mercredi 25 novembre 2015

Droits de l'Homme et Economie : clarifications du lendemain [Actu]

Dès hier, Mauricio Macri, le président élu argentin, a tenu à mettre certaines choses au clair, en paroles. Pris de vitesse par ses ultras qui s'étaient empressés dès lundi de publier dans La Nación un éditorial réclamant la fin des procès contre les criminels de la Dictature, procès comparés à des actes de vengeance (1), le futur président a annoncé que les procès continueront mais que le traitement pénal de ces crimes relèverait désormais exclusivement de la Justice et ne feront plus partie d'une "politique d'Etat" (2).
En Argentine, on confond encore volontiers Etat et Gouvernement. Macri signifie donc ici que l'exécutif ne prendra plus aucune initiative pour favoriser ces démarches pénales. Or il se trouve que depuis 2003, c'est-à-dire l'arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner, les ONG des droits de l'homme (Abuelas, Madres, HIJOS, Familiares, etc.) sont soutenues par des subsides publics grâce auxquels elles ont pu mener tant et tant de campagnes de sensibilisation du public (tant et si bien que ce ne sont peut-être plus exactement des ONG...). Ce sont ces campagnes nationales et internationales qui  ont pourtant permis de retrouver des enfants volés et de mettre en place toute l'infrastructure juridique et technique capable aujourd'hui de faire la lumière sur ces affaires, d'identifier les corps et les vivants et de refermer un peu les plaies ouvertes par les années de plomb.

Cliquez sur l'image pour lire les textes

Cette nouvelle déclaration a le mérite de modérer les propos tenus par Mauricio Macri plus tôt dans la campagne où il avait promis d'en finir avec les droits de l'homme ! Apparemment son intention se réduirait à couper les vivres aux ONG qui devront donc trouver des sources privées de financement, des appels aux dons, comme le font ici la plupart des associations du même type. A ceci près que dans un pays pauvre comme l'Argentine, l'affaire se présente d'une manière un peu différente et il faut sans doute en conclure que le Secrétariat d'Etat aux droits de l'homme a vécu et ne sera pas pourvu dans le gouvernement qui s'annonce.

Cet éditorial de La Nación a d'ailleurs déclenché une vague d'indignation dans la presse et une protestation des plus vives de la part de l'assemblée des journalistes du journal lui-même, ce dont le quotidien a rendu compte dans son édition d'hier, photo à l'appui. Preuve à première vue que l'élection de Mauricio Macri n'aurait pas été motivée par une volonté des citoyens de renier l'acquis en la matière des années écoulées. Ce matin, Página/12 se faisait même l'écho des déclarations apaisantes du président, très macriste, de la Cour Suprême argentine, qui allaient dans le même sens : il n'est pas question de faire machine arrière dans ce domaine !

Ils n'ont même pas attendu un jour,
proteste Página/12 en gros titre,
en exhibant en une la page contestée de La Nación

Du côté économique, l'autre grosse inquiétude soulevée par la majorité sortante, Mauricio Macri a annoncé la création de six ministères pour les activités économiques (c'est dire si, sans surprise, il met l'économie au cœur de sa politique), six ministères au lieu des trois qu'il avait mentionnés jusqu'alors. Il a aussi annoncé la levée du contrôle des changes dès le 11 décembre, au lendemain de son investiture, et le lancement d'une expertise sur les contrats signés entre l'Argentine et la Chine afin que ces échanges internationaux apportent un flux de dollars US au pays, car il pense que les réserves fédérales de dollars US sont épuisées et que le Gouvernement le cache à la nation.

Dès lundi, il a accordé deux interviews aux deux principaux journaux qui ont soutenu sa campagne : La Nación (longuement) et Clarín (plus succinctement, comme d'habitude – Clarín fait partie de la catégorie des quotidiens légers). Dans ces deux entretiens, Macri se montre conciliant mais peu évasif sur quelques questions précises, se contentant de répondre qu'il faut d'abord rétablir la confiance, qui serait le moteur de tout le reste (dans un pays aussi divisé que l'Argentine, ce ne sont que des vœux pieux). Il évite en particulier la question de la dévaluation, préférant promettre de combattre l'inflation de toutes ses forces (comme tout le monde, de tous les côtés – le gouvernement sortant a lui aussi tenté de réduire le phénomène qui ne se résout pas d'un coup de baguette magique). Son peu de précision serait toutefois à mettre au compte de l'opacité des affaires publiques et de la nécessité pour lui d'y voir clair dès qu'il aura accès aux dossiers. Le reste de ses déclarations correspond à ce que n'importe chef d'Etat peut dire au lendemain de son élection dans l'attente de sa prise de fonction : il sera implacable avec la corruption (il utilise à ce propos le langage du Pape pour parler des finances du Vatican et de la pédophilie chez les ministres ordonnés). Il luttera contre le trafic de drogue en lui opposant "plus d'intelligence que de muscle". Il proposera à la Cour suprême des constitutionnalistes avec lesquels il n'a jamais été en contact et tâchera qu'elle soit au complet au plus tôt (voilà plusieurs années qu'elle ne fonctionne plus qu'avec quatre et maintenant trois juges alors qu'elle devrait en compter une dizaine). Macri veut professionnaliser la police fédérale comme il l'a fait avec la police métropolitaine (3), il promet que les allocations sociales seront mises à niveau progressivement pour accompagner le changement sans créer une crise du pouvoir d'achat, il déclare qu'il lui appartiendra de fluidifier et de clarifier la vie institutionnelle du pays qu'il trouve trop brouillonne, ce en quoi il n'a pas tort mais ses adversaires de la gauche péroniste auront beau jeu de lui répliquer qu'il a lui-même fait bien peu de cas de la justice portègne lorsqu'il gouvernait la Ville et que c'est un l'hôpital qui se moque de la charité.
Ceci étant posé, Macri présente cette consolidation du fonctionnement institutionnel comme une audace inédite de sa part et prétend en cela se distinguer de la pratique du gouvernement sortant. C'est très discutable. Si l'on prend un peu d'altitude, on se rendra compte que cette consolidation est une préoccupation de tous les partis depuis la faillite de 2001, un mouvement continu auquel Néstor et Cristina Kirchner ont largement contribué, même s'ils n'ont pas pu se défaire d'un esprit partisan qui est largement partagé par tout le personnel politique à tous les niveaux de responsabilité (j'ai toutefois remarqué qu'au niveau local, à Florencio Varela, par exemple, on peut se parler et travailler ensemble en bonne harmonie entre militants de partis antinomiques). Le véritable progrès apporté par Mauricio Macri consisterait donc à réaliser cette étape supplémentaire de la construction de l'Etat démocratique en dépassant cet esprit partisan qui appartient à une démocratie qui a encore peur, qui manque de maturité. Wait and see comme on dit de l'autre côté de la Manche !

Cliquez sur l'image pour lire les textes
en une : l'interview de Macri, comme sur celle de La Nación (plus haut)

Il prévient enfin qu'il n'est pas magicien, qu'il aura besoin de toutes les bonnes volontés pour réussir et qu'il entrera en conciliation avec l'opposition pour travailler avec tout le monde, à commencer par Daniel Scioli. S'il passe aux actes et qu'il réussit dans une opération aussi inédite, c'est qu'il est un grand politique. C'est la première fois qu'il arrive aux commandes non pas à la tête du PRO tout seul mais en chef de coalition. Peut-être tient-il compte ici des autres éléments, même s'ils n'ont recueilli que bien peu de voix lors des primaires du début août (ils n'ont pas boudé leurs efforts pour le soutenir par la suite), ils pourront faire l'appoint au Congrès lorsqu'il faudra dégager une majorité pour chaque projet de loi présenté sur le bureau des chambres. Jusqu'à ce jour toutefois, on ne l'a jamais vu aller dans le sens de la recherche d'un consensus. Etait-ce à cause de l'intransigeance de l'autre camp (Cristina Kirchner) comme il le suggère lui-même et comme beaucoup de ses électeurs me l'ont affirmé à Buenos Aires et à Mendoza ? C'est possible. Tout autant qu'il est possible qu'il ne s'agisse que de propos lénifiants, de circonstances, tels qu'on en entend dans à peu près tous les pays au seuil d'un mandat électif, surtout quand il marque une alternance politique. Seul l'avenir nous dira ce qu'il en est et on devrait le savoir assez vite.

Quoi qu'il en soit, son ton a changé par rapport à celui de sa campagne électorale. Il a pris soin de saluer dans ses interviews Cristina Kirchner et mentionne son appel téléphonique et son fairplay, ce qu'il avait commis l'erreur d'omettre au soir de son élection, dimanche. Elu, il ne ressent peut-être plus le besoin de montrer les dents et d'attaquer ses adversaires, qui n'ont plus rien à lui opposer de concret, ou bien il a déjà mesuré l'effet désastreux que cela produisait sur la moité de la population qui n'a pas voté pour lui.

La transition sera courte : dix-huit jours seulement, là où les institutions argentines ont l'habitude de fonctionner sur deux mois. Les noms des ministres sont peu à peu annoncés à la presse et ce goutte à goutte nourrit le flux de consultation des sites Internet. On attend la liste complète ce soir, à 17h, heure locale, au cours d'une conférence de presse de Marcos Peña, l'ancien directeur de campagne, qui sera le premier ministre (jefe de gabinete) (4). On murmure déjà le nom du futur ministre de la Culture : ce serait Pablo Avelluto, l'actuel responsable des médias publics de la Ville Autonome de Buenos Aires, tandis que son chef, l'actuel ministère portègne de la Culture, Hernán Lombardi, prendra (c'est déjà officiel) la direction du groupe médiatique public, Radio Nacional avec toutes ses stations, TV Pública, Canal Encuentro, Paka Paka (la télé éducative) et l'agence Télam. Il aura rang de ministre et devrait aussi voir tomber dans son escarcelle le parc saisonnier Tecnópolis (vulgarisation des sciences et des technologies) dont Mauricio Macri avait mis en doute l'utilité (5), sous prétexte qu'il gênait le trafic automobile aux environs. A travers plusieurs interviews radio, Lombardi annonce qu'il veut faire passer ce groupe d'une inféodation au gouvernement en place (6) à un groupe d'Etat pluraliste comme les groupes similaires en Grande-Bretagne, en Espagne et en France, précise-t-il (il a beaucoup voyagé dans ces pays depuis qu'il est ministre, peut-être a-t-il réellement pris le temps d'étudier la question sur place ?). Qui plus est, il salue ce qui s'est passé au sein de la rédaction de La Nación après l'éditorial au vitriol comme un signe de bonne santé du journalisme.

L'assemblée des journalistes de La Nación lundi
posant dans le studio vidéo installé au milieu de la rédaction
Ils portent tous la même phrase : "je condamne l''éditorial"

Du côté de la majorité sortante, il y a quelques mauvais perdants passablement agaçants, comme Aníbal Fernández, le premier ministre, qui compare les résultats de l'élection à un score à égalité, alors que trois points séparent l'élu de son challenger. Certes, c'est peu en Argentine, où la différence est plus souvent de l'ordre de la quinzaine de points, mais ce n'est pas pour autant un score à égalité. Il est vrai que Fernández a perdu beaucoup de plumes dans l'affaire et qu'il ne devait pas s'y attendre du tout. Candidat malheureux au gouvernorat provincial de Buenos Aires, il se retrouve aucun mandat, il ne sait pas encore ce que sera son avenir politique et n'avait visiblement pas prévu de stratégie de repli. Quant à Daniel Scioli, malgré la double défaite cuisante qu'il a subie, l'une dans sa Province où son successeur désigné ne prend pas sa suite, l'autre au niveau national, où son résultat n'est cependant pas catastrophique, il se verrait bien prendre la direction du Partido Justicialista et devenir le chef de la principale force d'opposition au nouveau gouvernement. Il y a peut-être des personnalités qui feraient mieux l'affaire après un recul aussi puissant en nombre de voix (la proposition du PJ était arrivée largement en tête aux élections primaires en août dernier) mais Cristina Kirchner n'a pas préparé sa suite et ce sont donc les actuels caciques du parti qui risquent de s'entre-déchirer, comme toujours après le retrait d'un leader très charismatique et qui occupait tout l'espace politique.

Pour en savoir plus :
lire l'éditorial très contesté de La Nación lundi (intitulé Plus jamais la vengeance)
lire l'article de une de Página/12 hier, en réaction à cet éditorial
lire l'article de La Nación dont l'assemblée des journalistes a protesté contre les positions de l'éditorialiste
lire l'article de Clarín sur les réactions à l'éditorial de La Nación
lire l'entrefilet de La Prensa sur les propos de Macri au sujet des droits de l'homme
lire l'article de Página/12 ce matin sur les déclarations du juge Lorenzetti, président de la Cour suprême, sur la poursuite des procédures judiciaires contre les criminels de la Dictature
lire l'article de Clarín sur ces déclarations de Ricardo Lorenzetti
lire l'article de Clarín sur la composition des chambres et la délicate majorité à trouver pendant les deux ans qui viennent avant le renouvellement partiel de mi-mandat (avec deux schémas couleurs qui illustrent les équilibres en vigueur)
lire l'interview de Mauricio Macri dans La Nación
lire la dépêche de Télam sur le programme annoncé par Hernán Lombardi (que n'a-t-il agi avec cette libéralité et cette équité idéologique à la tête du ministère de la culture de la Ville Autonome de Buenos Aires !)



(1) Des esprits mal placés ou simplement méfiants pourraient aussi imaginer un coup monté, particulièrement tordu, surtout en voyant la place accordée par La Nación à la réaction de son assemblée des journalistes (ce n'est vraiment pas dans la tradition du titre) : l'éditorialiste aurait pu publier ce texte uniquement pour offrir à Macri l'occasion de se dédouaner ou de calmer d'emblée les cris de la militance des droits de l'homme. A ce stade, tout est possible, mais pour le moment, il faut raison garder et attendre de voir comment les étapes démocratiques vont se concrétiser et se suivre les unes les autres. Je ne peux m'empêcher ce soir de retourner trente ans en arrière lorsque François Mitterrand avait été élu et qu'une certaine panique avait envahi une partie de la population et des ambassades de l'alliance atlantique. On voyait déjà la population brandir le portrait du président pendant le défilé du 14 Juillet et les grosses fortunes s'empressaient d'envoyer de l'argent à l'étranger au cas où... Et puis rien de catastrophique ne s'est passé, la vie institutionnelle et démocratique a continué son cours paisiblement. A noter que La Prensa n'a pas fait allusion à cet éditorial de la discorde !
(2) Encore faut-il que le budget fédéral donne à la Justice les moyens de sa mission, or le budget sort nécessairement des services de l'Exécutif.
(3) Une promesse qui risque de survolter les militants de droits de l'homme eu égard à la violence aveugle dont a su faire preuve la police locale de Buenos Aires à de nombreuses reprises ces dernières années.
(4) Pour le moment, il n'existe pas de conseil des ministres en Argentine. Comme aux Etats-Unis, chaque ministre dépend directement et formellement du Président. Il est révocable ad nutum individuellement par le chef d'Etat et seulement lui (ou elle). Le rôle de Jefe de Gabinete est un mixte entre ce qui est en France le Premier ministre (surtout maintenant avec le quinquennat) et le Secrétaire général de l'Elysée. Un titre intraduisible par conséquent. On distingue en Argentine Gobierno (ensemble de l'exécutif y compris et surtout le chef d'Etat) et le gabinete (ensemble des ministres en fonction, ce qui se traduit en français par "gouvernement").
(5) Probablement pour faire de la surenchère et se différencier coûte que coûte au vu de sondages qui prévoyaient un faible écart entre les deux candidats.
(6) Aujourd'hui, tous les éléments de ce groupe médiatique sont la voix de l'Argentine officielle comme l'ORTF était la voix de la France avant Mitterrand. Il en va de même des radios publiques portègnes, qui tiennent uniquement un discours macriste. Si cela se produit effectivement, c'est une révolution et d'ailleurs, quand cela s'est produit en France, tout le monde doutait de la faisabilité du changement à long terme et puis c'est passé dans les mœurs. Dans le camp kirchneriste, personne n'avait jamais tenu des propos aussi fermes et aussi précis sur le sujet. La demande d'introduction du pluralisme ne dépassait pas le stade de la langue de bois pur caroubier (algarrobo) !