Le chanteur de rock Charly García, une
grande vedette en Argentine (à juste raison, l'homme a beaucoup de
talent) vient de publier une lettre au vitriol adressée à Hernán
Lombardi, nouveau ministre des Médias Publics, et ex-ministre de la
Culture et du Tourisme du Gouvernement portègne, avec lequel ce chanteur au look
beatnik a été en désaccord permanent depuis huit ans, même s'il
se défend d'être kirchneriste (mais on l'a beaucoup vu aux côtés
de la Présidente lors de fêtes emblématiques d'investiture ou de
25 Mai) (1).
Dans son texte, ce lecteur occasionnel
de Página/12, qui n'a jamais eu la langue dans sa poche, s'offusque
de voir arriver au ministère de la Sécurité nationale un
sous-secrétaire d'Etat (2) au passé sulfureux : sous la
dictature, l'homme, alors très jeune, tenait une chronique dans un
périodique catholico-réactionnaire pro-Etats-Unis, où il a signé
des phrases ignobles contre la Révolution Française et le caractère subversif et anti-chrétien du rock'n roll, dans le pire style
fondamentaliste nord-américain, inculte et bas de plafond. Dans l'un de ses
articles, le jeune homme avait attaqué nommément Charly García et
Luis Alberto Spinetta, disparu il y a deux ans.
Il a aussitôt disparu de
l'organigramme en cours d'élaboration du nouveau ministère, dirigé
par Patricia Bullrich, une militante PRO dont le moins que l'on puise
dire est qu'elle n'est pas connue pour son sens des
nuances.
Página/12 raconte l'histoire du côté de Charly García et de sa colère homérique, en fixant les choses
dans une sorte de passé immuable qui n'existe nulle part. Depuis
quarante ans qu'a eu lieu ce triste coup d'Etat de Videla, tout le
monde a eu le temps d'évoluer y compris Charly García...
Dans sa lettre, Charly a écrit qu'il
méritait des excuses parce qu'il avait lutté contre la dictature.
Et c'est fait. La Nación publie ce matin un article consacré aux excuses que l'ancien éditorialiste a aussitôt adressées,
publiquement, au chanteur.
Mûri par les années et la vie,
l'auteur déclare avoir honte aujourd'hui d'avoir écrit des choses
qu'il ne pense plus et dont il voudrait pouvoir ne plus se souvenir
(3). L'article de Página/12 ne fait nulle mention de ces excuses et
conclut sur le refus irrévocable de García de participer si peu que
ce soit aux politiques culturelles qui seront menées par ce
Gouvernement. Comme je l'écrivais plus tôt, une bonne partie de la
gauche argentine ne peut pas envisager la conciliation comme mode
d'action politique et ne parvient à se situer que dans une culture
de l'affrontement et du rapport de force.
Il y a une semaine devant le Congrès,
Mauricio Macri avait dit qu'il pourrait être amené à commettre des
erreurs en agissant et qu'il s'efforcerait de les corriger. Dont
acte.
Il faut voir maintenant comment il va
réagir face à l'avalanche contradictoire de critiques et de
soutiens que son décret de nominations de deux juristes à la Cour
Suprême a déclenchée dans le pays.
Pour aller plus loin :
lire l'article de Clarín sur cette
polémique ouverte par Charly García, qui se répercute bien au-delà
de Buenos Aires
lire l'article de La Voz del Interior
(Córdoba)
lire l'article de Los Andes (Mendoza)
(1) Ceci dit, les artistes sont les
artistes. Si on les paye pour venir chanter, jouer ou danser lors
d'une fête, pourquoi diraient-ils non ? Etre sur scène fait
partie du métier. Johnny Hallyday a souvent chanté à la Fête de
l'Huma, ça n'en fait pas pour autant un communiste convaincu.
(2) Dans un organigramme ministériel
français, c'est plus l'équivalent d'un Directeur que d'un
sous-secrétaire d'Etat, à ceci près que dans l'administration
publique en France, les postes sont tenus par des fonctionnaires
professionnels et non pas par des politiques nommés à cet effet
comme c'est le cas ici. Quelques jours avant l'investiture du nouveau
Président, on commençait à parler de professionnaliser la gestion
de l'Etat pour corriger ces pratiques en créant des corps de
fonctionnaires comme il en existe en Europe et comme ils font sans
doute profondément défaut en Argentine.
(3) Et c'est une maladresse de langage
parce que du côté de la militance péroniste et droits de l'Homme,
dont fait partie l'artiste, l'oubli est assimilé à du négationnisme.
Ce qui est lié, c'est la mémoire, la justice et la vérité.
L'homme est à droite, c'est clair, et il a gardé des repères
intellectuels et sémantiques de droite, ce qui n'empêche pas qu'il
se soit ouvert l'esprit. Or à droite, ce sacro-saint trio de gauche
qu'est mémoire, justice et vérité est ressenti comme un appel à
la vengeance, comme une guerre civile larvée, comme une épuration
avec toute la violence physique et verbale qu'on lui a connue, en
France et en Belgique, à la Libération. Et il est vrai que le doute
est semé par le slogan de Madres de Plaza de Mayo, Ni perdón ni
olvido (qu'on peut traduire soit par "ni pardon, ni oubli" soit par "ni
grâce, ni oubli", on pourrait presque traduire par "Sans merci", c'est
une devise très violente), et par les difficultés qu'ont eues ces
organismes pour comprendre ce que disait le magistère de l'Eglise
catholique quand il parlait de pardon et de réconciliation, ce qui
était immédiatement interprété, jusqu'à il y a peu, comme un
appel à l'impunité (lire mon article du 7 novembre 2015 à ce
propos).