Depuis le 19 juillet 2008, date de mon premier article dans Barrio de Tango, c'est la première fois que je consacre un article numéroté à l'Uruguay, cette autre patrie du tango qui peine à se faire connaître comme telle, écrasée qu'elle est par le voisin occidental... Et cet article est donc le 2000ème !
C'est aussi le premier article numéroté que je consacre aux clichés que m'envoie, avec tant de délicatesse et de gentillesse, le photographe uruguayen Pablo Vignali, dont vous avez déjà apprécié les reportages sur le Carnaval de Montevideo et sur la prise de fonction, en mars 2010, du Président José Mujica (voir mon article du 2 mars 2010).
Il y a quelques jours, avec tout un lot de photos sur l'ouverture du Carnaval 2011 que j'ai publiée au début de ce mois (voir mon article du 9 février 2011), Pablo Vignali m'a aussi envoyé quelques vues sur une exposition à l'air libre qui se tenait en janvier à Montevideo, dans le Parque Rodó, qui dispose d'une photogalerie réservée à ce genre de manifestation. L'exposition était intitulée Tango Revelado, La fotografía como testigo del tango en Uruguay (Tango Révélé, la photographie comme témoin du tango en Uruguay).
Et cette exposition mérite quelques explications, à commencer par celles que l'on doit à des lecteurs européens sur le personnage qu'est, du côté oriental des fleuves Uruguay et Río de la Plata, un certain Carlos Gardel...
Un Carlos Gardel très jeune, qui garde encore les traces de l'obésité de son adolescence
En effet, si pour le reste du monde, Argentine et France comprises bien sûr, Carlos Gardel ne fait qu'un avec le petit Charles Romuald Gardés, né le 11 décembre 1890 et dont les archives de l'Etat-Civil de Toulouse garde trace aujourd'hui encore, en Uruguay, il s'agit de quelqu'un d'autre. Un personnage mystérieux dont la date de naissance peut varier de plusieurs années entre 1882 et 1887 et dont le lieu de naissance est toujours le même : la ville de Tacuarembo, dans le nord de l'Uruguay. J'ai expliqué en quelques mots d'où surgit cette différence qui ne peut manquer de nous intriguer dans un chapitre que j'ai consacré à cette affaire, dans Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, paru en mai 2010 aux Editions du Jasmin. Ce n'est ni le lieu ni l'heure de partir dans ce sens. Intéressons-nous plutôt, pour une fois, à cette version que les Argentins appellent uruguayenniste et qui tient tant à coeur aux habitants de ce petit pays d'Amérique du Sud, qu'ils sont prêts à démonter toutes les preuves qu'on leur apporterait du contraire, y compris des analyses génétiques, qu'on se garde bien de faire. 1) c'est inutile, car cela ne convaincra personne du côté uruguayen, or du côté argentin, on est déjà convaincu, et en France, cela n'importe à personne, à part aux Argentins et aux Uruguayens qui vivent sur son sol 2) c'est très cher et ce n'est donc pas la peine de jeter l'argent dans le Río de la Plata.
L'Uruguay comme l'Argentine est un pays en pleine construction de son identité nationale. Dans un tel processus, qui s'étale sur plusieurs centaines d'années, tous les historiens et tous les anthropologues savent qu'un peuple a besoin de se créer des figures tutélaires et des mythes fondateurs. Ce sont ces mythes fondateurs que les Sud-Américains se forgent en ce moment même, dans ces tous premiers siècles de leur existence de pays indépendants. Ces mythes fondateurs que nous avons nous aussi construits il y a plusieurs siècles, comme Charlemagne en France (et en Allemagne, où il est quelqu'un d'autre), Guillaume Tell en Suisse, Till Eulenspiegel en Belgique, de part et d'autre de la frontière linguistique qui cause tant de soucis actuellement.
Dans leurs panthéons nationaux réciproques, l'Argentine et l'Uruguay partagent un même héros militaire, le Général José de San Martín, dont les restes reposent à Buenos Aires, comme ceux de Carlos Gardel. A côté de San Martín (1878-1850), les Uruguayens vénèrent un autre héros de leur indépendance, le Général José Gervasio Artigas (1764-1850), l'exact contemporain de San Martín, quoique que son aîné de 14 ans. Comme San Martín, Artigas est surnommé El Libertador. Comme San Martín, il est mort en exil, lui au Paraguay, son homologue en France. Comme San Martín, ses restes reposent bien dans un lieu symbolique de la capitale, mais c'est de la ville de Montevideo qu'il s'agit en l'occurrence. Artigas repose en effet depuis 1977 (sous la Dictature de 1973-1985) dans un mausolée construit sur Plaza Independencia, qui est à Montevideo ce que la Plaza de Mayo est à Buenos Aires. Et dans le Panthéon, en commun aussi avec l'Argentine, les Uruguayens ont placé Carlos Gardel, dont on s'accorde à dire, de part et d'autre du Río de la Plata, qu'il est mort le 24 juin 1935, à Medellín, en Colombie, et c'est bien le seul point, avec la reconnaissance du talent, sur lequel s'accordent les deux pays voisins à son sujet. Or autant l'appartenance à l'Argentine de Carlos Gardel ne fait aucun doute au regard des Argentins puisqu'il y a toujours vécu à Buenos Aires, même s'il n'y est pas né, ce qui n'est pas de nature à gêner les Argentins, qui se savent descendants des bateaux, selon une bonne et fameuse blague mexicaine (1). En revanche, l'appartenance à la nation uruguayenne de Carlos Gardel ne peut s'expliquer que s'il est né sur le sol national, car Carlos Gardel n'a que passé fort peu de temps en Uruguay, il n'y a pas été à l'école, il n'y a pas fait ses débuts, il n'y a pratiquement jamais enregistré. Il y a passé quelques vacances, comme le faisaient déjà de nombreux Argentins aisés, et y a donné quelques concerts. Or Carlos Gardel, pour des raisons que j'ai expliquées dans Barrio de Tango (le livre), portait à sa mort des papiers officiels le faisant naître à Tacuarembo, une ville située au nord de l'Uruguay, vers la frontière avec le Brésil. Les Uruguayens s'attachent donc à cette indication et n'en démordront pas, quoi qu'en disent les Argentins. La chose est pourtant fort peu documentée. On a bien trouvé un jour un acte de naissance qui parle d'un certain Carlos Gardel mais les données qu'il comporte ne collent pas avec celles du passeport. Cela n'empêche pas Tacuarembo d'organiser tous les ans un festival de tango en hommage à l'artiste et d'exhiber avec fierté la maison natale du Zorzal, que les Urugayens disent Oriental tandis que les Argentins le préfèrent Criollo (2).
Cette volonté uruguayenne de s'approprier Carlos Gardel, alors que les preuves de sa naissance à Toulouse abondent et répondent à tous les critères de fiabilité acceptés par les historiens du monde entier, a l'art d'agacer souverainement les Argentins,qu'ils vivent au pays ou dans la diaspora, et laissent les Européens bouche-bée devant ce qu'ils voient comme une aberration des plus bizarres. Et pourtant, non, ce n'est pas une aberration, c'est la construction d'un mythe fondateur et le mythe fondateur n'a que faire de la vraisemblance méthodologique de l'historien. C'est bien autre chose qui se joue ici, qui dépasse la rationalité individuelle pour rejoindre la pensée magique la plus authentiquement humanisante, celle qui soude les hommes entre eux pour se construire ensemble un avenir fondé sur un passé reconnu par tous (et peu importe qu'il soit la vérité historique. Mieux vaut qu'il n'ait rien à voir avec elle d'ailleurs). Acceptons donc une fois pour toute qu'il y ait deux Gardel, un pour les Uruguayens et un autre pour les Argentins et le reste du monde. Et visitons avec respect la maison natale de Carlos Gardel à Tacuarembo après ou avant de nous recueillir devant la plaque commémorative que la municipalité de Toulouse a fait apposer sur le mur de la maison de la rue du Canon d'Arcole où il a passé les premiers mois de sa vie (3).
Et maintenant, continuons notre promenade au soleil. En plein hiver septentrional, ça va nous faire du bien !
Tango et cinéma en Uruguay
La chanteuse et actrice Libertad Lamarque
Una orquesta típica
(1) Les Mexicains descendants des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins des bateaux.
(2) El Zorzal Criollo, le zorzal sud-amércain. El Zorzal Oriental, le zorzal uruguayen. Le zorzal est un petit passereau réputé pour son chant et qui sert, comme le rossignol sous nos latitudes, à désigner les bons chanteurs. C'est notre grive musicienne.
(3) La question est si délicate que Horacio Ferrer, qui est né en Uruguay et a donc la nationalité uruguayenne, mais dont la mère était était argentine et qui se sent donc Argentin de naissance, nationalité qu'il a acquise en 1984 par naturalisation, parvient à ne jamais se prononcer sur ce point. Voir à ce sujet sa très belle Fábula para Gardel (musique de Astor Piazzolla), que j'ai traduite dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, Supplément 2010 de la revue Triages, Tarabuste Editions.
(3) La question est si délicate que Horacio Ferrer, qui est né en Uruguay et a donc la nationalité uruguayenne, mais dont la mère était était argentine et qui se sent donc Argentin de naissance, nationalité qu'il a acquise en 1984 par naturalisation, parvient à ne jamais se prononcer sur ce point. Voir à ce sujet sa très belle Fábula para Gardel (musique de Astor Piazzolla), que j'ai traduite dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, Supplément 2010 de la revue Triages, Tarabuste Editions.