Une de Página/12 avant-hier avec le jeu de mots habituel en l'occurrence : Mettons cartes sur table (cartas = lettres) Pour le texte du Pape, voir les notes en bas de l'article (1) |
Comme il l'avait fait l'année dernière mais d'une manière plus précipitée et informelle, le Pape François a adressé, le 15 mai dernier, à la Présidente argentine des vœux de prospérité pour elle-même et le pays tout entier à l'occasion de la fête nationale, le 25 mai. C'est ce que le Saint Père fait avec les chefs d'Etat de tous les pays en relation diplomatique avec le Saint-Siège. Le texte, d'une grande simplicité, dactylographié jusque dans la signature du Pape, a transité par la voie diplomatique ordinaire, partant du Vatican par la Secrétairie d'Etat pour être acheminé jusqu'à la Nonciature à Buenos Aires, qui l'a transmis au Gouvernement argentin auprès duquel elle est accréditée.
Comme
elle l'a fait l'année dernière elle aussi, Cristina Kirchner a rendu publique
cette missive. Rien de bien étonnant puisqu'à cette époque de l'année désormais, les
Argentins attendent avec tendresse et curiosité les vœux
de LEUR pape.
Or
ce texte présente une particularité. Une toute petite
particularité. Le Pape, tenez-vous bien, agrippez-vous au
bastingage, ça va tanguer ferme ! le Pape, disais-je avant de m'interrompre moi-même, tutoie la
mandataire. Quel coup de tonnerre, dites-moi !
Certes, le tutoiement est fort inhabituel entre chefs d'Etat de différents
continents, mais il est commun entre les chefs d'Etat sud-américains
qui se tutoient à bras raccourcis dans leurs réunions au sommet
(les nôtres aussi au sein de l'Union Européenne, soit dit en
passant !) et tout le monde sait que François tutoie à tour de bras,
dans l'Eglise, hors de l'Eglise, dans la société civile et ailleurs
encore si c'était possible. Re-certes, ce tutoiement peut surprendre
quand on connaît les relations détestables qui ont pu exister entre
Cristina et Monseigneur Jorge Bergoglio jusqu'au 13 mars 2013. Mais enfin
ce temps est clairement révolu. Les efforts de rapprochement qu'ils
ont déployés depuis cette date n'ont échappé à personne, la
lettre de vœux très rigolote envoyée par la Présidente au Souverain Pontife pour la saints Pierre
et Paul 2013 nous avait déjà distillé les prémices d'une
cordialité que le protocole n'encombrait plus entre eux (voir mon article du 6 juillet 2013). Qui plus est, avec un doigt de jugeote,
une pincée de conscience professionnelle et un bref coup de fil au
secrétaire d'ambassade à la Nonciature pour parer à toute
éventualité d'erreur de jugement, un bon journaliste pouvait facilement se douter que Cristina n'aurait jamais publié une
telle lettre ornée d'une telle signature, si elle n'avait pas eu la
certitude de tenir en main un texte rigoureusement authentique.
C'est une vraie politicienne, tout le monde en convient. Elle a le
sens de la mise en scène, c'est un fait certain, mais elle est loin,
très loin, vraiment très loin d'être idiote ou même simplement maladroite. Et il eût été suicidaire pour elle et
sa famille politique de risquer le boomerang d'un démenti, fût-il
voilé ou détourné, alors que, ne se représentant pas à
l'élection présidentielle de l'année prochaine, la protection
diplomatique anti-bourde dont elle pouvait bénéficier avant cela a
perdu pour elle beaucoup de son efficacité maintenant.
Bref,
il y avait bien là de quoi amuser la galerie grâce aux commentaires des fantaisies langagières et protocolaires du Saint-Père, qui en a commis bien d'autres du même acabit depuis un peu plus d'un an et à
la plus grande joie de tout le monde (à part quelques chameaux de
vertu et autres rabat-joie qui nous pompent l'air), mais il n'y avait
vraiment pas de quoi fouetter un chat.
Or
voilà que vendredi 23 mai dans la journée, Clarín et La Nación
ont titré en une que cette lettre était un faux, déclenchant un
véritable tohu-bohu diplomatique à Buenos Aires et dans la
Cité-Etat du Vatican, autour d'un document totalement anodin, mis à
part ce tutoiement inattendu.
Une partielle de Clarín le 23 mai telle qu'elle a été produite par Página/12 |
Pour
en contester l'authenticité, Clarín et La Nación se sont appuyés
sur les déclarations intempestives et aucunement autorisées d'un
prêtre argentin, nommément cité, en poste au Vatican depuis 2006
et que les deux journaux présentent comme faisant partie de
l'entourage proche du Pape. Or les deux quotidiens publient
régulièrement comme certaines des informations fantaisistes au
sujet du Pape et de ses relations réelles ou supposées avec des
personnalités et des institutions argentines, qu'ils disent provenir
de sources vaticanes. S'agissait-il à chaque fois de cet homme-là ?
On peut se demander en tout cas si des journalistes dignes de ce nom
pouvaient s'en prendre de bonne foi à un document d'une telle
innocuité pour un motif aussi futile ? Ces gros titres sont-ils
de leur fait ou ont-ils été imposés à la rédaction pour servir,
en dehors de toute déontologie, les intérêts politiques supérieurs
des groupes médiatiques auxquels ils appartiennent, que l'on sait
férocement hostiles à l'actuelle politique en faveur d'une
pluralité médiatique effective dans le pays et bien identifiables
pour la désinformation à laquelle ils se livrent régulièrement,
en profitant du quasi-monopole dont ils bénéficiaient jusqu'à la
mise en place de la nouvelle loi sur l'audiovisuel (voir à ce propos
mon article du 30 octobre 2013) ?
Une de La Nación du 23 mai produite par Página/12 selon le même procédé que plus haut |
Il
se trouve que la date de ce 23 mai tombait à pic : d'abord
parce qu'elle se situe immédiatement avant la fête nationale
argentine, qui se tient aujourd'hui, 25 mai, pendant le week-end,
donc sans jour férié stricto-sensu, ensuite parce que le Pape, son
Secrétaire d'Etat, Monseigneur Parolin, son porte-parole, le père
Lombardi, et tout le personnel diplomatique et médiatique du
Saint-Siège étaient tous très occupés par les ultimes préparatifs
d'un voyage suprêmement délicat en Terre Sainte, dans l'un et
l'autre camp des belligérants médio-orientaux, et donc peu
susceptibles de prêter attention à une anicroche en Argentine.
Raté ! Les attaques ont été si violentes et le scandale si
dénué de fondement que le Pape a lui-même décroché son
téléphone vendredi en fin de matinée pour assurer l'ambassadeur
argentin auprès du Saint-Siège de l'authenticité de ce message ne
portant aucune signification politique particulière qu'on ne sache
déjà (la Présidente et le Pape entretiennent d'excellentes relations
personnelles et institutionnelles – la belle affaire !).
L'ambassadeur a aussitôt relayé l'information auprès de son
gouvernement, soutenu en cela par le nonce lui-même, qui a improvisé
une conférence de presse au seuil de sa résidence à Buenos Aires.
Et Clarín et La Nación ont été contraints de démentir
l'affirmation tonitruante de leurs unes respectives, dans des
articles embarrassés qu'il faut maintenant chercher avec un peu de
ténacité pour les retrouver dans leurs archives. A Rome, le Père
Federico Lombardi a lui aussi apporté un démenti formel devant les
journalistes accrédités et le prêtre argentin, qui avait mis le
feu aux poudres par sa prise de parole irresponsable au micro d'une
radio privée argentine (appartenant à un groupe de l'opposition), a
dû y faire publiquement amende honorable, avec rétro-pédalage en
bonne et due forme.
Jeune
homme : On dit que le pape a envoyé une lettre à Cristina.
Représentant
de l'oligarchie : Est-ce que la lettre dit "Andate Yeguarum" ?*
Jeune
homme : Non
Oligarque :
Alors, c'est un faux.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
*
Latinisation (de cuisine) de la formule injurieuse "Andate yegua" ("Fiche le camp, guenon", en bon français si l'on peut parler ainsi, quand bien même yegua se
traduit littéralement "jument").
Aujourd'hui,
comme toujours lorsqu'une de leurs grosses ficelles est mise à jour
par leurs adversaires, et donc notamment par Página/12, les deux
journaux sont muets sur cette baudruche explosée, affaire montée en
épingle dans le but évident de nuire à la Présidente et peut-être
au Pape lui-même à la veille d'un important voyage (2).
Página/12,
quant à lui, dénonce avec insistance cette manœuvre qui laissera
pantois le public européen tant elle est cousue de fil blanc.
Malheureusement, en Argentine, la culture démocratique est encore
peu développée dans une grande partie de la population et ces
informations, diffusées à satiété pendant quelques heures dans
les journaux télévisés et radiophoniques, sur les chaînes
privées, risquent tout de même de laisser des traces dans bon
nombre d'esprits influençables. Sans doute est-ce là l'une des
raisons pour lesquelles le Pape, malgré son agenda, s'est donné la
peine d'intervenir, en dénonçant cette tentative pour susciter une
querelle là où il n'y en avait pas. Sa prise de parole pourra sans
doute avoir été relayée aujourd'hui dans les églises à la messe
dominicale et dans toutes les cathédrales du pays à l'occasion du
Te Deum patriote célébré dans toutes les capitales provinciales.
Une de Página/12 d'hier exhibant en première page la lettre de Juan Pablo Cafiero, ambassadeur d'Argentine auprès du Saint-Siège |
Il
n'en reste pas moins vrai que Clarín et La Nación ont aussi trouvé
là le moyen d'augmenter sensiblement leurs ventes juste avant que le
voyage pontifical en Terre Sainte leur assure un bon chiffre
d'affaires pour le week-end et le début de la semaine.
C'est lamentable.
Pour
aller plus loin :
lire
l'article de fond de Página/12 du 23 mai
lire
l'article de fond de Página/12 du 24 mai
lire
l'éditorial de Página/12 du 24 mai
lire
l'article de Sergio Rubín dans Clarín du 23 mai (Sergio Rubín est
un excellent journaliste, il reconnaît depuis Rome y perdre un peu son latin. Or ce n'est pas du tout un zigoto écervelé, c'est le spécialiste des questions religieuses
de la rédaction de ce groupe et il y a dans son domaine des spécimens nettement plus discutables que lui)
lire
le dossier sur les relations entre François et l'Argentine qu'on trouve aujourd'hui dans La Nación (il
a peut-être été expurgé mais je n'ai pas eu le temps de suivre
cette affaire depuis le salon du Béthune où j'ai passé les deux
jours précédents).
(1) Traduction de la lettre du Pape (par Denise Anne Clavilier)
Vatican,
le 15 mai 2014
Cristina,
C'est avec plaisir que je te fais parvenir mon salut et l'expression de ma
proximité à l'occasion de la fête nationale, avec mes vœux les
plus sincères pour tous les Argentin [sic], pour lesquels je prie le
Seigneur, par l'intercession de la très sainte Vierge de Luján,
pour qu'ils trouvent des chemins de coexistence pacifique, de
dialogue constructif et de coopération mutuelle et que croissent
ainsi partout la solidarité, la concorde et la justice.
Cordialement
François.
(2)
Ce n'est pas la première fois qu'un membre de la Curie balance dans
la presse avide de scandales autour d'un Pape qui bouscule les
habitudes des commentaires assassins. A ma connaissance, la dernière
fois, c'était peu avant le Carême lorsqu'un prêtre a lancé contre
ses confrères du diocèse de Rome des accusations gratuites de
pédophilie, accusations pour lesquelles le Pape avait demandé
pardon au clergé diocésain lors d'une rencontre personnelle avec
les curés romains.