Vendredi dernier, Juan Cabandie Alfonsín, un député de la Legislatura portègne, siégeant dans le bloc péroniste, est venu témoigner (declarar) à une audience tenue à huis clos du procès de son père adoptif, ou plus exactement de son apropiador, selon la terminologie spécifique inventée en Argentine pour ces crimes qui n’ont guère d’équivalent de ce côté-ci de l’Atlantique, ces crimes qui ont consisté de la part des sbires de la Dictature militaire (1976-1983) à enlever, avant leur cinquième anniversaire, de jeunes enfants à leurs parents, arrêtés arbitrairement et le plus souvent assassinés ensuite, puis à les faire passer pour les leurs et les élever dans une idéologie et une conception de la vie généralement tout à fait opposée à celle de leur famille, en les privant de leur identité légitime et réelle et en brouillant toutes les pistes pour les empêcher d’entrer en contact avec leur parenté survivante. En l’occurence, le kidnappeur est un officier d’intelligence de la Police Fedérale, un certain Luis Antonio Falco, qui est toujours libre et qui est poursuivi selon un code de procédure pénale ancien qui l’exempte d’un procès avec audiences publiques (juicio oral) en bonne et dûe forme.
Toutefois l’association Abuelas de Plaza de Mayo (les grand-mères de la Place de Mai), qui dispose d’un statut légal l’autorisant à intervenir dans la procédure de ces procès, a obtenu que tout ce qui se dira lors de ces audiences à huis clos soit néanmoins porté à la connaissance du public. Une situation ubuesque comme les méandres de la procédure argentine en a le secret et qui rend le déroulé du procès concrètement fort compliqué, puisque tout doit être mis par écrit et que le greffier est obligé d’interrompre le juge, les auxilliaires de justice ou les justiciables eux-mêmes toutes les deux phrases pour pouvoir noter exactement les paroles prononcées, le tout en présence de représentants de la presse légalement admis dans la salle.
C’est dans ces conditions extrêmement pénibles que le député portègne est venu témoigner de ce qu’il a enduré durant son enfance, où il a raconté avoir été élevé dans une grande violence physique et psychique. Chez moi, a-t-il dit, c’était l’annexe d’un commissariat (1). Croix gammées, armes exhibées, coups et maltraitances psychiques, apologie du génocide [contre les juifs d’Europe], discours antisémites, la peur pour compagne permanente, c’est le résumé de cette déposition éprouvante que fait Diego Martínez dans son compte-rendu paru dans Página/12, samedi dernier.
Falco est poursuivi des chefs de détention et dissimulation d’un mineur de moins de 10 ans et de faussage idéologique d’un instrument public. Il n’était pas présent à l’audience de vendredi puisque la procédure ne lui fait pas obligation d’assister aux audiences. Il n’a donc pas entendu le témoignage du jeune homme. Quant à son avocat, il s’est abstenu de poser des questions au témoin, laissant toute la place (inhabituelle stratégie) à l’avocat de l’association Abuelas de Plaza de Mayo.
Au moins, les peines encourrues sont-elles lourdes puisque le procureur (fiscal) a demandé 17 ans de prison et la partie civile constituée (Abuelas de Plaza de Mayo) 25 ans.
On se trouve là devant un cas extrême (mais passablement fréquent lorsqu’il s’agit des criminels de la Dictature militaire) d’un courant d’anti-sémitisme renforcé certes par ce qui s’est passé en Europe sous domination nazie mais bien antérieur en Argentine au nazisme lui-même et à sa contagion idéologique. C’est un anti-sémitisme très minoritaire, mais particulièrement violent, qui trouve sans doute ses racines à la fois dans l’anti-judaïsme tenace de l’Empire espagnol à partir des Rois Catholiques Ferdinand et Isabelle et l’instauration de l’Inquisition au 16ème siècle et dans la violence du patronat portègne des années 1910 et 1920 contre les leaders du mouvement ouvrier, syndicaliste et anarchiste, qui étaient très souvent des juifs récemment immigrés de l’Empire russe et très sensibles aux théories de Bakounine et de Trotsky. Les quartiers sud de Buenos Aires gardent le douloureux souvenir de la Semaine sanglante de 1919, lorsqu’au lendemain de la révolution russe, effrayé par une révolte ouvrière dans les quartiers de Barracas et de San Cristobal, le patronat portègne envoya sa milice de gros bras descendre à vue les chefs de la grève. Les gros bras en question s’en prirent sans distinction à tous les "métèques" qui leur tombaient sous la main (c’est à dire à l’ensemble de la population ouvrière) et plus particulièrement aux "rusos", aux juifs qui passaient à leur portée, dans une confusion idéologico-religieuse grâce à laquelle ils purent garder bonne conscience (ils s’en étaient pris à des juifs). Cet épisode terrible, qui eut lieu sous la présidence de Hipolito Yrigoyen, est la seule manifestation de violence anti-sémite ouverte en Argentine (elle ne fut pas réprimée par après par les pouvoirs publics). Le reste est le fait d’individus racistes, parfois en bandes organisées, mais ne compromet pas l’Etat. Et apparaît en plein jour aujourd’hui, à travers les procès contre les criminels de la Dictature, la filiation idéologique vivace entre ce régime, qui fut soutenu par la CIA, et ce racisme obscur né de la vieille peur des possédants devant la détermination du peuple (réduit à la misère) et ses revendications radicales (voir mon article sur l’histoire du pays, dans Petites Chronologies, en partie médiane de la Colonne de droite).
On ne peut que saluer la force intellectuelle et morale de ce jeune député qui a pu sortir de cette enfance massacrée pour s’engager dans un combat politique inverse de celui dans lequel il avait été élevé. La Dictature militaire était en effet anti-péroniste au premier chef.
A travers ces différentes histoires que je vous rapporte en suivant de loin en loin l’action de Abuelas de Plaza de Mayo et des deux associations Madres de Plaza de Mayo, on voit toute la diversité de la typologie des “parents adoptifs” de ces enfants volés...
Pour en savoir plus : lire les autres articles de Barrio de Tango sur le même sujet en cliquant sur le mot-clé Abuelas dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus, sous le titre.
Pour aller plus loin :
Lire l’article de Página/12 édition du 19 septembre 2009
Visitez les sites de Abuelas et de Madres de Plaza de Mayo et Madres linea fundadora, que vous trouverez dans la partie inférieure de la Colonne de droite, dans la rubrique Cambalache (casi ordenado), en section Droits de l’homme.
(1) comissariat du temps de la Dictature. Les commissariats d’aujourd’hui ne sont plus des centres où l’on malmène les détenus.