lundi 2 mai 2022

Le tango engagé en deuil : Juan Vattuone avait 73 ans [Actu]

 

Juan Vattuone (au centre), au CC Torquato Tasso, à San Telmo, en août 2010
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Triste retour de ce premier vrai week-end printanier : la lecture des journaux m’apprend ce matin la mort de l’auteur-compositeur et interprète Juan Vattuone. Un type d’une chaleur humaine assez rare, un artiste engagé (péroniste à fond les manettes) qui ne déviait pas d’un iota de son combat pour l’authentique culture populaire et contre la néo-colonisation de son pays par l’industrie culturelle états-unienne, un homme que j’ai eu la chance de connaître et pour qui j’avais une profonde affection.



Il y a plusieurs années, sa santé s’était gravement détériorée. Il avait dû être amputé d’une jambe et il était dialysé. C’est la personne qui le soignait au quotidien qui l’a découvert sans vie hier dans la matinée, chez lui, un appartement qui lui avait été aménagé pour tenir compte de son handicap.

A la fin de l’année dernière, il était remonté sur scène, avec courage, en chaise roulante, grâce à l’aide de plusieurs amis musiciens et il avait présenté le nouveau disque qu’il préparait et qu’il n’aura pas vu sortir. A cette occasion, il avait donné une interview à Página/12 qui aimait son sens de la contestation, sa résistance obstinée et ses engagements politiques et idéologiques passionnés.

Né à Palermo, il a grandi dans le quartier plus populaire de Villa Crespo, celui du poète-boxeur découvert par Carlos GardelCeledonio Flores, et du pianiste et compositeur militant communiste et coopérateur, Osvaldo Pugliese.
Sa vie n’aura pas été un long fleuve tranquille. Il a connu diverses ruptures amoureuses très douloureuses pour un homme hyper-sensible comme il était. Politiquement et artistiquement, il a beaucoup souffert de la répression pratiquée, en particulier dans le domaine de la culture, par les différentes dictatures militaires que l’Argentine avait subies depuis sa naissance. Il était à fond au côté des Mères de la Place de Mai, l’association présidée par la très contestée et fort peu tolérante Hebe de Bonafini. De leur slogan vindicatif, il avait fait une chanson qui restera, Ni olvido ni perdón (on n’oublie rien, on ne fait grâce à personne). Il n’a jamais roulé sur l’or et pour autant il n’a jamais cherché à améliorer sa situation personnelle en cachetonnant, à l’inverse d’un bon nombre de ses confrères. Ses ennuis de santé ces dernières années et la crise sanitaire depuis 2020 l’avaient plongé dans des difficultés certaines mais, comme il le disait lui-même : « Je suis Juan Vattuone et je n’ai jamais baissé les bras ». Courageux, il l’était. Et combien ! Tout un secteur du tango qu’on appellera ici classique, pour ne pas dire figé dans une tradition muséifiée, lui tournait le dos mais Rubén Juárez, le chanteur de Córdoba, le bandonéoniste et le compositeur, lui-même lancé par Aníbal Troilo, l’avait pris en amitié et il l’avait soutenu en l’invitant dans ses propres tours de chant. Ce qui lui a permis de se faire connaître du public mélomane. Le grand public, quant à lui, ne le connaissait pas.

Et pourtant quel talent ! Une voix rugueuse, des textes forts (1), parfois caustiques, parfois combatifs, parfois tendres, tantôt chantés, tantôt éructés, toujours écrits en 100% lunfardo. Une forte présence en scène. Un talent d’improvisation. Sur scène, il se lançait entre chaque chanson dans de longs monologues, souvent drôles, la plupart du temps caustiques et impertinents. Il s’accompagnait lui-même à la guitare quand il se produisait seul. Dans la vie, c’était un chaleureux compagnon.

Une des pages Spectacles de La Nación
de ce jour
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Ce matin, si j’ai appris la nouvelle en lisant Página/12 comme on peut s’en douter, je n’ai pas été médiocrement surprise de trouver en une des pages culturelles de La Nación une nécrologie qui reprend les éléments biographiques communiquées par ses filles à l’agence Télam.

Si vous n’aviez pas vu Juan Vattuone sur scène, vous pouvez encore le découvrir à travers l’hommage que lui rend l’équipe de Fractura Expuesta, l’émission de radio-télé en ligne du tango nuevo et du tango underground. C’était un ami de la maison !

© Denise Anne Clavilier

Pour aller plus loin :



(1) En 2010, j’avais inclus au dernier moment l’une de ses chansons dans mon anthologie, Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins (Éditions du Jasmin), après notre rencontre à Buenos Aires, grâce à des amis communs.