samedi 28 mai 2016

Verdun, vu des antipodes – Article 4900 [ici]

En ce carnaval 1916, Pierrot fait des cauchemars...

Ce week-end et en particulier demain, dimanche 29 mai 2016, en présence de François Hollande et de Angela Merkel, la France et l'Allemagne se retrouvent à Verdun pour commémorer le centenaire de la bataille homonyme. Comment dans les antipodes, a été vécue cette longue et incertaine bataille où Français et Allemands se sont affrontés seuls, sans l'aide d'aucun de leurs alliés (ou si peu), pour percer le front français (côté allemand) et défendre un point symbolique du territoire national (côté français), celui où Charlemagne avait partagé son empire entre ses fils plus de mille ans auparavant ?

Quelques soldats argentins, binationaux, servant dans l'armée française
Une page de l'édition du 1er avril 1916
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En fait, en Argentine, la grande affaire de l'année 1916, c'est l'élection pour la première fois au suffrage universel, direct, secret et obligatoire, du Président de la Nation, après trente-six ans d'une ligne gouvernementale réactionnaire, raciste et surtout ultra-corrompue, ce que l'histoire a retenu sous le nom de Generación del Ochenta, parce qu'elle avait été portée au pouvoir en 1880, avec l'élection au suffrage censitaire oral (le voto cantado) du général Julio Argentino Roca, que l'actuel Gouvernement aurait réhabilité dans le Museo Nacional del Bicentenario, à l'arrière de la Casa Rosada (voir mon article du 13 mai). Et quand on parle de suffrage universel, ne nous y trompons pas : suffrage masculin exclusivement et réservé aux citoyens nés argentins. Dans un pays débordé par la vague migratoire provoquée par le Gouvernement qui ne s'attendait pas à un tel succès (1), cela faisait une toute petite minorité d'électeurs.

La première offensive allemande à Verdun, dont le récit a passé par Londres
dans l'édition du 22 avril 1916
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A la fin de cette année quelques semaines avant que les canons se taisent enfin à Verdun, le président Hipólito Irigoyen, l'un des co-fondateurs de l'UCR, Unión Cívica Radical, un parti qui existe toujours, prêtait serment et prenait ses fonctions, dans un enthousiasme populaire délirant, à la Casa Rosada.

Et l'autre grande affaire de cette année 1916 en Argentine, c'est le bicentenaire de la déclaration d'indépendance, pendant l'hiver, le 9 juillet...

Ce 14 juillet 1916 à Paris
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Aussi la bataille de Verdun est-elle restée relativement méconnue des Argentins, comme en témoigne sa rare présence dans les pages de l'hebdomadaire Caras y Caretas, un must de la presse argentine de la Belle Epoque et des Années Folles, qui penchait plutôt à gauche et comptait dans sa rédaction des illustrateurs, des caricaturistes et des rédacteurs de grand talent ainsi qu'une cohorte de correspondants en Europe et à New York. Caras y Caretas constituait en quelque sorte le pendant argentin de L'Illustration – Journal Universel qui informait la France à la même époque (mais depuis plus longtemps). Dans le premier reportage que Caras y Caretas consacra à Verdun, le 22 avril 1916, soit plus de deux mois après l'offensive allemande, eu égard aux difficultés de communication avec un continent à feu et à sang, le journaliste avait déjà vu tout ce qui allait se passer pendant toute cette tragique année de combat.

Voici le dernier paragraphe de la page, en bas de la colonne de droite.

S'ensuivit un épouvantable corps à corps... Aucune plume n'est capable de décrire l'horreur tragique de cette lutte. A la fin, les Allemands commencèrent à se retirer... La première attaque contre Verdun avait échoué et avait causé au Kaiser 150 000 hommes, entre les morts, les blessés et les prisonniers. C'est à ce prix qu'ils avaient payé la prise de contrôle de quelque cinq kilomètres de terrain, sans grande valeur pour la défense de la place. Mais cette attaque ne sera pas la dernière. Les Allemands veulent prendre Verdun parce qu'ils ont besoin d'une grande victoire, à tout prix. Mais combien de temps cela va-t-il prendre et combien de milliers d'hommes perdront-ils pour prendre cette place, si tant est qu'ils la prennent ?
(Traduction © Denise Anne Clavilier)

Pour la rédaction de Caras y Caretas, sur le sol français, la bataille de la Somme occupe au moins autant de place sinon plus que celle qui ravage Verdun au même moment et en tout état de cause, la guerre vue par les Britanniques et les Italiens semblent intéresser davantage le lectorat (à moins que ce ne soit qu'une apparence, que l'on doit à un accès plus facile à l'information), même si les combattants qui ont grandi en Argentine et dont le journal donne parfois des nouvelles servent dans l'armée française. Et chose qui ne peut qu'étonner les Français, le général Pétain est absent de Caras y Caretas tout au long de l'année alors qu'il passe en France, en décembre 1816, pour le vainqueur de cette bataille atroce.

Un soldat français élevé en Argentine a fait parvenir au journal ces deux photos
Dans une hutte qu'il a bâtie sur le front, à la façon d'un quincho argentin, typique des campagnes argentines
il boit ou fait semblant de boire du mate
Où aura-t-il pu se procurer la yerba mate dans la France en guerre du début du vingtième siècle ?
extrait de l'édition du 9 septembre 1916
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Lorsque la bataille commence en février 1916, l'Argentine, encore loin des préoccupations électorales, se prépare au carnaval et, dans le premier numéro de mars (tout en haut de l'article), l'illustrateur réalise une couverture particulièrement sombre, qui évoque déjà les cauchemars que les artistes plastiques européens vomiront dans l'immédiate après-guerre.

Les lecteurs intéressés par ce centenaire (côté français) pourront s'informer sur le site Web consacré à cet épisode de ce qu'on appelait déjà la "Grande Guerre" mais pas encore la "Der des Der" (la dernière des dernières).



(1) En fait le gouvernement espérait déclencher une immigration d'Européens diplômés, majoritairement anglo-saxons, de commerçants et de capitaines d'industrie. Or sont arrivés des flots de paysans sans terre, d'artisans dont le métier avait disparu sous les coups de la révolution industrielle, d'anarchistes, militants ouvriéristes et autres partageux indésirables chez eux (et aussi peu désirés en Argentine), de repris de justice et d'hommes fuyant les vindictes de leur voisinage, italiens pour la moitié d'entre eux... Il n'était pas question d'accorder le droit de vote à tous ces pouilleux dont le flot s'était brutalement tari depuis le troisième trimestre de l'année 1914.