lundi 8 février 2016

Tensions à l'ex-ESMA [Actu]

La grande entrée de l'ex-Esma

Ce matin, le quotidien d'opposition Página/12 rapporte les craintes qui grandissent dans les milieux militants des droits de l'homme au sujet de la pérennité de l'Espace pour la Mémoire (Espacio para la Memoria), installé sur le campus de l'ex-Esma. Treize organismes distincts y disposent d'un pavillon où ils animent des activités culturelles, au demeurant fort intéressantes. L'actuel Gouvernement argentin a en effet cassé une centaine de contrats de travail issus des accords liant l'Etat fédéral et ces organismes pour faire vivre les pavillons. Selon Página/12, une immense partie des activités développées sur l'Espace pour la Mémoire étaient jusqu'à décembre financées par des subventions publiques et non sur les ressources propres des associations concernées. Et cela va très loin puisque même un bon nombre de femmes de ménage étaient payées grâce aux subventions publiques. Ce qui rend très discutable l'expression ONG lorsqu'elle est appliquée à ces associations : elles sont de fait devenues des organismes gouvernementaux, puisque leurs activités publiques sont financées, en majeure partie, par l'Etat.

Le reste est une question de verre à moitié plein ou à moitié vide. Página/12 laisse entendre que sur les treize organismes présents sur le campus, "déjà" trois ont été touchés par les licenciements de personnel dans toutes les catégories de salariés : administration, contenu culturel, ménage et entretien matériel. Le journal laisse donc entendre que ce n'est là qu'un début, ce qui serait une contradiction grave avec les promesses du gouvernement sur le futur de l'Espace. On peut aussi dire que "seuls" trois organismes ont été touchés sur les treize qui exercent sur le campus.

Página/12 se fait ainsi l'écho des manifestations organisées par le syndicat des salariés de l'Etat, ATE (Asociación de los Trabajadores del Estado), qui réclame l'arrêt de cette politique (1) avec des arguments qui supposent que le système antérieur était sain : c'est l'Etat qui finance les activités militantes des organisations des droits de l'homme, dont la nature est de constituer un potentiel contre-pouvoir ou en tout cas une force d'esprit critique sur l'action des pouvoirs publics.

Pour un Européen, il est difficile de ne pas sourciller en voyant que ces espaces culturels, qui se réclament des associations militantes, dépendent à ce point des financements publics qu'ils se dissent déjà paralysés par ces ruptures de contrat. Comment peut-on dire, dans ces conditions, que ces lieux sont ceux des associations alors qu'ils ne sont plutôt que des centres culturels concédés aux associations et dépendant étroitement du Gouvernement, jusque pour la propreté des lieux. J'avoue ma surprise en constatant que les associations n'ont pas profité des douze années qui viennent de se passer avec un gouvernement qui leur était très largement favorable pour consolider leur indépendance et leur capacité d'action, en élargissant leur assiette militante et donc la collecte des cotisations, en se développant à l'extérieur en s'adressant au grand public (sans se contenter de se faire connaître par les institutions spécialisées), en militant pour la mise en place de dispositions fiscales facilitant les dons et legs et favorisant le mécénat (comme c'est le cas en Europe) (2) et en contractant elles-mêmes des conventions avec des entreprises (3) capables de les soutenir économiquement tout en y gagnant une meilleure image de marque, ce qui aurait en plus aidé les sociétés argentines participantes à se faire connaître à l'étranger et à gagner des parts de marché à l'exportation (4). De la sorte, tout le monde était tiré vers le haut : les associations, les droits de l'homme, l'économie du pays...

Mais plus surprenant encore dans cet article de Página/12, le mécontentement de Verónica Parodi, la fille de Teresa Parodi, ex-ministre de la Culture et chanteuse engagée, qui lui a laissé sa place de directrice du centre ECuNHi, l'espace de Madres de Plaza de Mayo. ECuNHi fait en effet partie des trois organismes concernés par les ruptures de contrat. Il dépend aussi d'une association dont la présidente, Hebe de Bonafini, a répété à plusieurs reprises que le président démocratiquement élu de l'Argentine était son ennemi, que le régime qu'il met en place est une dictature et qu'elle ne veut en aucune façon s'asseoir à une table de négociation avec lui ou son gouvernement. Comment peut-on tout à la fois réclamer des subsides publics et vouloir combattre le gouvernement qui les distribue en le qualifiant d'illégitime alors qu'il est issu d'un processus électoral démocratique ? La rédaction de Página/12 ne voit aucune contradiction là-dedans et soutient mordicus les réclamations d'ECuNHi !

Pour en savoir plus :

De son côté, Raúl Zaffaroni a tenu une conférence hier dimanche, sur Plaza de Mayo, avec les manifestants qui l'occupent pour réclamer la libération de Milagro Sala, la dirigeante du mouvement Tupac Amaru, dans la province de Jujuy. Bien que députée du Parlasur, mais sans immunité parlementaire, Milagro Sala est en prison préventive, sous le coup de plusieurs inculpations pour corruption active. Face à la défense soutenue par Zaffaroni, La Nación publie ce matin un article sur les 83 coopératives qui ont bénéficié de la distribution discrétionnaire de subsides publiques de la main de Milagro Sala : ces 83 coopératives, sur les 1271 que compte la province, sont domiciliées à la même adresse, ce qui fait soupçonner des coquilles vides. L'adresse des 83 coopératives est en effet celle du siège social de Tupa Amaru. Cherchez l'erreur !
Lire l'article de Página/12 sur les arguments de Raúl Zaffaroni
lire l'entrefilet de La Nación sur la visite de Zaffaroni au seating de Plaza de Mayo
lire l'article de La Nación sur les coopératives suspectes de San Salvador de Jujuy.

Ajout du 9 février 2016 :
lire l'article de Página/12 sur le collectif universitaire international européen qui vient de se fonder pour lutter contre les louanges libérales au gouvernement de Mauricio Macri et dénoncer ses dérapages et dérives en termes de droits de l'homme, de persécution des pauvres (et il y a en effet de quoi dire), d'économie libérale qui accroisse les inégalités dans la société argentine (augmentations des prix, licenciements massifs dans la fonction publique, etc.)



(1) Les syndicats et l'opposition estiment à 25 000 les salariés du secteur privé dont le contrat a été rompu depuis le 10 décembre 2015. Une minorité d'entre eux correspond à des contrats issus de nominations intervenues pendant la période de transition, entre l'élection de Mauricio Macri et la prise de fonction du nouveau gouvernement, sans concertation entre le gouvernement sortant et le président élu. Dans ces 25 000 licenciés, il y aurait environ 500 personnes dépendant du ministère de la Culture (Pablo Avelluto, qui, sans se cacher derrière son petit doigt, a qualifié cette situation de terrible) et 400 au ministère de la Justice dont 50 au secrétariat d'Etat aux Droits de l'Homme. Or l'Espace pour la Mémoire est au croisement entre Culture et Droits de l'Homme. Página/12 annonce qu'il y aurait encore 25 000 licenciements en prévision pour la rentrée en mars.
(2) Et Dieu sait si en particulier les responsables de Abuelas de Plaza de Mayo ont voyagé et auraient donc pu s'informer sur les pratiques dans les autres pays dans ce domaine, notamment en Europe, afin de moderniser la situation étatique en Argentine. Sinon, à quoi ça sert d'être en permanence à Paris, à Bruxelles, à Rome et à Madrid ?
(3) D'autant que les entreprises en question pouvaient appartenir au mouvement de l'économie durable et éthique, au mouvement coopératif ou au secteur des fondations... Avec tous les footballeurs argentins qui s'expatrient, qui aimeraient bien faire du bien au pays et ne savent même plus quoi faire de leur fortune rapidement acquise.
(4) Cet article de Página/12 m'éclaire un peu l'indifférence et le manque de courtoisie avec lesquels mes différentes tentatives de prise de contact avec l'une de ces associations ont été reçues à Buenos Aires. Alors que c'est précisément ce type de soutien par un retentissement international que je leur proposais. Et ce malgré l'intervention d'un certain nombre d'amis qui ne comprenaient pas plus que moi pourquoi personne dans les instances dirigeantes ne m'adressait la moindre réponse, ne serait-ce que par politesse. Maintenant, c'est plus clair pour moi : l'Etat payait et sans doute largement. Il n'était donc nul besoin de coopération internationale, l'association vivait sous perfusion et pouvait se permettre de s'enfermer dans son nombrilisme argentin tout en continuant les voyages des dirigeantes qui n'avaient plus pour objet de solliciter l'aide et le soutien de l'étranger comme avant l'arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner... Ce silence était ahurissant, autant pour moi que pour les sympathisants de l'organisation à Buenos Aires.