Dès hier, Mauricio Macri, le président
élu argentin, a tenu à mettre certaines choses au clair, en
paroles. Pris de vitesse par ses ultras qui s'étaient empressés dès
lundi de publier dans La Nación un éditorial réclamant la fin des
procès contre les criminels de la Dictature, procès comparés à
des actes de vengeance (1), le futur président a annoncé que les
procès continueront mais que le traitement pénal de ces crimes
relèverait désormais exclusivement de la Justice et ne feront plus partie d'une "politique d'Etat" (2).
En Argentine, on confond encore volontiers Etat et Gouvernement. Macri signifie donc ici que l'exécutif ne prendra plus aucune initiative pour favoriser ces démarches pénales. Or il se trouve que depuis 2003, c'est-à-dire l'arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner, les ONG des droits de
l'homme (Abuelas, Madres, HIJOS, Familiares, etc.) sont soutenues par des subsides publics grâce auxquels elles
ont pu mener tant et tant de campagnes de sensibilisation du public (tant et si bien que ce ne sont peut-être plus exactement des ONG...).
Ce sont ces campagnes nationales et internationales qui ont pourtant permis de retrouver
des enfants volés et de mettre en place toute l'infrastructure juridique et technique capable aujourd'hui de faire la lumière sur ces affaires, d'identifier les corps et les vivants et de refermer un peu les plaies ouvertes par les années de plomb.
Cliquez sur l'image pour lire les textes |
Cette nouvelle déclaration a le mérite de
modérer les propos tenus par Mauricio Macri plus tôt dans la
campagne où il avait promis d'en finir avec les droits de l'homme ! Apparemment son intention se réduirait à couper les vivres aux ONG qui
devront donc trouver des sources privées de financement, des
appels aux dons, comme le font ici la plupart des associations du même type. A ceci près que dans un pays pauvre comme l'Argentine, l'affaire se
présente d'une manière un peu différente et il faut sans doute en
conclure que le Secrétariat d'Etat aux droits de l'homme a vécu et
ne sera pas pourvu dans le gouvernement qui s'annonce.
Cet éditorial de La Nación a
d'ailleurs déclenché une vague d'indignation dans la presse et une
protestation des plus vives de la part de l'assemblée des
journalistes du journal lui-même, ce dont le quotidien a
rendu compte dans son édition d'hier, photo à l'appui. Preuve à première vue que l'élection de Mauricio Macri n'aurait pas été motivée par une
volonté des citoyens de renier l'acquis en la matière des années
écoulées. Ce matin, Página/12 se faisait même l'écho des
déclarations apaisantes du président, très macriste, de la Cour
Suprême argentine, qui allaient dans le même sens : il n'est
pas question de faire machine arrière dans ce domaine !
Ils n'ont même pas attendu un jour, proteste Página/12 en gros titre, en exhibant en une la page contestée de La Nación |
Du côté économique, l'autre grosse
inquiétude soulevée par la majorité sortante, Mauricio Macri a
annoncé la création de six ministères pour les activités
économiques (c'est dire si, sans surprise, il met l'économie au cœur
de sa politique), six ministères au lieu des trois qu'il avait
mentionnés jusqu'alors. Il a aussi annoncé la levée du contrôle
des changes dès le 11 décembre, au lendemain de son investiture, et
le lancement d'une expertise sur les contrats signés entre
l'Argentine et la Chine afin que ces échanges internationaux
apportent un flux de dollars US au pays, car il pense que les
réserves fédérales de dollars US sont épuisées et que le
Gouvernement le cache à la nation.
Dès lundi, il a accordé deux
interviews aux deux principaux journaux qui ont soutenu sa campagne :
La Nación (longuement) et Clarín (plus succinctement, comme
d'habitude – Clarín fait partie de la catégorie des quotidiens
légers). Dans ces deux entretiens, Macri se montre conciliant mais
peu évasif sur quelques questions précises, se contentant de
répondre qu'il faut d'abord rétablir la confiance, qui serait le
moteur de tout le reste (dans un pays aussi divisé que l'Argentine,
ce ne sont que des vœux pieux). Il évite en particulier la question
de la dévaluation, préférant promettre de combattre l'inflation de
toutes ses forces (comme tout le monde, de tous les côtés – le
gouvernement sortant a lui aussi tenté de réduire le phénomène
qui ne se résout pas d'un coup de baguette magique). Son peu de
précision serait toutefois à mettre au compte de l'opacité des
affaires publiques et de la nécessité pour lui d'y voir clair dès
qu'il aura accès aux dossiers. Le reste de ses déclarations
correspond à ce que n'importe chef d'Etat peut dire au lendemain de
son élection dans l'attente de sa prise de fonction : il sera
implacable avec la corruption (il utilise à ce propos le langage du Pape pour parler des finances du Vatican et de la pédophilie chez les ministres ordonnés). Il luttera contre le trafic de drogue
en lui opposant "plus
d'intelligence que de muscle". Il proposera à la Cour suprême des constitutionnalistes avec
lesquels il n'a jamais été en contact et tâchera qu'elle soit au
complet au plus tôt (voilà plusieurs années qu'elle ne fonctionne
plus qu'avec quatre et maintenant trois juges alors qu'elle devrait
en compter une dizaine). Macri veut professionnaliser la police
fédérale comme il l'a fait avec la police métropolitaine (3), il
promet que les allocations sociales seront mises à niveau
progressivement pour accompagner le changement sans créer une crise
du pouvoir d'achat, il déclare qu'il lui appartiendra de fluidifier
et de clarifier la vie institutionnelle du pays qu'il trouve trop
brouillonne, ce en quoi il n'a pas tort mais ses adversaires de la
gauche péroniste auront beau jeu de lui répliquer qu'il a lui-même
fait bien peu de cas de la justice portègne lorsqu'il gouvernait la
Ville et que c'est un l'hôpital qui se moque de la charité.
Ceci étant posé, Macri présente cette consolidation du fonctionnement institutionnel comme une audace inédite de sa part et prétend en cela se distinguer de la pratique du gouvernement sortant. C'est très discutable. Si l'on prend un peu d'altitude, on se rendra compte que cette consolidation est une préoccupation de tous les partis depuis la faillite de 2001, un mouvement continu auquel Néstor et Cristina Kirchner ont largement contribué, même s'ils n'ont pas pu se défaire d'un esprit partisan qui est largement partagé par tout le personnel politique à tous les niveaux de responsabilité (j'ai toutefois remarqué qu'au niveau local, à Florencio Varela, par exemple, on peut se parler et travailler ensemble en bonne harmonie entre militants de partis antinomiques). Le véritable progrès apporté par Mauricio Macri consisterait donc à réaliser cette étape supplémentaire de la construction de l'Etat démocratique en dépassant cet esprit partisan qui appartient à une démocratie qui a encore peur, qui manque de maturité. Wait and see comme on dit de l'autre côté de la Manche !
Ceci étant posé, Macri présente cette consolidation du fonctionnement institutionnel comme une audace inédite de sa part et prétend en cela se distinguer de la pratique du gouvernement sortant. C'est très discutable. Si l'on prend un peu d'altitude, on se rendra compte que cette consolidation est une préoccupation de tous les partis depuis la faillite de 2001, un mouvement continu auquel Néstor et Cristina Kirchner ont largement contribué, même s'ils n'ont pas pu se défaire d'un esprit partisan qui est largement partagé par tout le personnel politique à tous les niveaux de responsabilité (j'ai toutefois remarqué qu'au niveau local, à Florencio Varela, par exemple, on peut se parler et travailler ensemble en bonne harmonie entre militants de partis antinomiques). Le véritable progrès apporté par Mauricio Macri consisterait donc à réaliser cette étape supplémentaire de la construction de l'Etat démocratique en dépassant cet esprit partisan qui appartient à une démocratie qui a encore peur, qui manque de maturité. Wait and see comme on dit de l'autre côté de la Manche !
Cliquez sur l'image pour lire les textes en une : l'interview de Macri, comme sur celle de La Nación (plus haut) |
Il
prévient enfin qu'il n'est pas magicien, qu'il aura besoin de toutes
les bonnes volontés pour réussir et qu'il entrera en conciliation
avec l'opposition pour travailler avec tout le monde, à commencer
par Daniel Scioli. S'il passe aux actes et qu'il réussit dans une
opération aussi inédite, c'est qu'il est un grand politique. C'est
la première fois qu'il arrive aux commandes non pas à la tête du
PRO tout seul mais en chef de coalition. Peut-être tient-il compte
ici des autres éléments, même s'ils n'ont recueilli que bien peu
de voix lors des primaires du début août (ils n'ont pas boudé
leurs efforts pour le soutenir par la suite), ils pourront faire
l'appoint au Congrès lorsqu'il faudra dégager une majorité pour
chaque projet de loi présenté sur le bureau des chambres. Jusqu'à
ce jour toutefois, on ne l'a jamais vu aller dans le sens de la
recherche d'un consensus. Etait-ce à cause de l'intransigeance de
l'autre camp (Cristina Kirchner) comme il le suggère lui-même et
comme beaucoup de ses électeurs me l'ont affirmé à Buenos Aires et
à Mendoza ? C'est possible. Tout autant qu'il est possible qu'il ne s'agisse que de propos lénifiants, de circonstances, tels qu'on en entend dans à peu près tous les
pays au seuil d'un mandat électif,
surtout quand il marque une alternance politique. Seul l'avenir nous
dira ce qu'il en est et on devrait le savoir assez vite.
Quoi
qu'il en soit, son ton a changé par rapport à celui de sa campagne
électorale. Il a pris soin de saluer dans ses interviews Cristina
Kirchner et mentionne son appel téléphonique et son fairplay, ce
qu'il avait commis l'erreur d'omettre au soir de son élection,
dimanche. Elu, il ne ressent peut-être plus le besoin de montrer les
dents et d'attaquer ses adversaires, qui n'ont plus rien à lui
opposer de concret, ou bien il a déjà mesuré l'effet désastreux
que cela produisait sur la moité de la population qui n'a pas voté
pour lui.
La
transition sera courte : dix-huit jours seulement, là où les
institutions argentines ont l'habitude de fonctionner sur deux mois.
Les noms des ministres sont peu à peu annoncés à la presse et ce
goutte à goutte nourrit le flux de consultation des sites Internet.
On attend la liste complète ce soir, à 17h, heure locale, au cours
d'une conférence de presse de Marcos Peña, l'ancien directeur de campagne, qui sera le premier
ministre (jefe de gabinete) (4). On murmure déjà le nom du futur
ministre de la Culture : ce serait Pablo Avelluto, l'actuel
responsable des médias publics de la Ville Autonome de Buenos Aires,
tandis que son chef, l'actuel ministère portègne de la Culture,
Hernán Lombardi, prendra (c'est déjà officiel) la direction du
groupe médiatique public, Radio Nacional avec toutes ses stations,
TV Pública, Canal Encuentro, Paka Paka (la télé éducative) et
l'agence Télam. Il aura rang de ministre et devrait aussi voir
tomber dans son escarcelle le parc saisonnier Tecnópolis
(vulgarisation des sciences et des technologies) dont Mauricio Macri
avait mis en doute l'utilité (5), sous prétexte qu'il gênait le
trafic automobile aux environs. A travers plusieurs interviews radio,
Lombardi annonce qu'il veut faire passer ce groupe d'une inféodation
au gouvernement en place (6) à un groupe d'Etat pluraliste comme les
groupes similaires en Grande-Bretagne, en Espagne et en France,
précise-t-il (il a beaucoup voyagé dans ces pays depuis qu'il est ministre, peut-être a-t-il réellement pris le temps d'étudier la question sur place ?). Qui plus est, il salue ce qui s'est passé au sein de
la rédaction de La Nación après l'éditorial au vitriol comme un
signe de bonne santé du journalisme.
L'assemblée des journalistes de La Nación lundi posant dans le studio vidéo installé au milieu de la rédaction Ils portent tous la même phrase : "je condamne l''éditorial" |
Du
côté de la majorité sortante, il y a quelques mauvais perdants
passablement agaçants, comme Aníbal Fernández, le premier
ministre, qui compare les résultats de l'élection à un score à
égalité, alors que trois points séparent l'élu de son challenger.
Certes, c'est peu en Argentine, où la différence est plus souvent
de l'ordre de la quinzaine de points, mais ce n'est pas pour autant
un score à égalité. Il est vrai que Fernández a perdu beaucoup de
plumes dans l'affaire et qu'il ne devait pas s'y attendre du tout.
Candidat malheureux au gouvernorat provincial de Buenos Aires, il se
retrouve aucun mandat, il ne sait pas encore ce que sera son avenir
politique et n'avait visiblement pas prévu de stratégie de repli.
Quant à Daniel Scioli, malgré la double défaite cuisante qu'il a
subie, l'une dans sa Province où son successeur désigné ne prend
pas sa suite, l'autre au niveau national, où son résultat n'est
cependant pas catastrophique, il se verrait bien prendre la direction
du Partido Justicialista et devenir le chef de la principale force
d'opposition au nouveau gouvernement. Il y a peut-être des
personnalités qui feraient mieux l'affaire après un recul aussi
puissant en nombre de voix (la proposition du PJ était arrivée
largement en tête aux élections primaires en août dernier) mais
Cristina Kirchner n'a pas préparé sa suite et ce sont donc les
actuels caciques du parti qui risquent de s'entre-déchirer, comme
toujours après le retrait d'un leader très charismatique et qui
occupait tout l'espace politique.
Pour
en savoir plus :
lire
l'éditorial très contesté de La Nación lundi (intitulé Plus jamais la vengeance)
lire
l'article de une de Página/12 hier, en réaction à cet éditorial
lire
l'article de La Nación dont l'assemblée des journalistes a protesté
contre les positions de l'éditorialiste
lire
l'article de Clarín sur les réactions à l'éditorial de La Nación
lire
l'entrefilet de La Prensa sur les propos de Macri au sujet des droits
de l'homme
lire
l'article de Página/12 ce matin sur les déclarations du juge
Lorenzetti, président de la Cour suprême, sur la poursuite des
procédures judiciaires contre les criminels de la Dictature
lire l'article de Clarín sur ces déclarations de Ricardo Lorenzetti
lire l'article de Clarín sur ces déclarations de Ricardo Lorenzetti
lire
l'article de Clarín sur la composition des chambres et la délicate
majorité à trouver pendant les deux ans qui viennent avant le
renouvellement partiel de mi-mandat (avec deux schémas couleurs qui illustrent les équilibres en vigueur)
lire
l'interview de Mauricio Macri dans La Nación
lire
l'interview de Mauricio Macri dans Clarín
lire
la dépêche de Télam sur le programme annoncé par Hernán Lombardi
(que n'a-t-il agi avec cette libéralité et cette équité
idéologique à la tête du ministère de la culture de la Ville
Autonome de Buenos Aires !)
(1) Des esprits mal placés ou
simplement méfiants pourraient aussi imaginer un coup monté, particulièrement tordu, surtout en voyant la place accordée par La Nación à la réaction de son assemblée des journalistes (ce n'est vraiment pas dans la tradition du titre) :
l'éditorialiste aurait pu publier ce texte uniquement pour offrir à
Macri l'occasion de se dédouaner ou de calmer d'emblée les cris de
la militance des droits de l'homme. A ce stade, tout est possible,
mais pour le moment, il faut raison garder et attendre de voir
comment les étapes démocratiques vont se concrétiser et se suivre
les unes les autres. Je ne peux m'empêcher ce soir de retourner
trente ans en arrière lorsque François Mitterrand avait été élu et qu'une
certaine panique avait envahi une partie de la population et des
ambassades de l'alliance atlantique. On voyait déjà la population
brandir le portrait du président pendant le défilé du 14 Juillet
et les grosses fortunes s'empressaient d'envoyer de l'argent à
l'étranger au cas où... Et puis rien de catastrophique ne s'est
passé, la vie institutionnelle et démocratique a continué son
cours paisiblement. A noter que La Prensa n'a pas fait allusion à cet éditorial de la discorde !
(2) Encore faut-il que le budget fédéral donne à la Justice les moyens de sa mission, or le budget
sort nécessairement des services de l'Exécutif.
(3)
Une promesse qui risque de survolter les militants de droits de
l'homme eu égard à la violence aveugle dont a su faire preuve la
police locale de Buenos Aires à de nombreuses reprises ces dernières
années.
(4) Pour le moment, il n'existe pas de
conseil des ministres en Argentine. Comme aux Etats-Unis, chaque ministre dépend
directement et formellement du Président. Il est révocable ad nutum
individuellement par le chef d'Etat et seulement lui (ou elle). Le rôle de Jefe de Gabinete est un mixte entre ce
qui est en France le Premier ministre (surtout maintenant avec le
quinquennat) et le Secrétaire général de l'Elysée. Un titre
intraduisible par conséquent. On distingue en Argentine Gobierno
(ensemble de l'exécutif y compris et surtout le chef d'Etat) et
le gabinete (ensemble des ministres en fonction, ce qui se traduit en français par "gouvernement").
(5) Probablement pour faire de la
surenchère et se différencier coûte que coûte au vu de sondages
qui prévoyaient un faible écart entre les deux candidats.
(6) Aujourd'hui, tous les éléments de
ce groupe médiatique sont la
voix de l'Argentine officielle comme l'ORTF était la voix de la
France avant Mitterrand. Il en va de même des radios publiques
portègnes, qui tiennent uniquement un discours macriste. Si cela se
produit effectivement, c'est une révolution et d'ailleurs, quand
cela s'est produit en France, tout le monde doutait de la faisabilité
du changement à long terme et puis c'est passé dans les mœurs.
Dans le camp kirchneriste, personne n'avait jamais tenu des propos
aussi fermes et aussi précis sur le sujet. La demande d'introduction
du pluralisme ne dépassait pas le stade de la langue de bois pur
caroubier (algarrobo) !