samedi 22 août 2020

Les services numériques deviennent des services publics [Actu]

Página/12 a choisi d'emprunter son gros-titre à Saint-Exupéry
"L'essentiel est visible pour les yeux"
Suivent les quatre axes du décret
L'adjectif "essentiel" désignent les activités qu'on appelle "indispensables" en France
Ce sont celles dans lesquels les gens sont autorisés à travailler en présentiel

Devant les perspectives sombres auxquelles nous soumet le Sars-Cov-2 et le peu de vraisemblance de revenir à un mode de vie en présentiel dans toutes sortes de domaine, à commencer par l’enseignement, le président argentin, Alberto Fernández vient de décréter que la téléphonie, fixe et mobile, la fourniture d’accès à Internet (1) et la télévision par câble deviennent des services publics. Les tarifs sont par conséquent gelés jusqu’au 31 décembre 2020, ce qui montre que pour l’heure il n’est pas envisagé un retour à la normale avant la fin de l’année. Ces tarifs ne pourront être révisés qu’avec l’accord des pouvoirs publics. Le décret est titré : l’Argentine numérique (Argentina digital). Les pouvoirs publics reprennent en main l’ensemble de la réglementation du secteur, largement libéralisée par Mauricio Macri qui a favorisé à fond les groupes privés dans ce domaine. Le gouvernement va mettre en place des cahiers des charge pour des services de base à prix réglementés que les fournisseurs devront obligatoirement proposer.

"Internet, la télé et la téléphonie déclarés service indispensable"
dit le gros-titre au-dessus d'un début d'article grinçant et acide
Cliquez sur l'image pour une haute résolution

Cette nouvelle a fait grosse impression. D’abord parce que c’est une surprise complète (bien joué, de la part du gouvernement). Ensuite parce que la grogne des fournisseurs, via leurs porte-flingues médiatiques (les organes de presse étant souvent liés à eux par des participations capitalistiques croisées, voire des investissements massifs), n’a pas tardé à se faire entendre : les fournisseurs d’accès en téléphonie, Internet et télévision par câble sont en effet des filiales de grands groupes internationaux (USA, Espagne, Grande-Bretagne, etc.) qui n’ont investi en Argentine que pour enrichir leurs actionnaires. Le gel des tarifs menace par conséquent leurs résultats et les dividendes qu’ils pourront distribuer à la fin de l’exercice. Dans les circonstances présentes, il est toutefois difficile de trouver des arguments qui portent dans l’opinion publique, alors que tant de gens, notamment dans le secteur tertiaire (70 %, commerce compris, de l’activité à Buenos Aires), à commencer par les journalistes eux-mêmes, sont contraints de télétravailler et ne peuvent avoir de vie sociale et prendre des nouvelles de leurs parents que grâce à la téléphonie vidéo (Skype, Zoom, Meetup, Facebook, etc.).

"Les tarifs d'Internet, de téléphonie fixe et mobile et télé payante
sont gelés" dit le gros-titre d'une rédaction qui a préféré
mettre l'accent sur une tragédie intime
(une malade du cancer morte sans avoir pu revoir son père
à cause du protocole sanitaire de protection des frontières intérieures dans la province de Córdoba)
cliquez sur l'image pour une haute résolution

Pour Alberto Fernández - ce n’est pas nouveau dans son discours ni dans ses actes - c’est l’État qui doit désormais devenir le moteur de la transformation économique (et sociale) du pays et de ce que sera la relance. Le développement national passe par des services publics performants qui offrent tout ce dont tous les Argentins ont besoin pour vivre, pour apprendre et pour travailler au milieu de cette pandémie qui partout met à nu les failles et les défauts de nos systèmes : les outils numériques sont indispensables au télétravail et à l’école à distance ; les transports en commun sont la solution au changement climatique et à la lutte contre la pollution ; l’hôpital met la santé à portée de tous (alors qu’avant-hier, on a encore découvert un stock considérable de vaccins que le précédent gouvernement avait achetés et qu’il a laissé se périmer au lieu de les distribuer dans les centres de santé qui s’en seraient servi pour vacciner des enfants), etc.

Dans la presse mainstream, on voit déjà fleurir les thématiques du contentieux judiciaire des groupes privés contre l’État argentin, de la limitation de la liberté d’entreprendre, du spectre de la désindustrialisation dans le secteur et du chantage qui va avec et même (rien que ça !) de la violation des traités internationaux.

L'information n'est pas traitée en gros-titre
mais en haut dans la colonne de droite
La photo relève elle aussi de la tragédie
familiale à Córdoba.
Cliquez sur l'image pour une haute résolution

C’est dire à quel point ces groupes étrangers se comportent en Argentine (et en Amérique du Sud) comme en pays conquis, sans jamais se solidariser avec les peuples dans lesquels ils recrutent leur clientèle (2) et les territoires sur lesquels ils se sont installés. Comme s’ils avaient le droit de faire fi de la législation locale là où ils opèrent. Les unes des journaux sont assez instructives sur ce point ce matin !

Pour en savoir plus :
lire le texte du décret dans le Bulletin officiel de la République Argentine (BORA).

Ajout du 24 août 2020 :
La querelle au sujet de l’inscription des services numériques au rang des services publics a continue à alimenter l’actualité tout au long du week-end :
lire cet article de Página/12 sur les véritables enjeux pour lesquels l’opposition combat le décret présidentiel
lire cet article de Clarín qui défend les arguments officiels de l’opposition (ce qui se résume à « non au modèle vénézuélien », le même sur tous les sujets depuis dix ans)

Hier, le président a accordé une interview à Radio 10 qui est commentée hier soir ou ce matin sur les sites des quotidiens argentins :
lire l’article de Página/12 sur les propos de Alberto Fernández
lire l’article de Página/12 sur l’appel téléphonique de Mauricio Macri au président en mars pour tenter de le convaincre d’abandonner le confinement (ses arguments révèlent le cynisme de ses vues, un cynisme qui est apparu très clairement à l’occasion de son voyage en Europe au milieu de la pandémie)
lire l’article de La Prensa sur les propos du président
lire l’article, quelque peu gêné aux entournures, de Clarín, qui ne pouvait pas passer sous silence la phrase odieuse de Macri mais la fait passer pour une invention de la propagande de la majorité
lire l’article de La Nación sur les réactions à droite.

Le président a très bien résumé la différence politique entre Macri et lui avec une formule simple : « moi, je crois que la politique, c’est prendre soin des gens ».


Ajout du 25 août 2020 :
Mauricio Macri a répondu en adressant (depuis Zurich) une lettre ouveerte aux « chers Argentins ». Il y réfute les propos de son successeur dans un texte bref où il accuse celui-ci d’avoir menti sur le contenu de leur conversation téléphonique de mars et où il omet de rapporter sa propre version des faits tout en étalant, d'un ton grandiloquent et moralisateur, quelques banalités politiques prétendument consensuelles, en parfaite contradiction avec son comportement et ses prises de position publics depuis que le pays a versé dans la crise sanitaire.
Pour en savoir plus :



(1) En Argentine, le Wifi est accessible gratuitement dans n’importe quelle agglomération du territoire et dans une bonne partie des campagnes avec un niveau de service de base qui permet le courrier électronique, les réseaux sociaux (hors vidéo) et la consultation des sites de service public mais rarement l’accès à du streaming de bonne qualité. Pour ce genre de service, il faut prendre un abonnement auprès d’un fournisseur d’accès commercial, avec prélèvement mensuel ou facture à acquitter dans ces bureaux ad hoc, comme ceux dont le groupe Macri a couvert le territoire.
(2) Il faut lire les slogans publicitaires dont ils nous abreuvent à longueur d’année pour se rendre compte du mensonge de la formule « le client est au cœur de notre activité », bien plus profond qu’il n’est en Europe, où pourtant, l’incohérence est déjà assez visible !