la puberté
n'apparaissait que vers quinze ans, sans que nos épidémiologistes
sachent pourquoi elle a ainsi avancé de deux ans en deux siècles.
En un temps où il n'existe aucun système social de protection et de
prévoyance et où les vêtements constituent la presque totalité du
patrimoine matériel d'une personne ou d'une famille, avec le
mobilier et -en Amérique- les esclaves, les parents de Remedios ont
donc le devoir absolu d'apporter la part de la mariée au patrimoine
du jeune ménage. Par ailleurs, l'invitation de leur gendre à
Remedios les aura pris de court, ils se voyaient bien garder encore
un bon moment leur fille à la maison et ils ont dû courir dans
toute la ville pour lui composer son trousseau, qu'ils n'avaient pas
pu constituer auparavant puisqu'elle n'avait sans doute pas fini de
grandir.
(12)
Il s'agit de Nicolás Rodríguez Peña, un héros de mai 1810,
celui-là même qui a donné son nom à la rue de Buenos Aires qui a
elle-même transmis son nom au tango Rodríguez Peña, à cause d'un
très populaire salon de danse qui s'y trouvait à l'aube du XXème
siècle. On l'appelle Peña parce que le patronyme Rodríguez est
trop fréquent (même chose avec González, Fernández et autres noms
tout aussi répandus). Où l'on voit que San Martín s'est très vite
fait beaucoup d'amis très sincères dans le secteur révolutionnaire
de la capitale.
(13)
Des quatre frères Balcarce, il doit s'agir de Marcos, qui était
gouverneur par intérim de Cuyo et aura mal pris de ne pas être
titularisé dans cette fonction. Il a été envoyé au Chili ou est
sur le point de s'y rendre, pour soutenir les révolutionnaires
transandins en très mauvaise posture. Son frère, dont l'entremise
est sollicitée, n'est autre que Antonio Balcarce, alors gouverneur
de la Province de Buenos Aires et futur Directeur suprême en 1816,
juste avant la déclaration d'indépendance. Accessoirement père du
futur gendre de San Martín, Mariano. Mais personne ne peut encore
s'en douter. Tout ce beau monde appartient à la Loge de Buenos Aires
et donc au parti indépendantiste.
(14)
Ce qui veut dire qu'ils sont acquis à la légitimité de Buenos
Aires comme capitale et comme chef de la révolution. Ce n'était pas
le cas partout dans les Provinces. En particulier par exemple à
Montevideo où la domination de Buenos Aires était combattue les
armes à la main.
(15)
Mendoza est située aux pieds des Andes dans une région sismique. La
cathédrale et les autres églises souffrent souvent des mouvements
de terrain. Il est possible qu'un tremblement de terre ait eu lieu
quelques années auparavant et que les travaux n'aient pas encore été
entrepris à cause de la révolution.
(16)
Ici, le terme est difficile à traduire. Le Zanjón avec une
majuscule laisserait penser qu'il s'agit bien d'un cours d'eau,
naturel ou artificiel. Mais ce pourrait être aussi une faille qui
est apparu dans le sol et qui empêche désormais ce monsieur
d'accéder à ses terres sans un pont qu'il faut jeter entre les deux
bords.
(17)
Le terme original vient d'un usage espagnol datant de la Reconquista,
quand l'hostilité entre musulmans et chrétiens était à son
comble. L'acception péjorative a disparu en Espagne mais non pas en
Amérique, qui a conservé, sans y toucher, certains tours apportés
sur ces terres au XVIème
siècle. Les rustres en question sont les partisans de José Artigas,
les premiers fédéraux que Carlos de Alvear s'est mis à poursuivre
après avoir pris Montevideo aux absolutistes. Et on voit que
Posadas, toute créature d'Alvear qu'il soit censé être, conserve
une bonne indépendance de jugement.