La grande entrée de l'ex-Esma |
Ce matin, le quotidien d'opposition
Página/12 rapporte les craintes qui grandissent dans les milieux
militants des droits de l'homme au sujet de la pérennité de
l'Espace pour la Mémoire (Espacio para la Memoria), installé sur le
campus de l'ex-Esma. Treize organismes distincts y disposent d'un
pavillon où ils animent des activités culturelles, au demeurant fort
intéressantes. L'actuel Gouvernement argentin a en effet cassé une centaine
de contrats de travail issus des accords liant l'Etat fédéral et
ces organismes pour faire vivre les pavillons. Selon Página/12, une immense partie des activités
développées sur l'Espace pour la Mémoire étaient jusqu'à décembre financées par
des subventions publiques et non sur les ressources propres des associations concernées. Et cela va très loin puisque même un bon
nombre de femmes de ménage étaient payées grâce aux subventions
publiques. Ce qui rend très discutable l'expression ONG lorsqu'elle
est appliquée à ces associations : elles sont de fait devenues des
organismes gouvernementaux, puisque leurs activités publiques sont
financées, en majeure partie, par l'Etat.
Le reste est une question de verre à
moitié plein ou à moitié vide. Página/12 laisse entendre que sur
les treize organismes présents sur le campus, "déjà" trois ont été
touchés par les licenciements de personnel dans toutes les
catégories de salariés : administration, contenu culturel,
ménage et entretien matériel. Le journal laisse donc entendre que ce n'est là
qu'un début, ce qui serait une contradiction grave avec les promesses du
gouvernement sur le futur de l'Espace. On peut aussi dire que "seuls" trois organismes ont été touchés sur les treize qui exercent sur le campus.
Página/12 se fait ainsi l'écho des
manifestations organisées par le syndicat des salariés de l'Etat,
ATE (Asociación de los Trabajadores del Estado), qui réclame
l'arrêt de cette politique (1) avec des arguments qui supposent que
le système antérieur était sain : c'est l'Etat qui finance
les activités militantes des organisations des droits de l'homme,
dont la nature est de constituer un potentiel contre-pouvoir ou en
tout cas une force d'esprit critique sur l'action des pouvoirs
publics.
Pour un Européen, il est difficile
de ne pas sourciller en voyant que ces espaces culturels, qui se réclament des
associations militantes, dépendent à ce point des financements
publics qu'ils se dissent déjà paralysés par ces ruptures de
contrat. Comment peut-on dire, dans ces conditions, que ces lieux
sont ceux des associations alors qu'ils ne sont plutôt que des
centres culturels concédés aux associations et dépendant
étroitement du Gouvernement, jusque pour la propreté des lieux.
J'avoue ma surprise en constatant que les associations n'ont pas
profité des douze années qui viennent de se passer avec un
gouvernement qui leur était très largement favorable pour
consolider leur indépendance et leur capacité d'action, en
élargissant leur assiette militante et donc la collecte des
cotisations, en se développant à l'extérieur en s'adressant au
grand public (sans se contenter de se faire connaître par les
institutions spécialisées), en militant pour la mise en place de
dispositions fiscales facilitant les dons et legs et favorisant le
mécénat (comme c'est le cas en Europe) (2) et en contractant
elles-mêmes des conventions avec des entreprises (3) capables de les
soutenir économiquement tout en y gagnant une meilleure image de
marque, ce qui aurait en plus aidé les sociétés argentines
participantes à se faire connaître à l'étranger et à gagner des
parts de marché à l'exportation (4). De la sorte, tout le monde
était tiré vers le haut : les associations, les droits de
l'homme, l'économie du pays...
Mais plus surprenant encore dans cet
article de Página/12, le mécontentement de Verónica Parodi, la
fille de Teresa Parodi, ex-ministre de la Culture et chanteuse engagée, qui lui a laissé sa place de directrice du
centre ECuNHi, l'espace de Madres de Plaza de Mayo. ECuNHi fait en
effet partie des trois organismes concernés par les ruptures de
contrat. Il dépend aussi d'une association dont la présidente, Hebe
de Bonafini, a répété à plusieurs reprises que le président
démocratiquement élu de l'Argentine était son ennemi, que le
régime qu'il met en place est une dictature et qu'elle ne veut en
aucune façon s'asseoir à une table de négociation avec lui ou son
gouvernement. Comment peut-on tout à la fois réclamer des subsides
publics et vouloir combattre le gouvernement qui les distribue en le
qualifiant d'illégitime alors qu'il est issu d'un processus
électoral démocratique ? La rédaction de Página/12 ne voit
aucune contradiction là-dedans et soutient mordicus les réclamations
d'ECuNHi !
Pour en savoir plus :
De son côté, Raúl Zaffaroni a tenu
une conférence hier dimanche, sur Plaza de Mayo, avec les
manifestants qui l'occupent pour réclamer la libération de Milagro
Sala, la dirigeante du mouvement Tupac Amaru, dans la province de
Jujuy. Bien que députée du Parlasur, mais sans immunité
parlementaire, Milagro Sala est en prison préventive, sous le coup
de plusieurs inculpations pour corruption active. Face à la défense
soutenue par Zaffaroni, La Nación publie ce matin un article sur les
83 coopératives qui ont bénéficié de la distribution
discrétionnaire de subsides publiques de la main de Milagro Sala :
ces 83 coopératives, sur les 1271 que compte la province, sont
domiciliées à la même adresse, ce qui fait soupçonner des
coquilles vides. L'adresse des 83 coopératives est en effet celle du
siège social de Tupa Amaru. Cherchez l'erreur !
Lire l'article de Página/12 sur les
arguments de Raúl Zaffaroni
lire l'entrefilet de La Nación sur la visite de Zaffaroni au seating de Plaza de Mayo
lire l'entrefilet de La Nación sur la visite de Zaffaroni au seating de Plaza de Mayo
lire l'article de La Nación sur les
coopératives suspectes de San Salvador de Jujuy.
Ajout du 9 février 2016 :
lire l'article de Página/12 sur le collectif universitaire international européen qui vient de se fonder pour lutter contre les louanges libérales au gouvernement de Mauricio Macri et dénoncer ses dérapages et dérives en termes de droits de l'homme, de persécution des pauvres (et il y a en effet de quoi dire), d'économie libérale qui accroisse les inégalités dans la société argentine (augmentations des prix, licenciements massifs dans la fonction publique, etc.)
Ajout du 9 février 2016 :
lire l'article de Página/12 sur le collectif universitaire international européen qui vient de se fonder pour lutter contre les louanges libérales au gouvernement de Mauricio Macri et dénoncer ses dérapages et dérives en termes de droits de l'homme, de persécution des pauvres (et il y a en effet de quoi dire), d'économie libérale qui accroisse les inégalités dans la société argentine (augmentations des prix, licenciements massifs dans la fonction publique, etc.)
(1) Les syndicats et l'opposition
estiment à 25 000 les salariés du secteur privé dont le contrat a
été rompu depuis le 10 décembre 2015. Une minorité d'entre eux
correspond à des contrats issus de nominations intervenues pendant
la période de transition, entre l'élection de Mauricio Macri et la
prise de fonction du nouveau gouvernement, sans concertation entre le
gouvernement sortant et le président élu. Dans ces 25 000
licenciés, il y aurait environ 500 personnes dépendant du ministère
de la Culture (Pablo Avelluto, qui, sans se cacher derrière son
petit doigt, a qualifié cette situation de terrible) et 400 au
ministère de la Justice dont 50 au secrétariat d'Etat aux Droits de
l'Homme. Or l'Espace pour la Mémoire est au croisement entre Culture
et Droits de l'Homme. Página/12 annonce qu'il y aurait encore 25 000
licenciements en prévision pour la rentrée en mars.
(2) Et Dieu sait si en particulier les
responsables de Abuelas de Plaza de Mayo ont voyagé et auraient donc pu s'informer
sur les pratiques dans les autres pays dans ce domaine, notamment en
Europe, afin de moderniser la situation étatique en Argentine.
Sinon, à quoi ça sert d'être en permanence à Paris, à Bruxelles,
à Rome et à Madrid ?
(3) D'autant que les entreprises en
question pouvaient appartenir au mouvement de l'économie durable et
éthique, au mouvement coopératif ou au secteur des fondations...
Avec tous les footballeurs argentins qui s'expatrient, qui aimeraient
bien faire du bien au pays et ne savent même plus quoi faire de leur
fortune rapidement acquise.
(4) Cet article de Página/12 m'éclaire
un peu l'indifférence et le manque de courtoisie avec lesquels mes
différentes tentatives de prise de contact avec l'une de ces
associations ont été reçues à Buenos Aires. Alors que c'est
précisément ce type de soutien par un retentissement international
que je leur proposais. Et ce malgré l'intervention d'un certain
nombre d'amis qui ne comprenaient pas plus que moi pourquoi personne
dans les instances dirigeantes ne m'adressait la moindre réponse, ne
serait-ce que par politesse. Maintenant, c'est plus clair pour moi :
l'Etat payait et sans doute largement. Il n'était donc nul besoin de
coopération internationale, l'association vivait sous perfusion et
pouvait se permettre de s'enfermer dans son nombrilisme argentin tout en
continuant les voyages des dirigeantes qui n'avaient plus pour objet de solliciter
l'aide et le soutien de l'étranger comme avant l'arrivée au pouvoir
de Néstor Kirchner... Ce silence était ahurissant, autant pour moi
que pour les sympathisants de l'organisation à Buenos Aires.