mercredi 11 mai 2022

L’historique marché aux bestiaux quitte Liniers [Actu]

Une de Campo, supplément hebdomadaire
de La Nación consacré au secteur agraire
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Le marché aux bestiaux de Liniers, où grossistes en viande, restaurateurs et bouchers de quartier vendant au détail, venaient traditionnellement choisir sur pied les bovins dont ils récupéreraient ensuite les carcasses à la sortie de l’abattoir voisin, va fermer ses portes pour s’installer à Cañuelas, une petite ville du sud-ouest du Gran Buenos Aires.

Dominé par la couleur brune, le marché de Liniers en vue satellitaire
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Le marché, Mercado de Liniers, est actuellement opéré, sous un contrôle public, par un concessionnaire. Une bonne centaine de personnes y occupe un travail salarié, les unes sous l’autorité du concessionnaire et les autres dans les services régulateurs. Plus de deux mille acteurs économiques travaillent au marché (vendeurs, acheteurs, consignataires, courtiers, transporteurs, vigiles, vétérinaires, etc.). D’après les chiffres avancés par Mercado de Liniers pour aujourd’hui, ce marché a accueilli 7 211 bovins transportés par 216 bétaillères. Cela vous donne une petite idée du monument économique dont il s’agit.

Le plat principal du dernier déjeuner au Mercado de Liniers

Le marché a été implanté à cet endroit en 1884 afin d’éloigner le champ de foire du cours du Riachuelo, la rivière qui ceinture Buenos Aires à l’ouest et au sud puis se jette dans le Río de la Plata. Le Riachuelo avait une fâcheuse tendance à déborder parfois plusieurs fois par an avant que des travaux hydrauliques viennent réguler ces caprices. Le marché était alors le lieu des transactions commerciales et des activités semi-industrielles annexes, comme celles du traitement du cuir. Quatre ans plus tôt à peine, la ville de Buenos Aires venait de se séparer de la province homonyme et avait acquis son autonomie, en guise de conclusion d’une guerre civile qui avait suivi la guerre d’indépendance et avait ensanglanté le pays pendant soixante ans, de 1820 à 1880. La paix civile était enfin acquise et l’heure de la prospérité semblait vouloir sonner, au moins pour les grands propriétaires agraires dont l’hégémonie sur la société tout entière n’était plus contestée (la défaite des partis populaires avait momentanément fait taire toute opposition).

Les acteurs du marché de Liniers pour un dernier déjeuner
dans les vieilles installations

Les premières infrastructures en dur ont été construites en 1889. La première bête abattue sur place l’a été en mars 1900, au détriment des abattoirs historiques, situés un peu plus au sud-est, dans le quartier qui leur doit toujours son nom, Mataderos, et dont l’activité ne put résister bien longtemps. En 1899, le tramway arrivait jusqu’au marché et une gare ferroviaire, toujours en activité, la dernière station dans Buenos Aires avant la banlieue, s’implantait entre le marché et la petite chapelle de San Cayetano (saint Gaëtan, en français), devenu aujourd’hui un sanctuaire de la piété populaire et de la foi du charbonnier pour tout Buenos Aires et une bonne partie de sa banlieue ouvrière. A l’orée du XXe siècle, la modernité des installations était telle que le coin reçut le surnom alors valorisant de Nueva Chicago (c’était avant la Prohibition).

Page 4 de Campo, édition de samedi dernier
"Histoires et souvenirs de ceux qui ont forgé
l'un des grands succès de l'élevage argentin"
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C’est à ce vaste marché de Liniers que l’on doit le gros de l’exode rural qui a marqué la société portègne au moment où celle-ci donnait naissance au tango tel que nous le connaissons. Le genre est en effet né dans ces années-là des fusions successives et rapides entre d’une part les traditions musicales des pampas avoisinantes, dont provenaient les gauchos qui accompagnaient les troupeaux et dont un certain nombre s’embaucha comme manœuvre au marché, ouvrier ferroviaire, machiniste de tramway ou ouvrier dans les abattoirs ou les tanneries et d’autre part le flot des immigrants majoritairement européen (mais pas que) qui commençaient eux aussi à arriver en masse de l’autre côté de la ville, dans le port où s’amarraient les paquebots transatlantiques (aujourd’hui le récent et très luxueux quartier de Puerto Madero).

Le marché de Liniers ferme donc un à un ses emblématiques enclos à ciel ouvert, les Viejos Corrales, où les animaux au dos noir se serraient à l’heure de la vente, faisant admirer leur musculature d’athlètes à des capitalistes avides de bénéfices et de braves artisans de la gastronomie nationale. Une dernière fois, un grand déjeuner à l’air libre a réuni les acteurs du marché autour d’un puchero géant, ce pot-au-feu argentin roboratif où la viande vient couronner une belle montagne de légumes d’hiver cuits au bouillon. Un plat pour les forts des halles. Un délice à savourer à la saison froide (pour autant qu’il y en ait une à Buenos Aires – enfin !, les Portègnes affirment que c’est bien le cas. Les Français de métropole, quant à eux, trouvent qu’il ne fait pas si froid que ça, même au cœur de l’hiver !)

Campo, samedi dernier, page 5
Ces images ne sont pas du folklore
C'est l'activité du marché au quotidien
(sauf en bas)
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Ces jours-ci, La Nación, qui est LE quotidien par excellence du patronat agraire, y va de sa nostalgie avec une série d’articles par ailleurs fort intéressants… Un musée s’est installé dans une partie des bâtiments historiques. Il a sans doute vocation à y rester pour témoigner du passé du quartier.

© Denise Anne Clavilier

Pour aller plus loin :

lire l’article d’hier sur ce dernier déjeuner festif