vendredi 25 juillet 2008

¡Feliz cumple, Boedo! [Troesma]


Aujourd’hui, c’est la fête du quartier de Boedo, selon une décision officielle formalisée en juin 2003.

En fait, l’anniversaire (1), c’est celui de Mariano Joaquín Boedo, héros de l’indépendance, né le 25 juillet 1782, à Salta, et mort le 9 avril 1819. Il était avocat et fut l’un des élus de sa province au premier Congrès de l’Argentine déclarée indépendante. Il fut ensuite Gouverneur de la Province de Córdoba, il participa aux combats contre l’Espagne dans le nord du pays, notamment aux côtés d’un autre héros, Miguel de Güemes (le seul de tous les officiers de la guerre d’indépendance qui mourut les armes à la main).

Le 6 mars 1882, le Gouvernement décida de donner le nom de Mariano Boedo à une grande artère de Buenos Aires, d’axe sud-nord, construite en 1867. Peu à peu, à partir des années 1910, l’habitude s’est imposée d’appeler du nom de cette avenue la partie sud-est du quartier d’Almagro. En 1972, il y eut à Buenos Aires une grosse refonte administrativo-cadastrale pour cause de développement urbain et démographique. C'est alors que Boedo s’est officiellement détaché de son voisin et a reçu une personnalité propre. C’est l’omniprésence du nom de Boedo dans les paroles de tango qui nous font penser, à nous comme aux Argentins, que le quartier est en soi très ancien...

Boedo s’étend sur une superficie de 2,6 km2. Au recensement de 1991, il comptait 48 231 habitants, dont 26 311 femmes (bigre ! ça fait 21 920 messieurs seulement...)

Boedo a été chanté par le pianiste et compositeur Julio de Caro, véritable tête de pont de la Guardia Nueva, qui révolutionna l'écriture musicale du genre dans les années 1910. Il a dédié à ce quartier un tango qui porte ce nom, musique sur laquelle Dante A. Linyera a mis des paroles qui n’ont jamais été chantées, du moins en studio d’enregistrement. On peut en écouter plusieurs versions instrumentales dans le disque Milonga del Centenario d’Osvaldo Requena, évoqué dans Quelques disques de l’année 07-08 (du 23 juillet). J’en connais une version enregistrée avec texte, mais celui-ci est dit et non chanté (il s'agit d'un album de Julio De Caro, Bien Jaileife, où il est joué par le compositeur et récité par le chanteur Héctor Farrel, compilation de 2002, collection Reliquias, chez EMI). Et puis bien sûr, le plus important de tous les tangos qui nous font connaître le nom de Boedo, parce que ces vers-là, eux, sont sur toutes les lèvres, c’est Sur, d’Aníbal Troilo et Homero Manzi...

San Juan y Boedo antigua, y todo el cielo,
Pompeya y más allá la inundación...

Cela s’écoute en fermant les yeux et ça se comprend sans effort : on dirait le Bon Dieu en culotte de velours qui vous passe dans les oreilles, comme parodirait le pilier de bistrot d’un des trois cafés qui montent la garde au carrefour (esquina) des avenues San Juan et Boedo (dans l’angle nord-est, la sentinelle appartient à une autre arme : c'est une banque ! Ceci dit, c’est pratique au moment de l’addition, vous pouvez toujours aller retirer de l’argent).

Sur la carte du quartier (emprunté au portail de la ville de Buenos Aires), j’ai marqué d’un 1 cette esquina San Juan y Boedo.
Dans l’angle nord-ouest, à l’endroit marqué par le 1, se trouve le célèbre restaurant-tango Esquina Homero Manzi (hors de prix, le cena-show ! mais c’est un grand show, avec plein de musiciens, avec plein de danseurs et à ce titre, l’établissement figure en bonne place dans les programmes des Tour-operators : vous en aurez plein les oreilles et plein la vue, de la "cocina internacional" dans l’assiette et du "vino argentino" dans le verre.
Le jour, la Esquina Homero Manzi est un Gran Café, extraordinairement agréable et feutré, comme tant d’autres dans la ville : carte classique et service stylé, en grande tenue, comme dans les cafés du quartier de l’Opéra à Paris.
Dehors, le long des deux façades, est et sud, court une frise anti-conformiste confiée au dessinateur de presse Hermenegildo Sábat. L’artiste a tiré le portrait à Homero Manzi et tous ses amis et principaux interprètes. Impressionnante galerie de héros de la culture (populaire) où la caricature rend les honneurs... Quant aux plaques commémoratives qui couvrent tout ce qui peut être couvert à hauteur d'homme et encore un peu au-dessus, il y en a tant qu’on ne sait plus où donner ni de la lecture ni de la photo. Même le Sénat a fait poser sa plaque et donne ainsi au passant le texte intégral de Sur (mur oriental).

A l’une de ses tables, je me souviens d’avoir longuement évoqué la figure du poète Homero Manzi (1907-1951) avec le Maestro Acho Manzi, son fils, compositeur (à 16 ans) de El último organito (letra de Homero Manzi - 1948) et avec le peintre Chilo Tulissi (liens). Nous revenions tous trois d’un hommage rendu au poète défunt dans le cadre des festivités du centenaire de sa naissance au Teatro de la Ribera, au bord du Riachuelo, dans le quartier de la Boca.

Du côté diamétralement opposé, coin sud-est, un autre café, beaucoup plus modeste. Une plaque, dessinée par le fileteador Luis Zorz, dans un azur profond, déposée là par la Junta de los Estudios historicos del Barrio de Boedo, rend hommage à un autre grand écrivain du coin : José González Castillo, poète et dramaturge anarchiste et éducateur populaire, fondateur de la Universidad Popular de Boedo, et qui écrivit, sur une musique de son fils, Cátulo Castillo (18 ans) les vers de cet autre classique : Organito de la tarde (1924). Cátulo et Homero étaient deux copains du même âge. Avec le troisième larron du trio, Sebastián Piana, ils signèrent ensemble, vivant tous en voisins dans ce coin-là de cette ville déjà immense, Viejo ciego (Manzi avait 18 ans, et Piana à peine plus).

Boedo doit enfin une partie de sa notoriété littéraire à un cercle artistique et intellectuel qui y avait élu domicile en 1925. C’était un groupe d’artistes profondément engagés socialement, souvent anarchisants, parmi lesquels il y avait Enrique Santos Discépolo et son frère, le dramaturge et comédien Armando Discépolo, tous deux anarchisants, le poète Alvaro Yunque, le dramaturge et romancier réaliste et révolté Roberto Arlt, le journaliste et poète communiste Enrique González Tuñón, le poète et dramaturge contestataire Nicolás Olivari (auteur du tango La Violeta, musique de Cátulo Castillo) et le poète délibérément anarchiste Dante A. Linyera, le plus tôt disparu de tous (1932). Le Groupe Boedo s’opposait politiquement et esthétiquement à un autre groupe, le groupe Florida, de tendance plus conservatrice, à tout le moins réformatrice et non pas révolutionnaire en matière politique, et à l’esthétique quelque peu précieuse. Dans le groupe Florida, il y avait Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares et Victoria Ocampo (excusez du peu !)... Entre les deux cercles, des noms d’oiseaux ont parfois été échangés, tant les positions étaient tranchées de part et d’autre, tant la réalité sociale était elle-même tendue entre un peuple prolétarisé et une élite sociale surpuissante, européanisante à l’extrême et richissime...

Les festivités polyades du quartier de Boedo ont commencé avant-hier, mercredi 23 juillet, connaissent leur sommet aujourd’hui, avec une cérémonie organisée dans la matinée devant les guichets de la station de métro Boedo (esquina San Juan y Boedo), avec hymne national et tout et tout. Elles se poursuivront jusqu’au 28 juillet. Quand on fait la fête à Buenos Aires, on ne fait pas semblant !

Et en ce jour qui est aussi l’anniversaire du décès du Maestro Osvaldo Pugliese, j’ai ajouté un petit point noir sur la carte du quartier de Boedo. Ce n’est pas pour faire deuil, c’est pour signaler une adresse importante en Puglieserie... Esquina Boedo y Carlos Calvo. Il y a là une pizzeria qui, du vivant d’Osvaldo Pugliese, était une confitería (un salon de thé). Pugliese y est souvent venu pendant de nombreuses années prendre un petit quelque chose avec sa femme, Lydia, en toute tranquillité, en toute intimité, en toute convivialité. Doña Lydia m’a confié qu’ils y étaient encore allés à peine quelques semaines avant sa mort, qui advint au bout de quelques jours d’une maladie infectieuse contre laquelle il lutta de toutes ses forces, en vain. Peu après la "desaparición física" de Don Osvaldo (on ne dit pas "mort" à Buenos Aires : les Troesmas ne meurent pas, ils restent vivants. Ce qui change, c’est de ne plus les croiser dans les rues de la ville), peu après donc, il y a eu un incendie et la confitería a fermé. Quelques années plus tard, le lieu a été réouvert comme pizzeria-parilla (pizzéria-grill). Une petite estrade placée contre le mur vitré longeant l’avenue Boedo permet de donner 3 soirs par semaine des soirées tango de quartier, fréquentées par les Portègnes. Les maîtres des lieux ont sollicité de Doña Lydia l’autorisation de baptiser leur "boliche" du nom du musicien disparu.

Ce petit resto, presque adossé à l’écrasante Esquina Homero Manzi, s’appelle Esquina Osvaldo Pugliese. Elle est menue, discrète, humble, elle ne fait pas de bruit, elle a l’air fragile comme son saint patron. On y mange sans chichi la gastronomie italiano-espagnole généreuse de la région et la musique y est vivante, pasional y yumba... A l’intérieur, les murs sont tapissés de souvenirs d’Osvaldo Pugliese, dont une photo du couple attablé dans un coin de l’ancienne confitería... Dehors, sur l’enseigne, les yeux grand-paternels de Don Osvaldo vous scrutent derrière leur gros carreaux (il était myope)... un des plus beaux portraits que j’ai jamais vus de lui. Ses yeux, rien que ses yeux...


(1) Cumple = anniv'

A visiter : le site de Todo Tango (liens) pour écouter tous ces morceaux qui nous parlent de Boedo

Boedo, enregistré en 1950 par Antonio Ríos : http://www.todotango.com/spanish/download/player.asp?id=5579
Sur, l'enregistrement de la création par l'orchestre d'Aníbal Troilo, chanté par Edmundo Rivero :
http://www.todotango.com/spanish/download/player.asp?id=647

Le site sur Homero Manzi (liens)
Le site de La Esquina Homero Manzi : http://www.esquinahomeromanzi.com.ar/
Le site d’un membre del Grupo Boedo, l’écrivain Alvaro Yunque, dont ce sera le centenaire l’année prochaine : http://www.alvaroyunque.com.ar/