En ce carnaval 1916, Pierrot fait des cauchemars... |
Ce week-end et en particulier demain,
dimanche 29 mai 2016, en présence de François Hollande et de Angela
Merkel, la France et l'Allemagne se retrouvent à Verdun pour
commémorer le centenaire de la bataille homonyme. Comment dans les
antipodes, a été vécue cette longue et incertaine bataille où
Français et Allemands se sont affrontés seuls, sans l'aide d'aucun
de leurs alliés (ou si peu), pour percer le front français (côté allemand) et défendre un point symbolique du territoire national (côté français),
celui où Charlemagne avait partagé son empire entre ses fils plus
de mille ans auparavant ?
Quelques soldats argentins, binationaux, servant dans l'armée française Une page de l'édition du 1er avril 1916 Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
En fait, en Argentine, la grande
affaire de l'année 1916, c'est l'élection pour la première fois au
suffrage universel, direct, secret et obligatoire, du Président de
la Nation, après trente-six ans d'une ligne gouvernementale
réactionnaire, raciste et surtout ultra-corrompue, ce que l'histoire
a retenu sous le nom de Generación del Ochenta, parce qu'elle avait
été portée au pouvoir en 1880, avec l'élection au suffrage
censitaire oral (le voto cantado) du général Julio Argentino Roca,
que l'actuel Gouvernement aurait réhabilité dans le Museo Nacional
del Bicentenario, à l'arrière de la Casa Rosada (voir mon article du 13 mai). Et quand on parle de suffrage universel, ne nous y
trompons pas : suffrage masculin exclusivement et réservé aux
citoyens nés argentins. Dans un pays débordé par la vague
migratoire provoquée par le Gouvernement qui ne s'attendait pas à
un tel succès (1), cela faisait une toute petite minorité
d'électeurs.
La première offensive allemande à Verdun, dont le récit a passé par Londres dans l'édition du 22 avril 1916 Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
A la fin de cette année quelques
semaines avant que les canons se taisent enfin à Verdun, le président
Hipólito Irigoyen, l'un des co-fondateurs de l'UCR, Unión Cívica Radical, un parti qui existe toujours, prêtait serment et prenait
ses fonctions, dans un enthousiasme populaire délirant, à la Casa
Rosada.
Et l'autre grande affaire de cette
année 1916 en Argentine, c'est le bicentenaire de la déclaration
d'indépendance, pendant l'hiver, le 9 juillet...
Ce 14 juillet 1916 à Paris Cliquez sur l'image pour une haute résolution |
Aussi la bataille de Verdun est-elle
restée relativement méconnue des Argentins, comme en témoigne sa
rare présence dans les pages de l'hebdomadaire Caras y Caretas, un
must de la presse argentine de la Belle Epoque et des Années Folles,
qui penchait plutôt à gauche et comptait dans sa rédaction des
illustrateurs, des caricaturistes et des rédacteurs de grand talent
ainsi qu'une cohorte de correspondants en Europe et à New York. Caras y Caretas constituait en quelque sorte le pendant argentin de L'Illustration –
Journal Universel qui informait la France à la même époque (mais
depuis plus longtemps). Dans le premier reportage que Caras y Caretas
consacra à Verdun, le 22 avril 1916, soit plus de deux mois après
l'offensive allemande, eu égard aux difficultés de communication
avec un continent à feu et à sang, le journaliste avait déjà vu
tout ce qui allait se passer pendant toute cette tragique année de combat.
Voici le dernier paragraphe de la page,
en bas de la colonne de droite.
S'ensuivit un épouvantable corps à
corps... Aucune plume n'est capable de décrire l'horreur tragique de
cette lutte. A la fin, les Allemands commencèrent à se retirer...
La première attaque contre Verdun avait échoué et avait causé au
Kaiser 150 000 hommes, entre les morts, les blessés et les
prisonniers. C'est à ce prix qu'ils avaient payé la prise de
contrôle de quelque cinq kilomètres de terrain, sans grande valeur
pour la défense de la place. Mais cette attaque ne sera pas la
dernière. Les Allemands veulent prendre Verdun parce qu'ils ont
besoin d'une grande victoire, à tout prix. Mais combien de temps
cela va-t-il prendre et combien de milliers d'hommes perdront-ils
pour prendre cette place, si tant est qu'ils la prennent ?
(Traduction © Denise Anne Clavilier)
Pour la rédaction de Caras y Caretas,
sur le sol français, la bataille de la Somme occupe au moins autant
de place sinon plus que celle qui ravage Verdun au même moment et en
tout état de cause, la guerre vue par les Britanniques et les
Italiens semblent intéresser davantage le lectorat (à moins que ce ne soit qu'une apparence, que l'on doit à un accès plus facile à l'information), même si les
combattants qui ont grandi en Argentine et dont le journal donne
parfois des nouvelles servent dans l'armée française. Et chose qui ne peut qu'étonner les Français, le général Pétain est absent de Caras y Caretas tout au long de l'année alors qu'il passe en France, en décembre 1816, pour le vainqueur de cette bataille atroce.
Lorsque la bataille commence en février
1916, l'Argentine, encore loin des préoccupations électorales, se
prépare au carnaval et, dans le premier numéro de mars (tout en haut de l'article),
l'illustrateur réalise une couverture particulièrement sombre, qui évoque déjà les cauchemars que les artistes plastiques
européens vomiront dans l'immédiate après-guerre.
Les lecteurs intéressés par ce
centenaire (côté français) pourront s'informer sur le site Web consacré à cet
épisode de ce qu'on appelait déjà la "Grande Guerre" mais pas encore
la "Der des Der" (la dernière des dernières).
(1) En fait le gouvernement espérait
déclencher une immigration d'Européens diplômés, majoritairement
anglo-saxons, de commerçants et de capitaines d'industrie. Or sont
arrivés des flots de paysans sans terre, d'artisans dont le métier
avait disparu sous les coups de la révolution industrielle,
d'anarchistes, militants ouvriéristes et autres partageux
indésirables chez eux (et aussi peu désirés en Argentine), de repris de justice et d'hommes fuyant les
vindictes de leur voisinage, italiens pour la moitié d'entre eux...
Il n'était pas question d'accorder le droit de vote à tous ces
pouilleux dont le flot s'était brutalement tari depuis le troisième
trimestre de l'année 1914.